vol à l'étalage en famille poussette
ILLUSTRATION : AGATHE DANANAÏ
Société

Ma mère m’a appris à voler (et ça en dit long sur notre société)

« Qu’est ce qui est le plus violent : voler un magasin ou devoir voler pour s’en sortir ? »
Matéo Vigné
Brussels, BE

On veut faire de la boxe comme maman, maîtriser le Go comme papa, avoir leur look, leurs goûts musicaux… Jusqu’à l’adolescence, notre construction sociale relève de la socialisation primaire, par laquelle on apprend à intérioriser tout un ensemble de normes et de valeurs. C’est essentiellement à travers la famille, notre seul monde existant quand on est gosse, qu’on construit notre identité sociale. Mais pour beaucoup, les crises successives, le manque d’accompagnement ou l’inaction des gouvernements ont contribué à la fragilisation de leur ménage. Et ç’a un impact sur la façon dont on se développe, dont on éduque ses enfants. 

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C’est le cas de Sandrine* (55 ans) qui plus jeune, avec un enfant en bas âge, a appris à sa fille, Léa* (30 ans), à voler pour s’en sortir. Aujourd’hui, les deux travaillent dans le social et, même si elles n’ont plus besoin du vol pour (sur)vivre, elles côtoient toujours cette réalité comme une violence du quotidien. Elles nous ont envoyé un DM sur Instagram pour raconter leur histoire, et on a ensuite discuté ensemble.

VICE : Salut, pourquoi vous avez cherché à nous contacter ?
Léa :
Quand j’ai vu passer sur Instagram votre article sur les raisons pour lesquelles les gens volent, j’ai voulu moi aussi raconter mon histoire. C’est quelque chose que j’ai jamais confié à personne, même mon compagnon n’est pas au courant. C’était l’occasion d’amener un peu de matière par rapport à ces situations et de casser les clichés sur les personnes qui volent dans les magasins. 

Le vol c’est quelque chose qui a toujours été une nécessité pour vous ?
Sandrine :
C’était un besoin, pas de la cleptomanie. C’était une question de nécessité par rapport à des moments de ma vie qui n’étaient pas faciles. J’estimais que c’était injuste que des personnes puissent vivre décemment alors que moi, j’arrivais pas à acheter des produits de première nécessité pour mes enfants. Je me suis donné bonne conscience en volant dans les grandes surfaces. Dans ma tête c’était : « Ils sont assurés, ils récupéreront leurs pertes assez facilement. » Puis d’une nécessité c’est devenu presque un jeu. 

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C’est devenu une nécessité quand vous avez eu vos enfants ?
Sandrine :
Oui, entre mes 25 et 30 ans. Le vol c’était surtout chez Carrefour : des vêtements de bébés, une poussette, du lait en poudre… Toujours au culot.

Vous vous souvenez du tout premier objet que vous avez volé dans votre vie ?
Léa :
Quand j’étais toute petite, j’ai volé une trousse de maquillage qui me faisait envie, dans un magasin, et ma mère m’avait réprimandée. Elle m’avait fait très peur en m’obligeant à la rendre auprès de la sécurité. Devant le personnel, elle avait menacé d’appeler la police, ça m’avait bien traumatisée.

Mais t’as recommencé.
Léa :
Y’a eu un switch. Il a fallu quelque temps avant que ma mère comprenne que j’avais bien intégré le fait que voler c’était mal, que c’était pas qu’un jeu. Puis quand ma sœur est née, j’avais 9 ans, on avait besoin du vol, du coup ma mère m’a impliquée dans ses combines.

« On n’avait pas le “profil de l’emploi” pour les types de la sécurité, on était juste une maman, une petite fille et une poussette avec un bébé dedans. »

Quand tu dis impliquer…
Léa :
Il y avait plusieurs techniques qu’on testait directement sur place. Je me souviens d’un des premiers coups, c’était dans un magasin de vêtements, on avait besoin de pantalons. Je partais en essayer trois et j’en prenais aucun. Ma mère les mettait autour de son bras puis elle enfilait son grand manteau pour cacher tout ça. Parfois, j’enfilais aussi des habits en-dessous de mes fringues, en cabine d’essayage, sans les remettre à leur place. On pouvait même cacher des linges sous le bébé dans la poussette sans que personne ne s’en rende compte. 

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Sandrine : Ça marchait à tous les coups. On devait rien surjouer, juste marcher doucement, passer par les portes principales du magasin et c’est tout. Un jeu d’enfant.

Léa : C’est triste à dire, mais on n’avait pas le « profil de l’emploi » pour les types de la sécurité, on était juste une maman, une petite fille et une poussette avec un bébé dedans. On sortait et ça passait. Je pense à d’autres personnes qui doivent voler et qui n’ont pas forcément le même physique que nous ; elles ont dix fois plus de risques de se faire contrôler, arrêter, emmerder. 

Ça s’est jamais mal passé alors ?
Léa :
Pour moi si. Je me suis déjà fait prendre assez salement mais, au poste de sécurité, on jouait toujours ce petit jeu du « good cop / bad cop » quand ma mère venait me chercher. Elle jouait la mère furieuse qui n’en revenait pas que sa fille ait volé.

Sandrine : Ce qui est marrant c’est qu’à ce moment-là, les vigiles attendent des parents ce genre d’attitude. Toujours la même rengaine : au début je la jouais cool, et c’est eux-mêmes qui me poussaient à l'engueuler en disant de trucs comme « Vous trouvez ça bien, ce que fait votre fille ? » ou « Vous devriez être plus sévère avec elle ». Du coup, je les laissais me faire la morale puis je devenais moi-même faussement énervée contre ma fille en la grondant excessivement avec des phrases toutes faites comme « Tu vas voir ce que tu vas voir quand on rentre à la maison » ou « Je vais le dire à ton père, il va être moins tendre avec toi ». Ça passait super bien, au final les vigiles avaient presque de la compassion pour elle. 

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Léa : Le fait de « jouer » la mère violente ça apaisait tout le monde, on savait que c’était du bluff et ça nous donnait un peu de répit vis-à-vis de la sécu.

C’est un secret que vous avez gardé entre mère et fille ?
Léa :
C’est pas quelque chose qu’on peut dire à tout le monde. Parce qu’il faut savoir que même si aujourd’hui j’ai arrêté, ma mère, elle, vole toujours.

Sandrine : Dans mon entourage, peu de gens osent en parler. Ils le font par nécessité essentiellement. Dans les magasins, ce qu’on vole le plus c’est le fromage et la viande. J’ai des amies qui travaillent dans des grandes surfaces et qui me racontent que ç’a beaucoup changé. Avant, c’était essentiellement du maquillage, des produits de rasage, des petites babioles qu’on peut pas forcément s’offrir. Aujourd’hui, c’est surtout des produits de première nécessité. Ça me rend triste, ça me rappelle l’époque où j’étais le plus dans le besoin. Quand j’ai volé cette poussette, c’est parce que j’en avais besoin. J’avais deux gosses sur le dos et pas de sous pour m’en payer une. Je le faisais parce que j’estimais que quelque part j’étais dans mon bon droit de le faire.

Toi quand t’étais petite, t’avais l’impression de faire quelque chose de mal quand tu volais ?
Léa :
Difficile de me souvenir vraiment de ce que j’avais dans la tête à ces moments-là. Mais une chose est sûre, c’est que le fait d’avoir l’autorité de ma mère qui planait constamment sur moi, je sais pas si ça rajoutait de la pression ou au contraire si ça légitimait la chose. Je me posais pas la question, c’était ce que je devais faire. En plus, c’était toujours à chaud, au moment de passer devant la caisse je devais vite mettre tel truc dans mon manteau, telle chose dans mon sac. J’avais pas le temps de réfléchir. Et puis, après coup, t’as cette redescente d'adrénaline. Je savais que c’était pas très bien, je devais pas le dire à l’école, ni à mon père, ni autour de moi… Je comprenais qu’il y avait quelque chose de secret autour de ça, quelque chose qu’on pouvait partager qu’entre nous. Mais c’était sans regrets. Je voyais bien que ma mère galérait. En grandissant, à l’adolescence, c’est devenu très pratique parce qu’il y avait plein de choses dont j’avais envie comme des vêtements de marque, du maquillage, des produits qu’on pouvait pas s’offrir avec notre situation. Du coup, je me servais. 

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« J’ai jamais eu le droit à des allocations majorées, j’ai pas eu un seul centime de pension alimentaire. Si son père était mort, on aurait au moins eu le droit à une prime orphelinat. »

Vous essayiez d’avoir les produits qu’on devrait pouvoir se permettre, c’est ça ?
Sandrine :
Là où je travaillais, ça m’arrivait d’entendre à la pause des conversations de femmes qui discutaient de leurs vacances, du fait qu’elles savaient pas si elles voulaient les prolonger ou pas, ou si c’était mieux la Grèce ou la Thaïlande. Entendre ça, alors que toi tu galères pour manger et habiller tes gosses, c’est une forme de violence. Grandir comme ça c’est de la violence. Je pose la question. Qu’est ce qui est le plus violent :, voler un magasin ou devoir voler pour s’en sortir ?

Léa : C’est un peu comme réclamer notre dû. Moi ça me faisait chier de voir à l’école, dans la même classe que moi, les petit·es bourges qui s’habillaient qu’en fringues de marque et qui se pavanaient devant nos yeux avec. Je voulais pas accepter le fait que je devais me contenter de moins que ça. Nous, le vol, ç’a vraiment participé à notre côté transfuge de classe. 

Sandrine : C’est sans regrets, parce qu’on n’aurait pas pu faire autrement. C’est inné chez moi. Je suis bipolaire, à l’époque j’étais pas soignée et ça m’aidait bien. Ça me donnait un culot fou pour faire tout ça, avec mes filles. En phase aiguë, t’es capable de beaucoup de choses. J'ai eu une enfance très difficile, on m’a privée de tout, même de manger, j’avais froid le soir… Je voulais pas que mes enfants vivent ça. Si j’avais dû tuer pour que mes enfants mangent, je l’aurais fait. Et c’est pas de l’égoïsme, sinon j’aurais demandé à mes gosses de piquer des choses qui n’étaient que pour moi, pas du lait en poudre, une poussette, des linges… C’était pour ma famille.

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Bien sûr, c’est pas facile…
Sandrine :
J’ai un voisin qu’est cocaïnomane, qui fume du crack, qui vole sa famille, qui vole ses ami·es et qui se fait souvent attraper. Là je pense qu’on est dans une différente réalité. Quand je vais au supermarché et que je vois un clochard alcoolique ou quelqu’un en manque qui vole de l’alcool, j’ai presque envie de le couvrir, l’attendre à la sortie et de discuter avec. Je suis personne pour juger. Le vol naît d’un besoin, sans juger le besoin. Les gens ne volent pas pour le plaisir, à part quand t’es clepto, et là on parle de trouble psychique. 

Si vous deviez analyser votre parcours, comment est-ce que vous voyez le fait d’avoir grandi avec tout ça ?
Léa :
J’ai deux enfants maintenant, et c’est hors de question qu’ils sachent ce que j’ai fait. Je suis pas dans le besoin, j’ai pas envie de les élever là-dedans. Par contre, je les éduque à l’indulgence vis-à-vis de tous ces comportements qu’on peut avoir dans cette société et qui sont réprouvés. Je pense que c’est important de comprendre que la vie n’est pas manichéenne, qu’il n’y a pas cette dualité gentil/méchant, que la vie n’est pas facile et que, souvent, on agit par nécessité.

Sandrine : La société ne répond pas aux besoins des gens, elle les laisse tomber. Et c’est de pire en pire. Je travaille dans le social, je vois des familles qui sont encore plus précarisées depuis le Covid. Si j’apprends un jour que ces gens volent tous les jours pour subvenir à leurs besoins, je trouverais ça normal. J’irais même plaider pour eux. La société n’a qu’à remplir son rôle aussi. Les Restos du cœur c’est bien joli, l’idée est belle, mais je suis désolée, c’est le rôle du gouvernement de se bouger, pas aux citoyen·nes. Si on m’avait considérée comme mère seule avec deux enfants à charge, sans père qui s’en occupe, ça aurait été mieux. Mais j’ai jamais eu le droit à des allocations majorées, j’ai pas eu un seul centime de pension alimentaire. Si son père était mort, on aurait au moins eu le droit à une prime orphelinat. Mes filles portent mon nom de famille, j’ai rien touché de la part du père et la société s’en fiche. Si c’est comme ça, j’estime que c’est légitime de rétablir ma propre justice. Dans une société défaillante, on fait notre propre redistribution, notre propre rééquilibrage.

*Noms d’emprunt

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