Ce que les travailleuses du sexe voudraient que les féministes comprennent de leur métier

Le 11 avril 2018, Donald Trump signait FOSTA-SESTA, une loi qui élimine certaines des protections juridiques dont jouissent les propriétaires de plateformes utilisées par des travailleuses du sexe. Pour des célébrités comme Amy Schumer et Seth Myers, FOSTA-SESTA aiderait à prévenir le trafic sexuel. Mais pour les principales concernées, les travailleuses elles-mêmes, ça s’apparente plus à un arrêt de mort.

Au moment où l’actrice Stormy Daniels fait trembler plus que quiconque avant elle la présidence de Trump, ses collègues dans l’industrie du sexe se trouvent en danger, et personne n’en semble ému. Avant même que la loi ne soit entérinée par le président américain, la panique dans la communauté était tangible.

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Les ressources en ligne disparaissent

Craigslist a retiré la section de rencontres personnelles de son site. VerifyHim, un site de vérification pour les travailleuses du sexe soucieuses de leur sécurité, a partiellement fermé. Microsoft a averti que le langage offensant et le contenu inapproprié seraient bannis de Skype, un outil de communication parfois utilisé par les travailleuses du sexe pour des séances de conversation sexy. Backpage, un site d’annonces utilisé par des escortes du monde entier, a été fermé et saisi par le FBI, poursuivi non pas pour trafic sexuel, mais pour avoir facilité la prostitution et pour blanchiment d’argent. Ces deux chefs d’accusation ne nécessitaient même pas la loi FOSTA-SESTA pour être déposés.

Certaines femmes ont reçu de proxénètes des invitations à travailler pour eux, parce qu’elles auront désormais plus de difficultés à trouver des clients. Ces derniers se vantent maintenant de pouvoir faire tomber les prix des services sexuels, profitant de la détresse des travailleuses. Switter, un site créé comme moyen de communication entre travailleuses du sexe et clients, hébergé en Australie, un pays où le travail du sexe est légalisé, a été banni par Cloudflare, un réseau d’optimisation de contenu et de services de sécurité internet, qui se vante pourtant de défendre une plus grande liberté numérique. Switter reste toutefois en ligne, hébergé ailleurs et plus secrètement, et reste une ressource privilégiée pour plus de 55 000 membres.

Les voix fortes et féministes s’abstiennent

Dans l’article Why Don’t Feminists Care About Dead Sex Workers?, Kate Iselin se questionne sur le silence des féministes devant les ravages de la loi FOSTA-SESTA : « ” Nasty women” a déjà été le slogan de toute féministe qui se respecte. Est-ce que les travailleuses du sexe seraient trop “ nasty”? Peut-être que ce titre était seulement à l’intention de celles qui sont juste assez “ nasty” pour faire des chapeaux roses au crochet? » Aux États-Unis, il n’y a que Roxane Gay, l’auteure féministe intersectionnelle de Bad Feminist, qui a appuyé, sur Twitter, les récriminations des travailleuses du sexe contre la loi FOSTA-SESTA.

Ici comme ailleurs, plusieurs voix fortes et féministes s’abstiennent d’évoquer une loi qui menace surtout les travailleuses du sexe les plus vulnérables. Brigitte, une escorte québécoise, soutient qu’elle et ses collègues seront touchées par les conséquences négatives de la loi, notamment par la disparition de ressources en ligne, et que, même si ça n’avait touché que les travailleuses des États-Unis, « ce n’est pas une raison pour ne pas en parler, on ne se gêne pas pour juger la sexualité des femmes au Maroc et l’excision en Malaisie ».

VICE a interrogé des travailleuses du sexe sur ce qu’elles voudraient que les féministes sachent sur leur situation.

« J’achète vos essais féministes avec le cash de mes clients »

« C’est archi blessant d’être dénigrée par les féministes. J’aime mon travail et je suis fière de ce que je peux accomplir là-dedans. Ça reste des rencontres humaines, qui peuvent être douces, touchantes et agréables. Laissez-moi faire ma job. Anyway, j’achète déjà vos essais féministes avec le cash de mes clients », répond Charlotte*.

Alice, de son côté, essaie de ne pas montrer trop d’émotion quand elle en parle, parce qu’elle n’arrive pas à comprendre la logique des femmes qui souhaitent la fin de l’industrie du sexe : « Je ne veux pas les entendre parler de solidarité contre le patriarcat. Ça ne veut rien dire venant d’elles. Elles oublient les femmes en danger, qui meurent aussi. »

Élise*, qui a déjà travaillé comme modèle pour des publicités, actrice et chanteuse, rappelle que l’industrie du sexe est le seul domaine où les femmes sont mieux payées que les hommes. « Les travailleuses du sexe sont les personnes les plus indépendantes de toutes les personnes qui ont une profession liée à la représentation de soi. C’est d’une hypocrisie incroyable que de les victimiser et de les mépriser », dit-elle.

« L’affaire Weinstein n’a pas un peu ouvert les yeux au monde sur ce que ça peut coûter à une femme de gravir les échelons? Sur le fait que tu as beau choisir n’importe quoi comme profession, on va vouloir t’exploiter, on va t’imposer d’être pute comme la société le conçoit. Pourquoi mépriser tant ceux qui en font le choix? »

Le choix de ne pas travailler dans la restauration

Véronique Bourgeois* souligne qu’en une semaine comme barmaid, « on m’a mille fois plus manqué de respect que dans toute ma carrière d’escorte ». Elle raconte que ça lui causait de l’anxiété, d’être engagée en fonction de sa « longueur de craque de boules » et d’être sous la gouverne de propriétaires qui « inventent des erreurs de caisse pour se remplir les poches ».

Élise relève également les travers de l’industrie de la restauration. « Ça fait 15 ans que je me retrouve dans des restaurants et des bars qui exploitent leurs employées. Des gérants qui forcent leurs barmaids à travailler en talons hauts pendant neuf heures. Des mafieux et des bikers propriétaires de 80 % des bars de Montréal. Des beaux dive bars de quartier dans lesquels les hipsters se trouvent cool d’aller prendre leur grosse bière en mangeant des pinottes, et qui engagent des bartenders sans expérience par exprès, pour les forcer à s’habiller comme des strippers en plein après-midi et à ne rien répondre aux blagues blessantes des clients. Elles sont payées 40 $ au noir pour un shift de huit heures, beau temps, mauvais temps, et renvoyées quand elles commencent à se révolter. »

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Rosalie Bergeron est aussi consciente des dangers et ne veut pas être une fille qui mourra sans être remarquée. « Moi, je ne sais pas si je serai une statistique sans nom parce que des lois passent pour rendre mon travail encore plus dangereux, à la place de décriminaliser et de me laisser contribuer à l’économie en toute sécurité », dit-elle, attendant que la détresse, la panique et la mort de travailleuses du sexe fassent un jour réagir les féministes bien établies au gouvernement et dans les médias.