On imagine souvent que les chefs et leurs brigades sont les grands privilégiés du bien manger. Après tout, quelle autre profession sur Terre vous offre l’opportunité de combler quotidiennement votre faim par des plats et produits d’une qualité irréprochable ? Bande de veinards. Mais cette idée que les chefs mangent comme des rois relève un peu du fantasme, voire de la mythologie. Dans le monde de la restauration, après le service, la réalité est bien plus brutale : les chefs mangent n’importe quoi – comme tout le monde.
Car derrière le vernis d’une salle de restaurant et le dressage méticuleux d’une assiette, dans le chahut des fourneaux et des longues heures passées à expérimenter des combinaisons d’assaisonnement ou à goûter une sauce des dizaines de fois, la répétition des gestes et des goûts poussent davantage à la saturation et à l’écœurement. Il n’est donc pas rare que chefs, seconds, commis ou chefs de partie – y compris ceux qui se frottent à une cuisine des plus sophistiquées – se laissent aller, de temps à autre, à une alimentation plus simple et plus triviale une fois le rideau tombé. Une manière de couper avec la rigueur, les odeurs et les goûts avec lesquels ils cohabitent toute la journée. Et ainsi de rappeler à tout le monde qu’ils ne sont, après tout, que des humains comme les autres : en clair, des personnes qui prennent eux aussi beaucoup de plaisir à s’enfiler un plat sale, gras et peu recommandable.
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Qu’il s’agisse d’un grec-frites, d’une livraison de pizzas à domicile, d’un sachet de nouilles instantanées ou d’un bon vieux McDo : plusieurs chefs et petites mains de la restauration se sont livrés à MUNCHIES sur leurs plaisirs coupables nocturnes – et leurs entorses culinaires préférées.
Tatiana Levha, Cheffe au Servan (Paris)
« Il faut prévenir la faim et se caler, sans pour autant se péter le bide »
« Avant chaque service, avec le personnel, on mange beaucoup de fritures, de riz et des plats asiatiques. Il faut prévenir la faim et se caler, sans pour autant se péter le bide, et c’est compliqué quand tu manges juste des légumes ou des plats sans sauce. Aujourd’hui, avec l’âge, je mange beaucoup moins après les services. Y a un moment où tu peux plus et il faut que tu fasses plus attention. Mais à l’époque où je bossais à l’Arpège [restaurant étoilé d’Alain Passard], on [avec Bertrand Grébaut, son compagnon et chef du Septime] se faisait des trucs énormes en rentrant. Ça pouvait être des gros burgers comme des coquillettes au jambon. »
Balthazar Gonzalez, Chef à Bàcaro (Toulouse)
« J’ai un gros faible pour les nouilles chinoises instantanées – c’est réglé en deux minutes »
« Après avoir travaillé un même plat pendant quinze heures, tu finis par être un peu écœuré par ce que tu as devant les yeux. Tu as alors besoin d’un truc sale, simple, gras et un peu bourrin. Après un service, si je n’ai pas trop grignoté, je vais me préparer un truc très différent de ce que je sers au client. J’ai un gros faible pour les nouilles chinoises instantanées aux crevettes ou au poulet. C’est réglé en deux minutes, tu ajoutes un trait de sauce soja et ça coûte quasiment rien. Il m’arrive aussi parfois d’aller me chercher du houmous ou un bon sandwich en rentrant chez moi. En lendemain de gueule de bois, en revanche, ce sera plutôt des sushis ou une grosse pizza. »
Bérangère Pelissard et Carole Eckert, le Comptoir à manger (Strasbourg)
« On n’a pas envie de tout le temps réfléchir à ce que l’on mange »
« Ça nous arrive assez souvent de craquer après le service – surtout en milieu de semaine ou le samedi soir. On se rabat généralement vers une pide œuf et fromage du restaurant d’à côté. Elle est très bonne et l’on apprécie d’une manière un peu démesurée. Sinon, on va chez des copains qui ont des restaurants qui ferment tard, ou alors dans une petite winstub [restaurant traditionnel alsacien, N.D.L.R.] où l’on se fera un jarret ou une choucroute. Notre péché mignon, c’est le gros burger du samedi après-midi. Quand le livreur Deliveroo arrive, on a parfois honte d’ouvrir la porte et que des gens nous voient nous envoyer ça en pleine journée. Les gens s’imaginent qu’on mange tout le temps des bonnes choses, extrêmement raffinées, alors que c’est vraiment le cas pour moi. On n’a pas envie de tout le temps réfléchir à ce que l’on mange. Au final, aller au restaurant ça devient presque un boulot tellement tu as envie de tout décrypter. »
Vincent Bessy, Chef à Pancia (Paris)
« Manger quelque chose de sale après le service est quelque chose de très répandu dans la restauration »
« Je mange avant, pendant ou après le service. En fait, ça dépend pas mal du temps que j’ai devant moi. Et je mange essentiellement ce que l’on a en cuisine : des panzerotti ou alors des plats qu’on teste pour la nouvelle carte – en ce moment, c’est des pizzelle. Mais manger quelque chose de sale après le service est quelque chose de très répandu dans la restauration, surtout chez les plus jeunes. Derrière tout ça, il y a bien sûr l’idée de manger simple et de couper avec son taf, mais c’est aussi un choix par défaut. Quand tu sors d’un service à 1 heure du matin, tu ne peux plus aller au restaurant car tout est fermé. Il faut donc se rabattre sur des lieux qui ferment le plus tard, et c’est souvent un McDo ou un kebab. »
Agathe Baulu, Commise au Suquet de Sébastien Bras (Laguiole)
« Il s’agit parfois simplement de se remplir l’estomac »
« Lors de mon premier stage au restaurant Maaemo à Oslo, il restait souvent des petits pains et j’en mangeais six ou sept, tous les soirs, en rentrant chez moi. 420 en deux mois et demi, j’ai compté. Tous les samedis soir, on allait dans un fast food ouvert 24/24h… Mais devenir végétarienne a pas mal changé ma perception de la bouffe. J’aime trop me faire de bonnes choses à manger, c’est ma petite récompense. Après, il reste toujours des moments où je vais m’enfiler tout un paquet de chips. Je pense que les gens voient tous les cuisiniers comme des gens tellement passionnés qu’ils en oublient de dormir – et ça peut être le cas. Mais franchement, si après une journée de sept heures, les gens ont la flemme de faire à bouffer et se font des lasagnes surgelées, comment pouvez-vous imaginer qu’après quinze heures de taf, on rentre chez nous pour nous préparer des petits plats ? Impossible. Y en a bien qui profitent de leur jour de repos pour se cuisiner des plats pour la semaine qui suit… mais beaucoup finissent par aller au McDo, sans état d’âme. Il s’agit parfois simplement de se remplir l’estomac. »
Raquel Carena, Cheffe au Baratin (Paris)
« Un McDonald’s ou un kebab après le service… jamais ! »
« Après et avant le service, on mange tous ensemble. Et on mange la même chose que ce que l’on sert aux gens. On partage ce qui reste. Personne ne rentre chez lui et il est important pour moi de garder cet esprit de partage dans l’équipe. C’est d’ailleurs moi qui, le plus souvent, fais à manger pour le personnel. Mais un McDonald’s ou un kebab après le service… jamais ! Je trouve assez triste que l’on perde cette tradition de faire à manger au personnel. Après tout, c’est quand même le meilleur moyen de vérifier et de tester ce que l’on servira au client. »
Florent Ladeyn, Chef à L’Auberge du Vert Mont (Boeschepe) et Bloempot (Lille)
« Les gens ont parfois tendance à penser qu’on mange des Saint-Jacques à la truffe à longueur de journée, mais il faut bien avouer que ce n’est pas tout à fait ça »
« Quand t’es chef et que tu es habitué à manger des bons produits, tu auras moins tendance à te rabattre sur des trucs dégueulasses – ou alors si tu craques, tu le feras à 100 % et souvent avec beaucoup de plaisir. Les gens ont parfois tendance à penser qu’on mange des Saint-Jacques à la truffe à longueur de journée, mais il faut bien avouer que ce n’est pas tout à fait ça. Lorsque je passe devant une baraque à frite et que je suis un peu pressé, j’adore me taper un gros américain/fricadelle/sauce andalouse entre deux services. Tu t’arrêtes, c’est rapide, et puis c’est réglé. Mais il faut que cela reste occasionnel. La cuisine est un métier d’endurance mentale, mais aussi physique, et il faut savoir garder le rythme.
Pierre Bouko-Levy, Chef à Mulko (Paris)
« Dans ces moments-là, t’as juste besoin de manger et de te remplir le ventre. On a besoin de s’éclater les papilles »
« C’est dans les moments de “détresse” que je suis le plus enclin à me lâcher, c’est-à-dire en fin de service, quand je me rends compte que je suis affamé et que je n’ai pas fait de repas dans la journée. Le plus souvent, je file au McDo. Dans ces moments-là, t’as juste besoin de manger et de te remplir le ventre. On a besoin de s’éclater les papilles. Et je vais dire une chose horrible, mais McDo sait très bien y faire. On y revient toujours car McDo est toujours là, le soir, quand t’en as besoin. Quand je prends ma commande à emporter, j’essaie de pas me faire trop remarquer car, en tant que chef, je peux être reconnu. Y a un petit côté honteux, mais c’est parce que les gens ont parfois du mal à s’imaginer que les chefs puissent manger, eux aussi, de tels trucs. Il faut voir la tête des livreurs quand ils viennent t’apporter à manger dans ton propre restaurant… ils ne comprennent pas toujours. »
Romain Demeslay, Commis à La Piste (Rennes)
« Les kebabs, c’est fini, j’ai arrêté d’en manger »
« Mon péché mignon, c’est d’aller au marché pour me prendre un poulet rôti ou une galette-saucisse. Dès le matin, pour le petit-dèj, en attendant le repas du midi, ça tient bien au cœur. J’ai aussi un gros faible pour les McFlurry en rentrant du boulot. Je bois beaucoup de Coca – je m’interdis d’ailleurs d’en avoir à la maison –, mais un lendemain de taf ou après une soirée, y a rien de mieux pour se remettre en forme. Je craque de temps en temps, mais je mange quand même beaucoup mieux avec le temps, malgré des horaires pas faciles. Je préfère prendre le temps de me faire des bons trucs à bouffer plutôt que de me ruer vers un kebab. Les kebabs, d’ailleurs, c’est fini, j’ai arrêté d’en manger. »
Benjamin Schmitt, Chef au Dôme du Marais (Paris)
« Ce n’est pas parce qu’on sort des plats de ouf que, derrière, on a forcément envie de manger la même chose »
« Après les services, j’ai rarement faim. Je vais donc me rabattre sur une bouteille du vin avec du fromage avec ma copine. À vrai dire, je mange toujours un peu sale, surtout le week-end. À la maison, je vais me cuisiner des grosses pièces de viande avec des patates, ou alors des bonnes pâtes bien cuisinées. Il m’arrive aussi de bouffer à l’extérieur, mais le plus souvent des trucs de qualité, comme un burger au Ruisseau, un asiat’ à Belleville, une pizza chez Popine ou de la street-food chez Miznon. Quand j’étais plus jeune, je me suis vraiment lâché. Là où je vivais, à Ménilmontant, je me retrouvais vraiment souvent au milieu du carrefour où tu trouves des kebabs, un McDo et un KFC. Quand j’ai commencé au Meurice, je me souviens avoir été un peu choqué la première fois que les mecs avec qui je bossais m’ont dit “Viens, on va au McDo !”. Mais je comprends que cela surprenne les gens. On dit souvent que le cordonnier est toujours le plus mal chaussé. J’adore cette phrase, car ce n’est pas parce qu’on sort tous les jours des plats de ouf que, derrière, on a forcément envie de manger la même chose. Un cuisinier, souvent, cherche à manger simple. Et surtout ce dont il a envie. »
Quand il ne met pas les pieds dans le plat, Robin est sur Twitter.