comment télétravailler avec son partenaire
Life

Ton mec en mode télétravail

Il est en pleine visioconférence d’une heure avec le département marketing à la recherche d’une nouvelle stratégie digitale pour la boîte.
Phoebe Hurst
London, GB
EB
illustrations Esme Blegvad

La France est confinée depuis 3 semaines, le Royaume-Uni depuis deux semaines seulement, mais il est clair que la pandémie de coronavirus a déjà radicalement changé nos vies. Depuis que des millions de personnes sont confinées pour tenter d’enrayer la progression de la pire catastrophe sanitaire depuis des décennies, les supermarchés sont à court de papier toilette et de pâtes, on a tous oublié ce que ça faisait que de porter un « jean » et les rues sont (quasiment) vides. En résumé : le coronavirus fait peur et ses répercussions politiques et économiques vont se faire sentir dans les années à venir.

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Mais il y a une autre conséquence de la pandémie, moins visible au premier abord. On la trouve dans les foyers des femmes hétérosexuelles. Alors que le virus force les employés de bureau qui le peuvent à faire du télétravail, de pauvres femmes se retrouvent contraintes à partager le wifi bancal de la maison avec un spectre oppressant qui ne sait visiblement pas comment désactiver le son de ses notifications Google Hangouts.

Airpods dans les oreilles, il traverse la pièce avec son carnet Moleskine d’une main, son MacBook Air en équilibre dans l’autre. Il est en pleine visioconférence d’une heure avec le département marketing à la recherche d’une nouvelle stratégie digitale pour la boite. « Ouais », crie-t-il si fort que sa voix transperce votre casque et couvre votre playlist Youtube « Études/Relaxation/Détente Sons de la forêt tropicale ». La voix frappe à nouveau : « Mais revenons là dessus. Ouais, ouais, ouais, ouais. Nooon, mais carrément quoi ! ».

Voilà, c’est ton mec en mode télétravail et va falloir le supporter pendant au moins trois mois.

Il y a plusieurs types de « mec en mode télétravail ». Alors, il y a celui qui ne prend jamais son déjeuner après 12h37, ou se lève le matin pour une visioconférence avec son patron avant de s’affaler pendant huit heures sur le canapé, prenant une pause entre deux matches de FIFA pour partager une vidéo TikTok sur la messagerie Slack du boulot. Peut-être que le tien a décidé de porter un t-shirt de football vintage différent chaque jour. Ou alors, il ne s’est pas lavé depuis une semaine, et vient de t'envoyer un mail : « AVIS DE REUNION IMPORTANTE » (il veut une pipe ; il organise une réunion parce qu'il veut une pipe.) C’est la version « rebelle » de ton mec en mode télétravail. Il faut le choyer pour qu'il accepte de télécharger la dernière extension des Sims et qu’il te prépare sa dernière « innovation culinaire » : un dîner à base de gaufres aux pommes de terre et de haribos, parce qu’il n’y a plus de légumes sur Carrefour Livraisons.

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Et puis il y a l'autre genre – celui avec les Airpods. C'est un gaillard actif qui ne laissera pas un détail comme une pandémie planétaire mettre à mal ses prévisions KPI (Indicateur clé de performance) de la fin de l’année (quand vous vous êtes rencontrés, t'avais eu un pressentiment, mais c'est autre chose de l'entendre vraiment dire « allez, c'est parti mon kiki ! »). Ça, ou bien c'est un « créatif » – et son inspiration s'en trouve malmenée de devoir travailler depuis le salon commun, avant de se souvenir que, finalement, Ai Weiwei et Victor Hugo ont créé leurs plus grands chef d’œuvres en exil. Il pense profiter du confinement pour écrire un roman, mais n'a pas encore commencé puisqu'il vient de découvrir que toutes les saisons de Breaking Bad étaient sur Netflix.

L’attitude #objectifsprofessionnels de ton mec en mode télétravail avait un côté sexy sur Instagram et, après trois verres, t’irais même jusqu’à dire que son prototype d’appli avait l’air franchement intéressant (allez avoue, tu ne te voyais juste pas affronter l’apocalypse sans avoir quelqu’un pour te brouter à peu près régulièrement). Mais aujourd'hui, dans ce nouveau monde étrange où l'on fait la queue à l'extérieur puis à l'intérieur du Monop’ en se tenant à 1 mètre, quand il faut partager un lit-bureau avec un type dont on ignorait jusque là la personnalité au travail, la question se pose : c'est qui ce mec ?

La journée de ton mec en mode télétravail commence avec un café qui salira quatre tasses et le mousseur à lait Lavazza qu'il a commandé sur Amazon Prime avant qu'ils n'arrêtent de livrer les marchandises non essentielles. Cette passion pour les boissons chaudes est déroutante, puisqu'il oublie systématiquement que c'est son tour de préparer le thé de milieu d'après midi. A ce moment-là il a enfilé sa polaire super confortable et pris possession du petit bureau de la chambre, sautant d'un appel à un autre, durant lesquels il répète le mot « terrain » plus souvent que nécessaire et coupe la parole à ses collègues féminines à chaque occasion. Et tu en sais désormais plus sur la stratégie marketing de son entreprise que la plupart de ses managers vétérans.

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Entre midi et 16 heures, ton mec en mode télétravail passe en revue ses groupes WhatsApp et actualise la page de Libération, avant de lire les dernières nouvelles sur Popbitch. Après son troisième café, il balance une playlist de Ben UFO et se met à écrire frénétiquement, jurant après Keynote qui refuse d'importer la police d'écriture qu'il a choisie. La pauvre table IKEA qui te sers de bureau tremble violemment et tu estimes qu'il est l'heure d'arrêter pour aller s'enfermer dans la salle de bain et regarder les derniers mèmes sur la série Au royaume des fauves.

Dans un espace de travail, le mec en mode télétravail est roi. Lorsqu’il parle au téléphone, sa voix se dissout dans les feuilles du ficus et dans le béton peint en blanc de l'open space. Il discute en jargon managérial de la vente avec Marc et ils s'esclaffent sans déranger qui que ce soit dans la salle de repos. Il mange des plateaux de Planet sushi à son bureau ou travaille dans un Starbucks bondé où d’autres freelance font le même boucan que lui. Mais confiné entre les quatre murs d'un petit appartement ou d'une colocation, dans cette situation angoissante qui nous fait tous un peu péter un câble, ce n'est pas du tout le même animal. En gros, ton mec en mode télétravail s'est vu dans l’obligation de recréer son super bureau avec des boîtes empilées de Chocapic et ça le désespère.

Bien-sûr, quiconque a un travail et la santé durant cette crise devrait s’estimer heureux, même s’il est devenu le collègue de son partenaire sans crier garde. Sans compter qu'au moins, ton mec en mode télétravail respecte les recommandations des autorités sanitaires et RESTE CHEZ LUI, NOM D'UN CHIEN, plutôt que d'aller s'acheter une canette de Fanta à l'épicerie tous les quarts d'heure. Quand tu auras fini de bouillir intérieurement à propos du nombre d'appels que tu as été forcée d'écouter, dis-toi bien qu’au moins, toi, tu peux travailler tranquillement à la maison, contrairement au personnel soignant, aux employés du supermarché ou aux livreurs qui, eux, risquent leur santé tous les jours.

La crise du coronavirus a révélé des pratiques inhumaines du capitalisme. Certains employés sont forcés de travailler en milieu à risque, se voient refuser des congés maladie ou se font carrément virer. Les locataires se retrouvant sans emploi n'ont pratiquement aucun moyen de se défendre contre leurs propriétaires. Avec son jargon managérial et ses présentations de suivi budgétaire, ton mec en mode télétravail ne fait que jouer le rôle entrepreneurial que les dieux capitalistes lui ordonnent de jouer. Ce n'est pas de sa faute si notre société est si foireuse.

La crise du coronavirus est horrible et terrifiante, et un peu d'empathie ne ferait de mal à personne – même envers les hommes incapables de réguler le volume de leur voix en visioconférence. Mais je t'en prie, non, plus de « revenons sur ce point ».

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