Black Lives Matter france george floyd
Photos de Vincent Vallon
Société

« On est là aujourd’hui parce qu’on en a marre, tout simplement »

On a discuté avec ceux qui étaient réunis devant le tribunal de grande instance de Paris à l'initiative du comité de soutien à la famille d’Adama Traoré.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Pierre Longeray
Paris, FR

Vers 17 heures, alors que les forces de l’ordre commencent à bloquer la circulation aux abords de la Porte de Clichy, des grappes de manifestants convergent vers le tribunal de grande instance (TGI) de Paris et la « manifestation interdite ». Ce mardi 2 juin, devant le bâtiment de verre qui reflète avec vigueur les rayons d’un soleil de plomb, ils sont déjà une centaine à avoir répondu à l'appel d'Assa Traoré à se rassembler pour réclamer justice et rappeler qu'en France aussi, la police tue.

Publicité

Assa Traoré a bien failli ne pas être présente, la faute à une visite surprise des forces de l'ordre à son domicile (qu’elle avait déjà quitté). Une pression qui vient s'ajouter à la décision du préfet de police de Paris, Didier Lallement, d’interdire la manifestation en invoquant l'état d'urgence sanitaire. Un procédé classique qui ne laisse que trop peu de temps aux organisateurs pour déposer un possible recours. Malgré cet éventail dissuasif, Assa Traoré a tenu à ce que le rassemblement soit maintenu.

Sur le parvis du TGI, elle organise même une conférence de presse sauvage devant laquelle se massent plusieurs centaines de personnes, pancartes brandies, lèvres serrées, instant solennel pendant lequel aucun chant ne résonne et tous tentent d'attraper une bribe de ce qu'il se raconte. Pour Assa Traoré, les circonstances de la mort de son frère Adama ressemblent à s’y méprendre à celles du meurtre de George Floyd de l’autre côté de l’Atlantique, le 25 mai à Minneapolis. « La France s’indigne de la mort de Floyd tué exactement de la même façon qu’Adama Traoré. Ils ont eu les mêmes derniers mots : "Je ne peux plus respirer", déclare la porte-parole du collectif Adama. Aujourd'hui, ce n'est plus que le combat de la famille Traoré, c'est votre combat à vous tous. » Un combat qui trouve un écho puisque des milliers de soutiens ont progressivement rejoint l'esplanade du TGI, s'écoulant dans les rues adjacentes. La préfecture a d'ailleurs annoncé 20 000 participants, un chiffre probablement sous-estimé vu l’impressionnante foule présente.

Publicité

Au moment où le rassemblement débute, la famille d’Adama Traoré reçoit une autre nouvelle encourageante : une contre-expertise réalisée à leur demande affirme que la mort du jeune homme de 24 ans était due au « placage ventral » réalisé par les trois gendarmes présents lors de son interpellation en 2016. Une étape de plus dans ce triste ping-pong médico-légal, le dernier rapport venant contredire une expertise médicale rendue public la semaine dernière – critiquée par la famille – exonère la responsabilité des forces de l'ordre.

Suite aux manifestations contre les violences policières survenues aux États-Unis après la mort de George Floyd, le rassemblement pour Adama vient rappeler qu’en France aussi, ce fléau subsiste. On est donc allé discuter avec ceux qui avaient fait le déplacement devant le TGI pour écouter ce qu’ils avaient à dire.

Tayo

1591173650533-rsz_21

Pourquoi est-ce important pour toi d’être là ce soir ?
Je suis ici pour réclamer la justice. On en a assez des violences contre les noirs. On est fatigué. Ce qui s’est passé avec Adama Traoré fait encore mal au cœur. Je ne suis pas souvent dans ce genre d’événements mais c’est une cause vraiment importante. Quand j’ai appris que la manif’ était interdite, ça m’a donné encore plus envie de venir. On ne peut pas laisser la sœur d’Adama Traoré seule dans son combat alors que des gens souffrent. Moi j’ai des potes qui ont été témoins de violences policières par le passé et je pense qu’on n’en parle pas assez. Avec ce qu’il se passe aujourd’hui, j’espère qu’on va enfin nous entendre. Je pense que c’est une des solutions pour que les mentalités évoluent. On ne demande pas grand-chose. On n’appelle pas à la violence. On est grave calme. On est juste là pour que justice soit rendue. On en a besoin. On est dans un pays où tout le monde devrait être à égalité.

Publicité

Susie

1591174547158-rsz_12

Pourquoi est-ce important pour toi d’être là ce soir ?
On est là aujourd’hui parce qu’on en a marre, tout simplement. Marre de ce qui se passe. Marre de voir que ça fait des siècles qu’on se bat contre le racisme et que rien n’a changé. Les noirs ne se font pas tuer par la police qu’aux États-Unis. Même si la manif est interdite, on s’en fiche. C’est interdit de tuer et pourtant, on est là pour une raison non ? On va continuer à se battre jusqu’à ce que ça cesse. J’ai déjà manifesté pour plusieurs causes, notamment contre la loi Travail mais là, j’ai fait le déplacement depuis Le Havre exprès parce que ça me tenait vraiment à cœur d’être présente.

« Même si je n’ai pas été victime de racisme ou de violences policières, je sais que ma famille ou mon entourage peuvent être une cible. C’est aussi pour eux que je me bats »

Comment tu vois la situation évoluer ?
Certaines personnes vont dire que la violence n’est pas la solution mais elle l’est. Les noirs se sont toujours battus et continueront de se battre. Il y a déjà eu des morts de violence policières dans ma ville comme Abdoulaye Camara [en 2014, NDLR]. Là c’est pacifique mais on sait que le vent va tourner et que ça va devenir violent. À ce moment-là, on devra répondre. Il n’y a pas de raison qu’on meure sans bruit. Si on doit être violent, on le sera. Et on va l’être. Moi, j’habite dans une petite ville et je suis métis, donc j’ai beaucoup plus de privilèges que les noirs qui ont la peau plus foncée que la mienne. Mais même si je n’ai pas été victime de racisme ou de violences policières, je sais que ma famille ou mon entourage peuvent être une cible. C’est aussi pour eux que je me bats.

Publicité

Kevis

1591174575653-rsz_4bis

Pourquoi est-ce important pour toi d’être là ce soir ?
Aujourd’hui, on est là pour faire du bruit et se faire entendre. On ne demande rien d’autre que l’égalité et la justice. On ne veut pas de privilèges. On ne veut pas d’avantages. On ne fait pas l’aumône. On veut juste la liberté et l’égalité de tous. C’est un beau message parce que je vois toutes les couleurs aujourd’hui. Il n’y a pas les blacks, les blancs, les beurs ou les chinois d’un côté. On est tous là, un seul peuple contre l’injustice. Ça me rend heureux.

Tu es un habitué des manifs ?
J’en ai fait quelques-unes dans ma vie, comme celle pour le droit du travail. Mais aujourd’hui, c’est vraiment l’accumulation qui fait que je suis là. Trop, c’est trop. Avec mon frère on vient de Mantes-la-Jolie, on s’est fait 2 heures de route pour venir. On voulait vraiment exprimer notre ras-le-bol. Être là pour tous les Adama Traoré.

« C’est comme si je devais fournir trois fois plus d’efforts pour être accepté, par mon discours, mes gestes. Il faut que je fasse constamment mes preuves, montrer que je sais faire mon métier »

Comment tu vois la situation évoluer ?
Moi, je suis passionné d’histoire donc j’ai suivi un peu le combat de toutes ces personnalités blacks qui se sont battues pour leurs droits. Prends Lamine Senghor, sa lutte date déjà de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose qui a avancé mais je reste optimiste. Ce pas grand-chose veut dire que ça avance, même si c’est beaucoup trop lentement. Je pense que la mobilisation servira de porte-voix. Il faut se faire entendre. Hurler le plus fort possible. Piller Louis Vuitton ne ramènera pas nos frères mais, même si je suis contre toutes les violences, il n’y a que Jésus qui tendait l’autre joue quand on le frappait.

Publicité

Et ton cas perso ?
Je suis victime de racisme tous les jours. Je travaille pour une marque de luxe et je fais des costumes sur mesure. Je suis responsable de mon secteur et chaque fois que j’arrive à des réunions, je vois le visage de mes interlocuteurs se décomposer. C’est comme si je devais fournir trois fois plus d’efforts pour être accepté, par mon discours, mes gestes. Il faut que je fasse constamment mes preuves, montrer que je sais faire mon métier. La semaine dernière, en sortant de la maison avec mes enfants, j’ai remarqué que quelqu’un avait écrit « Les cacas » sur le pare-brise de ma bagnole. Le premier réflexe avec ma femme, ça a été de rigoler. Comment un mec peut sortir de chez lui et se dire « Ah bah ça, c’est la voiture des blacks, je vais écrire "Les cacas" dessus ». On est sur une autre planète. Délire complet.

Abdellah

1591174614324-rsz_5

Pourquoi est-ce important pour toi d’être là ce soir ?
Je suis aux côtés d’Assa Traoré depuis le début. Je n’ai pas tout le temps été là mais dès que je pouvais et que l’événement s’y prêtait. Aujourd’hui, la manifestation tombe en corrélation avec ce qui s’est passé aux États-Unis, le mouvement social né du décès de George Floyd dans les mêmes conditions tragiques qu'Adama Traoré. Il y a aussi la sortie d’un rapport qui invalide les précédents et exonère les policiers alors qu’au même moment, Le Parisien en publie un nouveau, réalisé par un médecin légiste, qui incrimine bien les forces de l’ordre en faisant le lien direct entre la pratique policière et la mort d’Adama. Est-ce que je pense que la situation peut évoluer positivement ? J’ai envie d’y croire. Il y a un dicton qui dit que si tout le monde apporte une goutte d’eau, la piscine se remplit plus vite.

Publicité

Aurélien et Héloïse

1591174639959-rsz_6

Pourquoi est-ce important pour vous d’être là ce soir ?
On s’est dit que ce qu’il se passe aux États-Unis a lieu ici aussi. On sait qu’en France les violences policières existent et ont toujours existé. Peut-être qu’on le voit moins, que c’est moins médiatisé mais il y a des preuves irréfutables. On ne peut plus passer à côté. C’est un devoir d’être là aujourd’hui. C’est la plus belle façon de montrer notre respect et notre soutien à une population qui souffre injustement. C’est impressionnant de voir tout ce monde. J’ai fait ma première manif anti-FN quand j’avais 15 ans. Juste avant le confinement, je suis allé gueuler contre le 49.3. Mais je n’en fais pas beaucoup. Je préfère me réserver pour les gros rassemblements.

Est-ce que vous connaissiez le combat d’Assa Traoré ?
On avait suivi le combat d’Assa de loin. Ça fait quelques années déjà qu’il dure. Là, j’ai l’impression d'en prendre vraiment conscience. Quand tu vois ce qu’il se passe ailleurs, c’est impressionnant de se dire que c’est arrivé aussi ici. Et l’idée c’est de manifester pour que ça ne soit plus le cas.

Dylan

1591174669896-rsz_7

Pourquoi est-ce important d’être là ce soir ?
Je suis là aujourd’hui pour m’élever contre toutes les injustices. Je suis content de voir qu’enfin les gens se bougent. Sur les réseaux, ça parle beaucoup, mais c’est vrai que les gens ne sortent pas forcément. Ces derniers jours, j’ai vu les appels [lancés par Assa Traoré] pour venir se rassembler ici devant le tribunal. Je me suis rapidement dit qu’il fallait que je vienne pour apporter mon soutien. Pour que ce soutien soit physique.

Publicité

Étais-tu déjà venu à des manifestations pour Adama ?
Je ne vais pas te mentir. Non, je n’étais jamais venu. Mais là, il y a un ras-le-bol général, bien que les violences de ce type durent depuis maintenant un bon moment. Avant, j’étais assez énervé, je passais pas mal de temps sur les réseaux, puis je me suis un peu calmé. Là j’ai vu que les gens sortaient en fait, qu’ils ne s’en tenaient pas aux réseaux. Du coup, je me suis dit que moi aussi je devais sortir. Puis, ce qu’il s’est passé aux États-Unis [la mort de George Floyd] est venu s’ajouter à tout cela. Quand on voit les images, on comprend tout de suite… Mais bon, cela serait aussi bien que l’on s’occupe de ce qui se passe en France.

C’est vrai que les Français ont semblé très choqués par ce qu’il s’est passé aux États-Unis – à juste titre – mais il se passe sensiblement la même chose ici, depuis un paquet d’années…
Oui, et puis cela ne s’arrête pas. Au début du confinement, il y a eu ce jeune percuté en scooter. Cela m’avait choqué et énervé. Enfin, je dois bien admettre que je suis vraiment content que l’on se retrouve, tous ensemble. Qu’enfin, les gens soient sortis. Donc, maintenant, quand il y aura des rassemblements de ce type, je viendrai. C’est comme un déclic.

Madly et Shanesia

1591174696714-rsz_8bis

Vous étiez déjà venues à une manifestation pour Adama Traoré, ou bien c’est une première ?
Madly : C’est la première fois que je viens à une manifestation pour Adama. Il y en avait une de programmée avant le confinement, je comptais y aller mais elle avait été annulée à cause du Covid.

Publicité

Shanesia : Pour moi aussi c’est la première fois. C’est même ma première manifestation, je n’avais jamais fait une marche ou un rassemblement comme celui-ci.

Comment vous en êtes venues à connaître l’histoire d’Adama Traoré ?
Madly : L’année dernière avant de partir en vacances, j’avais acheté les deux bouquins d’Assa Traoré [Lettre à Adama et Le combat Adama, NDLR]. J’ai eu l’occasion de les lire, et cela m’a vraiment rapprochée de l’histoire d’Adama. Mais pas seulement la sienne. Aussi celles de Zyed et Bouna par exemple. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’être militante.

« C’est très beau de voir une femme noire d’origine malienne se battre malgré tout l’acharnement qu’il y a sur elle »

Shanesia : Moi, je n’ai pas lu les livres, mais Madly m’en a beaucoup parlé. Je pense que c’était important de venir pour défendre une cause comme celle-ci. C’est bien d’en parler sur les réseaux, mais à un moment, il faut avoir une présence physique et montrer que l’on soutient la cause. Ce n’est pas suffisant de poster des trucs.

Vous ressentez quoi en voyant qu’autant de monde a répondu à l’appel ?
Madly : C’est la première fois que je fais une manifestation massive comme celle-ci. C’est beau de voir autant de monde pour une même cause. On espère maintenant que les choses vont avancer d’ici quelques années et qu’on est en train de faire un pas en avant. On a la chance d’avoir Assa qui se bat depuis 2016. C’est très beau de voir une femme noire d’origine malienne se battre malgré tout l’acharnement qu’il y a sur elle. Même aujourd’hui, ils ont essayé de la bloquer pour qu’elle ne puisse pas mettre en oeuvre la manifestation. Elle se bat, elle est bien entourée. Cela fait chaud au cœur, puis on espère que cette marche va rentrer dans l’histoire.

Publicité

Shanesia : C’est vrai qu’on a le sentiment de vivre un moment d’histoire.

Madly : On espère que nos enfants et nos petits-enfants étudieront ce moment.

Shanesia : Et on espère surtout qu’eux n’auront pas besoin de faire des marches comme celle-ci.

Perle

1591174724976-rsz_9

Pourquoi est-ce important pour toi d’être là ce soir ?
J’aime pas répondre à ce genre de questions. Je suis là parce que ce n’est pas normal ce qu’il se passe. Ce n’est pas normal qu’on bute des noirs dans l’indifférence totale en fait. Ce n'est pas normal que les blancs ne nous soutiennent pas. Et ce n’est pas normal aussi que sur les réseaux, il y ait soudain un tel essor alors que ça dure depuis la nuit des temps. Je suis là parce que ce n’est pas normal et parce que je m’indigne depuis des années. C’est tout.

Tu as réagi comment à l'annonce de l'interdiction de la manif ?
Je savais que ça allait arriver. Mais quoi qu'il arrive j’allais être là. De toute manière je m’en fous. Rien à battre. Avant, je ne considérais pas que j’avais un profil militant mais, dû à ma couleur de peau et au fait que je sois une femme noire, darkskin, je suis obligée d’être militante. Comment je fais sinon pour qu’on me respecte ? Je suis militante mais ce n’est pas un choix. Il y en a qui ont le choix. Pas moi.

Et oui, j’ai subi du racisme. Regarde moi. Je pense que la prise de conscience, elle n’est pas là. Là je pense que c’est un effet de mode. On arrivera à se battre entre nous, entre personnes noires, mais pour l’instant, j'ai l'impression que les gens ne comprennent pas. C’est cool de se sentir soutenu mais est-ce que c’est du vrai soutien avec une réelle remise en question ? Je ne sais pas.

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.