Éliane Cheung, fille de restaurateurs d’origine chinoise et linguiste de formation, vient de publier un livre de recettes illustrées par ses soins : À la table d’une famille chinoise. Elle nous explique comment ce livre l’a aidée à redécouvrir sa famille et comment l’illustration culinaire a changé sa vie.
Tout a commencé en 2007. J’étais en fin de thèse, j’avais fait de longues études et je me rendais compte que le métier d’enseignant-chercheur, ça ne me disait pas trop. La motivation était partie en cours de route et j’avais vraiment besoin de me changer les idées. Je me suis mise à suivre pas mal de blogs de cuisine et j’ai eu envie de créer le mien.
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Dans la foulée, j’ai donc ouvert un blog sur lequel je postais des recettes presque tous les jours. À l’époque, la plupart des blogs communiquaient un peu de la même manière : avec du texte et des photos. J’avais envie de trouver un moyen de m’exprimer différemment et en 2009, j’ai pensé au dessin. Je dessinais beaucoup, depuis toute petite, mais je ne m’étais jamais dit que je pourrai un jour en faire ma profession – d’ailleurs à ce moment-là, ce n’était pas envisageable de faire des études d’art. Et puis un jour, je me suis lancée : j’ai repris les crayons de mon enfance et je me suis mise à poster des dessins pour illustrer mes recettes. Mes illustrations ont tout de suite plu. Deux ans plus tard, j’ai commencé à partager mon travail sur les réseaux sociaux et mes dessins ont commencé à pas mal tourner. Des gens sont tombés dessus et m’ont proposé d’illustrer des recettes avec des produits laitiers pour La Maison du Lait : c’est comme ça que j’ai décroché ma première commande rémunérée !
L’histoire de mon livre, quant à elle, commence en 2012. J’ai eu beaucoup de chance, c’est une maison d’éditions qui est venue directement à moi pour me proposer un projet de livre et mon idée de livre de recettes illustré sur la cuisine de ma famille a été tout de suite accepté. Les Éditions Alternatives avaient eu vent de mon travail par l’intermédiaire d’une autre illustratrice. À cette époque pourtant, je démarrais tout juste un boulot qui n’avait rien à voir – j’avais un CDI de linguiste dans une boîte d’informatique – et donc quand je reçois l’offre pour le bouquin, je suis enthousiaste, mais comme mon nouveau travail m’occupe entièrement, ce projet reste dans un coin de ma tête.
Mais un jour – ou plutôt une nuit – j’ai fait un cauchemar : j’ai rêvé que mon père mourait. Et ça m’a fait un déclic, je me suis dit qu’il fallait que je récolte les recettes de mes parents avant qu’il ne soit trop tard. Donc j’ai recontacté l’éditrice – qui était toujours partante – et on s’est mis au boulot. J’ai décidé que j’allais me plonger plus sérieusement dans la rédaction de ce livre qui rend hommage à ma famille. J’ai travaillé dur, il a fini par sortir et il a changé ma vie. J’ai eu cette chance inouïe de n’avoir eu à faire aucune démarche pour contacter des éditeurs, ça s’est fait dans l’autre sens.
Ma famille a reçu la sortie de mon bouquin comme quelque chose de très important et émouvant. Ce livre leur a permis de mieux comprendre ce que je faisais : j’avais enfin quelque chose à leur montrer pour leur dire « voilà, c’est ça mon travail ». Ma famille, c’est le fil rouge de ce livre, c’est vraiment sur eux que tout repose : je parle de leur travail au quotidien, de leurs recettes, de leurs plats. Bon, je dois dire qu’au départ, la recherche documentaire n’a pas été simple : aucune recette n’avait été mise à l’écrit, ni dans le restaurant qu’ils avaient tenu pendant trente ans, ni à la maison. Du coup, je venais avec ma balance, mon carnet et mon appareil photo et je devais peser leurs ingrédients, noter les étapes. Mes parents, ils font ça de tête, au feeling. Ça les embêtait que je les oblige à peser les ingrédients. Ils ne comprenaient pas pourquoi je voulais assister à toute la recette, des ingrédients bruts au service. Mon père, notamment, démarrait les préparations sans moi alors que je devais être présente dès le départ. Il a eu beaucoup de mal à comprendre ces exigences mais il a fini par s’y plier et ça s’est bien passé. Au final, ils sont très fiers du résultat !
Mais c’était aussi l’occasion pour moi d’en apprendre davantage sur ma famille. Je connaissais l’histoire de mes parents mais en grattant un peu plus loin pour les besoins du livre, j’ai découvert pas mal de détails sur leur vie. La famille du côté de mon père et du côté de ma mère vient du même coin du Jiangsu, dans le sud de la Chine. Du côté de ma mère, mes grands-parents ont déménagé à Hong-Kong et ma mère et ses frères et sœurs sont quasiment tous nés là-bas. Mon grand-père a ensuite déménagé en France pour y ouvrir un restaurant et ma mère a été la première à le rejoindre – elle avait une dizaine d’années à l’époque. Mon père est arrivé plus tard en France. Sa famille à lui vivait à la campagne et tout le monde était très pauvre. Mes grands-parents n’arrivaient pas à joindre les deux bout, alors mon père est parti assez jeune pour la ville afin de trouver un travail et subvenir aux besoins de sa famille.
C’est à la fin de son apprentissage de cuisinier que des connaissances lui ont proposé de venir en France pour travailler. Il savait qu’il pourrait mieux gagner sa vie en France qu’à Hong-Kong et évidemment, le choix s’est vite fait. Il est arrivé ici alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Il a commencé à bosser dans le restaurant de mon grand-père maternel et c’est là que mes parents se sont rencontrés. Ensuite, histoire classique : ils se sont mariés, ont eu des enfants et ils ont finalement ouvert un restaurant à eux dans le VIIIème arrondissement. Ils l’ont tenu pendant 30 ans jusqu’à leur retraite. C’est ce restaurant que j’ai connu toute mon enfance. J’ai vraiment baigné dans ce milieu toute une partie de ma vie – et c’est d’ailleurs pour ça que je ne voudrais pas travailler dans la restauration : j’ai trop pu constater les difficultés de ce métier. C’est un métier que j’admire mais que je ne ferai pas.
J’ai aussi réalisé que quand on a écrit un livre, les gens nous regardent autrement. En devenant « auteur », on est tout de suite pris au sérieux. Maintenant, j’essaye de vivre de mes illustrations mais ce n’est pas encore suffisant… Donc je me laisse encore une certaine période pour voir comment ça marche.
Je me rends compte qu’on fait des plans pour notre vie et qu’au final, ça ne sert à rien de se projeter trop loin car les choses ne se passent pas forcément comme prévu. Tenez, moi par exemple : j’ai passé mon enfance dans un restaurant, je voulais m’éloigner de ce milieu et j’ai fini par sortir… un livre de recettes. J’avais choisi d’être linguiste et finalement, avec mes illustrations, j’ai fini par réaliser un rêve d’enfant inavoué. Je prends les choses comme elles viennent.
Vous pouvez retrouver Éliane Cheung sur son blog ou sur son compte Instagram. Son livre, À la table d’une famille chinoise, est disponible dans toutes les bonnes librairies.
Propos rapportés par Lucie Cheyer. Certains passages ont été édités pour plus de clarté et de compréhension.