Moi qui viens d’une région de France synonyme de bon vin et de gastronomie, travailler pour la firme de Ronald McDonald a d’abord été perçu comme une forme de traîtrise. C’est pourtant ce que j’ai fait, six ans durant, à mi-temps puis à temps plein.
Mon histoire, comme celle de beaucoup de mes collègues, est née de la rencontre entre le désir d’étudier et le besoin de gagner de l’argent pour vivre. Mon père était au chômage et j’estimais que mes parents avaient autre chose à faire que de me payer des études. Dans mon milieu, on s’arrêtait après le BEP ou un CAP – voire un Bac Pro, si l’on avait de la chance. Pour ma part, je souhaitais continuer.
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J’ai ainsi candidaté au Quick de Chalon-sur-Saône. Cette ville moyenne, connue pour l’autoroute A6 qui la borde ainsi que pour l’invention de la photographie, n’était pas du genre à proposer une manne de travaux intellectuels. Je savais que j’allais devoir déménager pour poursuivre mes études. J’avais plusieurs choix : appeler les retraités à la pause déjeuner pour leur vendre des alarmes ou des fenêtres, faire le cobaye humain pour essayer des médicaments en phase d’essai ou bien retourner des steaks dans des lieux de restauration rapide.
C’est cette dernière option que j’ai choisie. Je me souviens de mon premier jour : le manager, en chemise, arrive près d’un quart d’heure après que je me sois présenté pour l’entretien. Son badge, figurant son prénom, était mis bien en évidence sur sa chemise. Bonne ambiance me disais-je ; c’est un peu comme au lycée. Peine perdue : il était en réalité très froid, me posant chacune des questions de son questionnaire de recrutement. Exercice simple. J’ai ainsi répondu que la vie ne m’avait pas laissé de chance, mais que je croyais à la « valeur du travail ». Moi aussi je souhaitais devenir manager, car la gestion d’une équipe était une « expérience intéressante ». Une fois le questionnaire rempli, il m’apporta les contrats de travail et m’informa que je commençais le soir même. J’allais me faire la main avec ce que l’on nomme le rush du vendredi, la sacro-sainte période du 19-21 heures.
Arrivé près d’une demi-heure à l’avance, on me remit deux pantalons, deux t-shirts, un badge avec le logo Quick et « Clément » écrit dessus, ainsi qu’une paire de surchaussures. Ayant pointé avec ma carte portant un numéro attribué, je pus m’atteler à la fabrication des Giants. Une fois l’apprentissage de ce sandwich terminé, j’allais découvrir celui du Long Fish, du Quick’n Toast et autres joyeusetés. Quatre heures de shift passées, une cuve à frites nettoyée et on m’appela par mon prénom : « Clément, dehors. » Voilà, ma première journée chez Quick était finie.
Cette expérience chez Quick ne dura que deux mois mais me permit de postuler ensuite au McDonald’s de Vienne, au sud de Lyon, ce restaurant ayant la particularité d’être ouvert jusqu’à deux heures du matin. J’ai en conséquence eu la chance de vivre les rushs infernaux des soirs de matchs, mais aussi les injures, crachats et autres sermons de la clientèle. McDonald’s était un concept intéressant pour moi, qui étudiais alors dans le génie industriel. Tout est la propriété de McDo dans ses restaurants, de la cuve à frire les Nuggets aux clams servant à cuire les steaks. L’organisation y est méthodique : les employés travaillent en cadence sur une musique rythmée, fruit du partenariat NRJ by McDo.
Mis à part cette découverte de l’organisation du travail, je pus échanger avec mes collègues avec une liberté totale, tout étant organisé afin que chacun puisse se soumettre à une dévotion complète envers l’entreprise. De fait, nous mangions gratuitement ensemble dans la salle équipiers, faisions les open et close, et constituions un rempart commun à l’encontre des baisses de moral éventuelles. Beaucoup d’entre nous sont étudiants ou travailleurs précaires, en quête de jours meilleurs. C’est ainsi que j’ai pu découvrir le schéma type du salarié de chez McDonald’s : d’abord étudiant travaillant en parallèle de ses études, celui-ci se met en couple dans le courant de l’année, abandonne lesdites études très vite, afin de se consacrer à une « carrière » dans la restauration rapide. Maintes fois observé, maintes fois répété. Le temps passé à travailler en cuisine, au comptoir, au lobby, nous fait oublier que l’on délaisse tout le reste.
Pour ma part, je n’ai pas vu le temps passer. Mon environnement social s’est vite rétréci : « Ce soir je bosse, on se voit pus tard. » J’ai aussi oublié mes parents. De fait, je travaillais également les 24 et 31 décembre. Je laissais de bonne grâce ce jour off aux employés célibataires avec enfant. Je me souviens avoir passé mon réveillon de la nouvelle année chez moi, écroulé de fatigue, après plusieurs shifts de 8 à 9 heures de travail, ponctués d’une minuscule demi-heure de pause.
Évidemment, poursuivre mes études fut synonyme pour moi de continuation dans la restauration rapide. Lors de chaque déménagement pour mes études, je découvrais un nouvel environnement de travail. Même à l’étranger, mon McPassport en poche, je pus me faire embaucher sans problème – c’était plus ou moins déclaré. J’ai profité de ces expériences pour passer un CAP Agent polyvalent de restauration. Ma vie personnelle, sentimentale, tournait également autour de la restauration rapide : j’ai en effet entrepris de longues relations avec des employées qui, elles aussi, cumulaient études et travail. Comme moi, elles n’avaient pas le temps, ni l’argent, pour faire la tournée des bars.
Je me suis mis à carburer au Guronsan pour pouvoir tenir. Certains de mes collègues tapaient de la coke.
Puis j’ai été accepté en Math-spé à Dijon. J’ai ainsi fait partie des 1 % d’étudiants de classe prépa à travailler en plus de leurs cours, selon l’Observatoire de la vie étudiante. Je me suis mis à cumuler un contrat de 20 heures par semaine en tant que responsable de production chez KFC Dijon. Ce fut la fin définitive de mes nuits à peu près tranquilles et de mon insouciance : je me suis mis à carburer au Guronsan pour pouvoir tenir. Certains de mes collègues tapaient de la coke.
Plus tard, tandis que je travaillais à la fois en tant que technicien en recherche et développement dans la sidérurgie – pour 350 euros par mois – et dans un McDo du Creusot, je suis tombé sur mon boss de l’usine tandis que je passais mes soirées au Drive. Lui devait ramener à manger à ses enfants. Moi, je bossais. Je le voyais ainsi en costume, après le boulot, moi-même venant juste de l’ôter pour revêtir mon uniforme réglementaire. Il a prononcé, tout penaud, ces tristes paroles : « Clément, vous… Vous travaillez ici ? » Cette phrase reste encore gravée dans ma mémoire. Je fus incapable de lui rétorquer quoi que ce soit.
C’est là le drame de ces restaurants souvent situés dans des zones commerciales sans âme : on y retrouve une multitude de personnes qui travaillent pour le minimum légal, à temps partiel. Alors OK, c’est très bien que ce genre de travail existe. Cela permet à des étudiants de financer leurs études, à des personnes peu diplômées de retrouver un travail. Mais vraiment, est-ce qu’un jeune finançant ses études dans un tel cadre croit vraiment en l’humain après avoir servi des clients, bien souvent impolis, grossiers et surtout contents de vociférer sur des travailleurs exténués après une journée de boulot interminable ?
Aussi, les relations avec la direction étaient problématiques. Nous, employés – manager et équipiers – devions suivre la volonté des gens d’en haut, qui souvent, n’avaient jamais mis des frites à cuire de leur vie. Mais là encore, pas tous. J’ai en effet le souvenir d’avoir échangé avec de formidables personnes. C’est aussi ça la restauration rapide : une histoire d’hommes et de femmes, certains ayant un profond respect pour l’employé, d’autres une terrible aversion pour le petit peuple.
Je n’ai jamais été victime d’un abus d’autorité de la part de mes supérieurs. La raison en est simple : j’ai toujours eu de la gueule. Il était donc aisé pour moi de râler au moindre écart, notamment lorsque des managers peu consciencieux dépointaient les employés lors des fermetures nocturnes afin de gagner de l’argent – et donc de la visibilité pour évoluer dans la hiérarchie McDonald’s. Ainsi, peu importe si l’on avait pris le rush de la mort en raison du match de basket qui s’était terminé à 22 heures : il fallait assurer pour que tout soit nettoyé, rangé, épousseté à l’heure dite. Et comme dans bien des situations, les plannings étaient mal gérés. Ainsi, lorsqu’on assurait au client qu’il y aurait « un peu d’attente » parce que le 280 recette fromagère n’était pas prêt, c’était juste parce qu’il ne restait que Momo en cuisine, et que celui-ci devait gérer la ligne de production des Royal Cheese, Big Mac et 280 en même temps.
La réalité dans ce type d’emploi, c’est que l’on n’a qu’un droit : celui de fermer sa gueule, dixit le directeur d’un des restaurants où j’ai pu travailler.
Mais il ne faut trop l’ouvrir cependant. Là-bas, une rupture d’emploi est le signe d’un retour immédiat à la précarité. Ou au moins, à l’abandon des études, si gratifiantes, et seules permettant d’accéder à une carrière décente. Et les patrons le savent. Car la réalité dans ce type d’emploi, c’est que l’on n’a qu’un droit : celui de fermer sa gueule, dixit le directeur d’un des restaurants où j’ai pu travailler. L’autre réalité, c’est celle des alternatives à ce type d’emploi. Quoi faire d’autre qui permette de concilier études et travail scolaire ? Pas grand-chose, à vrai dire. Vous êtes toujours coincés.
Néanmoins, même si j’ai mis ma vie sur pause pendant ces années, il est impossible de souligner à quel point j’ai appris en travaillant dans la restauration rapide. Un coup de déodorant bon marché, une chemise, et j’étais déguisé en équipier, paré à déconner avec mes collègues, qui comme moi empestaient les McNuggets. Travailler chez Ronald m’a aussi permis de prendre de l’assurance. Vendre des Maxi Best Of au McDrive vous apprend à être concis, souriant et rapide. Cette expérience m’a servi dans le « vrai » monde du travail. De fait, placer ce petit paragraphe sur mon CV a intéressé bon nombre de recruteurs, tant il est de notoriété publique que rester là-bas sans péter un câble relève de l’exploit. Ou sans hurler parce qu’un mec mal embouché vient de vous insulter de « cas soc’ » pour lui avoir fait un peu trop attendre son Sprite.
Il faut dire néanmoins que j’ai encore une profonde sympathie pour d’autres clients, notamment ceux qui venaient nous demander, incrédules, si le fond du Big Mac ne contenait pas une pastille de quelque anti-vomitif. Ou mieux, si le Coca-Cola que l’on vendait était en poudre. Non, pas du tout. Le seul truc, sans surprise, c’est qu’au McDo tout est surgelé.
Après un Quick, six McDo et deux KFC, j’ai finalement terminé ma carrière en travaillant dans un dernier McDo à Angers, où je réside actuellement. Lors de ma dernière journée de travail, et pour éviter de me retrouver avec un seau d’huile usagée sur la tête comme la coutume l’exige, je n’avais rien dit à personne. J’ai donc posé mes tenues. J’ai accroché ma casquette et mon badge dans le bureau des managers, me suis retourné et ai prononcé ces dernières paroles : « À bientôt, et au revoir ! » Clap de fin.
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