La quarantaine à domicile ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. Déjà, la nature a repris ses droits, la plupart des restos capables de mettre en place de la vente à emporter ont rouvert leurs portes. Vous avez d’ailleurs décidé de soutenir ces initiatives pour faire vivre les petits commerces de quartier car que serait la France sans sa gastronomie, ses bistrots et ses étoilés ?
Pourtant, il y a quelques jours, le son de cloche était radicalement différent. Vous étiez cantonné chez vous et les adresses qui permettaient de vous sustenter se comptaient sur les doigts d’une main. Face à ce constat, vous étiez tendu, inquiet mais résolu : il allait falloir mettre la main à la pâte et se faire à bouffer. Même si vous étiez du genre assidu aux fourneaux avant le confinement, une batterie d’études lancées par les médias et les instituts de sondage ont montré que vous avez vachement plus cuisiné pendant la quarantaine et que le Covid-19 a pu, ponctuellement, bouleverser vos habitudes alimentaires.
Videos by VICE
En vrac : 29 % des Français interrogés ont cité la cuisine comme loisir pendant le confinement – derrière la télé et la « navigation sur Internet » (Odoxa-CGI), 43 % assurent avoir acheté plus de fruits et légumes de saison alors que 23 % se sont tournés vers les produits surgelés (YouGov), la moitié envisage sérieusement d’améliorer leur répertoire en apprenant à « cuisiner de nouveaux repas » (L’Observatoire Cetelem). Mardi 19 mai, c’est Santé publique France qui rentrait dans la danse en affirmant que 37 % d’entre vous cuisinent plus que d’habitude des plats maisons.
Que votre quarantaine ait ressemblé à une longue bacchanale inspirée de La Grande bouffe ou à la cure d’Abraracourcix dans Le Bouclier arverne, vous êtes forcément concerné par ces chiffres. Peut-être avez-vous réalisé une de ces assiettes d’asperges blanches/pesto ail des ours qui ont envahi les réseaux sociaux. Peut-être avez-vous refusé de toucher aux casseroles et ne vous êtes nourri que d’apéro zoom. Dans Physiologie du goût, Jean Anthelme Brillat-Savarin écrit : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ». Un vieil adage que l’on a décidé de reprendre à notre sauce. Voilà ce que les recettes que vous avez cuisinées pendant le confinement disent de vous.
Du pain
Clairement, vous ne faites pas partie des forces vives de la nation et vous avez beaucoup mais alors beaucoup trop de temps à perdre. Le pain fait maison est un peu l’équivalent d’un des chapitres du roman de confinement qu’est en train d’écrire Marie Darrieussecq : un luxe périphérique. Mauvaise nouvelle, même si vous avez collé des fruits secs à votre miche, elle ne forme pas l’équivalent d’un repas complet. Alors OK, il y a un truc fascinant à observer un levain naturel « prendre vie » et faire des bulles mais maintenant que vous l’avez baptisé et que vous l’avez inscrit sur Parcoursup, il serait peut-être temps d’aborder le vide affectif qui caractérise votre vie.
Tout ou presque a déjà été dit sur les gens qui ont fait du pain pendant la quarantaine mais personne n’a souligné la démarche profondément hypocrite qui consiste à usurper le noble taf de boulanger sans s’imposer le réveil à 4 heures du matin. Sachant qu’il y a aussi de fortes chances pour que vous soyez à l’origine de la pénurie de farine dans les rayons des supermarchés – après la miche classique, il a bien fallu faire celle au seigle, aux céréales et la pâte à pizza – ça serait juste sympa d’arrêter ou d’en faire votre métier.
Des pâtes
On dit souvent que la cuisine est un excellent moyen de lutter contre l’anxiété et le stress. Que c’est une activité vers laquelle les gens se tournent naturellement en temps de crise parce qu’elle apporte une sensation de maîtrise. Si faire à bouffer était un protocole de soins en cas de déprime, les pâtes seraient sûrement le Valium. Pendant le confinement, elles ont en tout cas incarné cette valeur refuge vers laquelle 100 % de la population s’est tournée, de l’étudiant survivaliste au patron du CAC 40. Question de budget ou de compétences, personne n’y a échappé.
Les pâtes sont cet éternel canevas que vous choisissez de remplir avec les ingrédients à votre disposition. C’est à ce moment qu’elles prennent l’identité de leur auteur. Vous êtes assez psychorigide pour porter le pseudo d’« ayatollah de la linguine » dans la conversation Whatsapp avec vos potes ? Vous les cuisinerez al dente avec des coques en hurlant qu’il faut absolument réserver l’eau de cuisson. Vous êtes plus souple ? Vous les mangerez avec un peu de ketchup et des miettes de Lay’s goût barbecue. Si vous ne vivez pas en colocation ou en concubinage avec des Italiens, la plupart des recettes n’auront nécessité aucune prise de tête. Mieux, les différentes formes – coquillettes, spaghetti, crozets – et sauces – soja, ketchup, bolo – auront permis de varier les plaisirs au quotidien.
Des fruits de mer
Vous êtes un entrepreneur autodidacte à succès mais vous préférez le terme « épicurieux ». Si le monde de l’entreprise vous a appris à aimer une chose, ce sont les nouveaux challenges. Ce qui vous différencie de la masse ? Vous n’avez pas peur de les relever. Pendant le confinement, entre deux réunions sur Zoom – concept sur lequel vous aviez travaillé il y a quelques années sans trouver de marché – vous avez décidé d’apprendre les arts de la table. Rien de plus simple puisque tout est disponible en open source sur la toile. Vous avez commencé par un banana bread pour amasser les calories et changer des bouteilles de FEED avant que votre hyperactivité ne vous pousse à aller vers les produits plus nobles que sont les fruits de mer.
« Bientôt, vous serez totalement incollable sur les saisons et refuserez de manger un légume sous blister. Vous êtes un reborn-mangeur sain »
Aujourd’hui, vous maîtrisez l’Ikejime et adorez comparer cette technique à une sorte de « rupture conventionnelle entre le poisson et la vie ». Vous avez hâte de l’utiliser sur vos futurs collaborateurs. Surtout, vous arrivez à faire complètement dégorger les palourdes ce qui est, de loin, votre plus bel exploit jusqu’au jour (très proche) où un business angel viendra soutenir votre projet de livraison à domicile de panier de crabes. Et oui, le confinement n’empêche pas de penser affaire !
Des plats étoilés
Vous êtes membre du personnel soignant. Vous êtes aussi un peu surpris que les gens aient pu penser que vous risquiez votre vie pour des applaudissements alors que c’était clairement pour les plats que 320 grands cuisiniers vous ont préparés tout au long du confinement. Bien sûr, vous avez été particulièrement touché par l’élan de solidarité des « gens normaux » qui vous ont encouragé depuis leur balcon mais, soyons honnêtes, ce n’est pas exactement ce qui allait mettre de l’huile dans le moteur. Le menu, qui variait légèrement en fonction de l’hôpital auquel vous étiez rattaché ; pâté en croûte de Guillaume Gomez pour Percy, œuf en chocolat de Cédric Grolet pour Cochin, a pu créer quelques remous au sein de l’AP-HP. Tout le monde s’est finalement rabiboché autour d’une idée commune : celle d’avoir été parmi les derniers à profiter des talents de certains chefs avant leur reconversion professionnelle – dans l’hypothèse que leur resto fait faillite cet été. Et ça, ça vaut toutes les médailles du monde.
Des légumes frais
Vous mangez des légumes frais et c’est déjà presque une prouesse en soi. D’ordinaire, vous ne cuisinez jamais, à peine si vous faites les courses. Et puis d’un coup, le confinement bouleversé votre vie, vous a poussé à prévoir vos sorties, donc vos achats et vos plats – vous êtes asthmatique et vous essayez de respecter scrupuleusement les gestes barrière sauf quand il s’agit de descendre acheter des clopes. Au fil de recherches, vous avez découvert que les légumes avaient la capacité de renforcer vos défenses immunitaires – notamment le brocoli. Vouloir prendre soin de son corps – même si vous continuez de boire, vous n’êtes pas non plus à une contradiction près – passe par une meilleure alimentation. Vous le répétez comme un mantra en remuant une poêlée de champignons.
Bientôt, vous serez totalement incollable sur les saisons et refuserez de manger un légume sous blister. Vous êtes un reborn-mangeur sain. Vous avez décidé de postuler pour faire la caisse de la coopérative en bas de chez vous un week-end sur deux en échange d’un panier de légumes moches – « Eux aussi ont le droit à une seconde chance ». Bémol, l’espèce de syndrome de Stockholm qui fait que vous commencez à entendre les carottes crier de douleur quand vous les faites rissoler.
Des cocktails
Vous avez décidé de suivre un régime un peu particulier : celui de la déglingue. Vous êtes persuadé d’être à l’origine du plus grand nombre de Skyp’éro (79). Avec un peu plus de détermination de la part de vos voisins, vous êtes certain que votre karaoké version balcon aurait déjà attiré l’attention de Nagui. Votre alimentation s’articule autour des horaires de picole : Bloody Mary et White Russian au réveil, Pastis le reste de la journée accompagné de planches de charcuterie, fromage ou mixte quand vous êtes déjà bourré au moment de leur confection, et shots à partir de 22 heures. Vous ne savez plus très bien si vous avez un taf ou si vous en cherchez un. Vous ne vous faites pas d’illusion même si vous avez pas mal menti sur votre CV – le « projet humanitaire » était en fait une année passée à se la coller dans les bars de Melbourne.
De toute façon, vos parents continuent de vous financer parce que ce n’est pas de votre faute si le coût de la vie augmente. Terrorisé par le confinement qui bouleverse votre rapport au monde, vous tentez de reproduire l’unique schéma qui vous rassure : celui d’un BDE d’école de commerce. Pour l’instant, c’est le seul truc qui vous maintient en vie.
Des surgelés
Un peu comme dans Yves, excellente comédie de Benoît Forgeard, vous avez profité du confinement pour établir une relation particulière avec un de vos appareils électroménagers. En l’occurrence, votre congélateur qui vous a permis de stocker tout ce que la planète compte de plats individuels préparés. Ce n’est pas une question d’effort mais d’humilité. Vous reconnaissez que vos talents en cuisine sont bien trop limités pour préparer une escalope de poulet à la crème. À la télévision, même quand l’ex de Sophie Marceau articule et y va doucement, vous avez du mal à suivre. Rien de grave. Quelque part, quelqu’un (humain ou robot) a confectionné pour vous le plat que vous vous apprêtez à enfourner ou micro-onder et c’est un geste que vous n’êtes pas près d’oublier.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.