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Ça fait bientôt 30 ans qu’on empêche les rappeurs français de monter sur scène

Squats, lieu autogérés, café-concerts, salles privées, festivals, forêt de Brocéliande : en France, un concert peut se jouer dans plein d’endroits. Et parmi ces différents lieux dits de diffusion, les SMAC – pour Scènes de Musiques ACtuelles – s’imposent comme la version publique, officielle, lisse et clairement stickée « Avertissement Parental ».

Temps Machine à Tours, Moulin à Marseille, Paloma à Nîmes, Laiterie de Strasbourg ou Aéronef à Lille… Né en 1998, ce vaste réseau de salles publiques est issu d’un processus d’hybridation administrative long de près de 80 ans entre Front Populaire, mouvements de jeunesse CGTistes, maisons des jeunes sous Vichy, grandeur de Jack Lang et tournées provinciales de la Mano Negra. Vous êtes un jeune groupe ou label en plein lancement ? Vous souhaitez parler musique avec vos collectivités territoriales en 2016 ? Adressez-vous à votre SMAC, elle est là pour ça.

Sur le papier – à en-tête ministériel –, ça aurait presque pu marcher. L’idée d’un ensemble de salles, communautaires, locales et ultra professionnalisées, dédiées à l’accompagnement des « musiques actuelles ». Musiques actuelles, terme qui selon la terminologie administrative française en vigueur regroupe la chanson, le jazz, les musiques traditionnelles et du monde ainsi que les fameuses musiques amplifiées. Soit tous les genres musicaux.

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Sauf qu’il existe un genre musical qui n’a jamais pu croquer dans l’appétissant cake aux olives socialiste : le rap français. Depuis l’explosion de la scène nationale en 1990, les portes lui ont été systématiquement bloqués. Ou à peine entr’ouvertes. À quelques exceptions près, la programmation de véritable groupes ou artistes rap dans les salles institutionnelles a toujours été filtrée. Consciemment ou pas. Et je ne vous parle pas des ateliers d’écriture animés par un couple de slammeurs ou des conférences de blancs pour  « déjouer les particularités du hip hop », comme le proposait cette année la SMAC de Nîmes Paloma par exemple. Tout comme comme je ne vous parle pas d’ateliers de beatbox-garderie, tous les mercredis après-midi. Étonnant, alors que tout le monde sait que le rap domine tous les autres styles en France. Chez les moins de 25 ans, il est carrément sur-écouté.

Et lorsque que vous leur demandez pourquoi le concert Alpha Wann était leur seule date hip hop de l’année, la majeure partie des programmateurs de SMAC vous répondent : « attends, l’année dernière on a fait Oxmo Puccino et l’année d’avant on avait booké dälek ! » Quand on commence à creuser pour comprendre l’absence d’une vraie programmation rap, la réponse ne tarde pas à tomber : « à ce jour on n’a pas les moyens de sécuriser ce genre de programmation, transformer ma salle en Fort Alamo pour faire jouer Rohff, non merci », m’a-t-on déclaré dans une SMAC du grand ouest hexagonal. Tout est dit.

En général, les mecs les plus hip hop que vous trouverez dans une SMAC, c’est les mecs de la sécu. Sécu souvent recrutée dans la cité collée à la SMAC – qui se situe généralement loin du centre ville. Cité dont les habitants ne descendent que très rarement pour se rendre à la SMAC. Dommage, vu que c’était pourtant son rôle initial (*). Un contraste aberrant déjà évident il y a dix ans, quand Diam’s vendait plus d’albums que Carla Bruni. Aujourd’hui, elle se perpétue, alors que dans les charts, JUL et Soprano sont loin devant Céline Dion, et PNL défonce Phil Collins. Je suis allé demandé au programmateur de l’Affranchi comment cette reproduction sociale et ce mépris de classe musicale pouvait ainsi se répéter. Ouvert il y a vingt piges à Marseille avec un concert de 2Bal 2Neg’, l’Affranchi est une des deux SMAC de France spécialisée Rap, aux côtés du Tamanoir, situé dans la cité du Luth à Gennevillier.

« Beaucoup des programmateurs de SMAC françaises ne pineraient pas grand chose aux groupes qu’on programme, c’est clair. Au mieux, ils les bookeront deux ans plus tard », explique son Boss, Miloud Arab-Tani. Le fait que les programmateurs soient des quadras blancs issus du rock alterno est-elle la seule raison ? « La sociologie de ces directeurs artistiques en dirait effectivement long. Depuis son avènement hexagonal à la fin des 80’s, on est passé de “le Hip hop ce n’est pas de la musique” à une méconnaissance systématique de la scène rap dans les réseaux institutionnels. Autrement dit, JUL avait déjà accroché des millions de gamins avant qu’être identifié par les professionnels de la musique. Il y a une rupture évidente à ce niveau-là. Qui est d’ailleurs la même rupture que les politiques – en charge des questions culturelles ou non – perpétuent en continuant d’ignorer, voire de mépriser les aspirations de la jeunesse de France, et tout particulièrement de celle des quartiers populaires. Malheureusement, ces deux grilles se superposent tristement. »

Mais les artistes ont eux aussi leur part de responsabilité : « certains d’entre eux, beaucoup même au final, se sont volontairement sorti du champs strictement Rap français pour emprunter un chemin musical plus consensuel. Qui les a d’ailleurs (r)amené sur le chemin sagement balisé des SMAC ou des Zéniths de France, donc c’était pas si mal vu de leur part au final. »

L’effet Lipopette Bar quoi. « C’est ça. Des Hocus Pocus, des Nekfeu, des Orelsan, qui ont  rapidement poussé une musicalité finalement très variété, socialement plus acceptable pour l’industrie. Soprano le dit clairement, désormais il fait de la pop urbaine, et cette nouvelle direction a largement étendu le panel de son public habituel. Vers les gamins et les enfants certes, mais ça marche. Et puis, le mimétisme est vraiment intense entre les artistes français et les têtes de gondoles américaines (**)… Au final, pour les mecs qui veulent rester dans un geste ghetto ou une approche militante, les chemins sont sinueux. »

Lorsqu’ils ne mènent pas directement sur l’autoroute des chichas clubs ou du Guitoune à Hammamet par exemple, dont la programmation estivale est un putain de Hellfest du Rap Français.

« Mais tu sais qu’on galère pas mal face à ce genre de concurrence nous ! En vrai. L’Affranchi est une salle publique, où les les clopes ou les joints sont interdits, et les portes fermées à un heure et demie du matin. Pas simple dans ces conditions de tenir la dragée aux bars à chichas ou aux limonadiers qui bookent deux apparitions de Gradur dans la nuit, avec selfies garantis, où tu peux prendre ta bouteille de vodka, regarder les filles danser et fumer toute la nuit. D’autant que ces lieux vont cachetonner l’artiste quatre fois plus que nous. Dans la tête des rappers et des jeunes, le choix est vite fait. Après chacun son métier. Mais on a parfois du mal à fixer le public et faire passer le message aux jeunes face à cette machinerie. »

Et la machinerie se déploie actuellement sur la vieille ville de Marseille. Alonzo, JUL, Sch sont programmés coup sur coup dans les semaines à venir au Dôme, en attendant le concert de Soprano au Vélodrome à la rentrée 2017, succédant ainsi au show pyrotechnique d’AC/DC de mai dernier. « Au milieu des années 2000, si Diam’s et Rohff ont pu tourner sur d’importantes scènes, c’est uniquement parce que le tiroir-caisse s’est mis à se remplir, rien d’autre » rappelle Miloud.

Aux manettes des events marseillais, Adam Concerts, une boite de prod’ plus habituée à monter les spectacles Irish Celtic, Stars 80, Poney Passion ou les messes sataniques de Michel Sardou que les premières scènes de Ghetto Phénomène : « on s’est engagé sur ces dates comme pour n’importe quel autre spectacle, pas de particularité à relever franchement. Si ce n’est qu’au niveau communication, ces trois artistes et JUL en tout particulier, fonctionne de façon complètement autonome, avec d’énormes fanbases qui ont booké leurs places en un temps record, sans que nous n’ayons à bouger…  » explique-t-on en interne. « De toute façon, nous programmons les concerts selon ce qui tourne et ce qui marche, pas forcément par rapport au style de musique. »

Sauf qu’Sch n’est pas Fréro Delavega. Pour le moment, les mecs ont un pied dans la machine, vont-ils bloquer la portes pour laisser rentrer tout le monde ? Verdict le 26 novembre pour Alonzo, dimanche 18 décembre pour JUL et le 12 janvier pour SCH. Et rendez-vous début d’année prochaine pour le débrief.


Théo est sur Twitter.


* « Offrir un lieu de vie ouvert à la diversité de population locale, réaliser un projet d’éducation artistique […] à destination des publics empêchés, établir une politique tarifaire adaptée  » – extrait du cahier des missions et des charges pour les scènes de musiques actuelles, 31 août 2010.

** Allez sur Youtube, entrez le track U.S. de votre choix avec les mots Type Beat et vous obtiendrez For free le sample correspondant, libre de droit. La méthode a largement accéléré l’arrivée en France de la Trap, puis du Cloud Rap. PNL doivent beaucoup à ce procédé, ainsi qu’à l’univers vaporeux de Lil Durk et de son projet O.T.F. (pour Only The Family ). Kaaris s’y est récemment cassé les dents : comparez cette version à celle-ci . Les clips n’échappent pas à ce mimétisme, le succès d’ Anarchie de Sch devrait en vérité être crédité sur le compte d’un autre maigrichon tatoué : l’américain MGK, qui semblerait être l’ Alpha Omega originel.