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Ce qui se passe quand votre photo de garde à vue finit sur Internet

Début 2016, Lucas Tuberquia a comparu devant le tribunal municipal de Newark pour conduite en état d’ébriété. Ce jour-là, ce père de trois enfants s’est défendu lui-même, car les tribunaux américains n’ont pas pour habitude de désigner un avocat d’office pour les accusés d’infraction au code de la route. Le juge a classé l’affaire et abandonné les poursuites, en prescrivant simplement les frais judiciaires et la majoration minimum à payer sur les trois prochaines années. Tuberquia a échappé à un casier judiciaire.

Il avait tout de même un problème.

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Les photos d’identité judiciaire de Tuberquia, ses « mugshots », prises lors de son séjour de deux heures à la prison d’Essex County, sont apparues sur Internet. Ces photos ont été extraites des bases de données de la police puis publiées sur des sites comme Mugshots.com. Ces plateformes diffusent les mugshots d’individus comme Tuberquia, sans contexte ou presque, et demandent de l’argent pour les faire disparaître. Des dizaines de sites de mugshots sont apparus sur le web au cours des dernières années.

« Si vous entrez mon nom dans Google, ma photo apparaît » m’a expliqué Tuberquia au tribunal municipal de Newark où je l’ai rencontré pour la première fois un matin de l’année dernière. « Il n’y a aucune description de l’infraction. Vous pouvez imaginer ce que vous voulez » dit-il tout en enveloppant de son bras sa fille de deux ans, occupée à gribouiller sur un bout de papier à côté de lui. Tuberquia, un jeune hispanique en galère financière, ajoute « pour moi c’est un véritable obstacle. »

Saisi dans le cadre typiquement incriminant du mugshot, ce portrait de Tuberquia est soudain devenu accessible à quiconque dispose d’un accès Internet. Soudain, il était soumis au jugement d’autrui et gêné dans le développement de sa carrière et de sa vie privée.

Thomas Keesee (gauche) et Sahar Sarid (droite), suspectés d’être les propriétaires de Mugshots.com. Image: Palm Beach Sheriff’s Office/Broward County Sheriff’s Office

Le mois dernier, les quatre copropriétaires et gestionnaires présumés de Mugshots.com — un des plus gros acteurs de l’industrie florissante du mugshot en ligne — ont été arrêtés pour suspicion d’extorsion, de vol d’identité et de blanchiment de fonds. Dans un affidavit de 29 pages, les procureurs du bureau du procureur général de Californie décrivent Mugshots.com comme une entreprise « imprégnée d’escroquerie ». L’affidavit contient les dépositions de victimes prises au piège comme Tuberquia.

« C’est plutôt ironique, non ? » estime Julius Kim, avocat et militant actif contre les sites de mugshots. « Les propriétaires de Mugshots.com se font eux-mêmes arrêter. »

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Les arrestations récentes se sont produites dans un contexte de traque grandissante de l’industrie des mugshots en ligne. Plusieurs États américains ont adopté des lois qui interdisent de monnayer le retrait des casiers judiciaires sur Internet. Le New Jersey, où vit Tuberquia, est l’un des cinq États à avoir légiféré l’année dernière : 18 États ont à présent adopté des lois similaires.

Cependant, ces lois ne permettent pas de fermer les sites contrevenants. Les photos de Tuberquia apparaissent encore sur de nombreux sites de mugshots et apparentés, Mugshots.com compris. Après un court moment hors-ligne, Mugshots.com est resté accessible jusqu’au matin du 18 juin, où il a été à nouveau suspendu. Au moment de publier cet article, Mugshots.com était à nouveau en ligne, cette fois avec une nouvelle page à propos des rejets et des suppressions. Des dizaines d’autres sites sont encore en activité.

La question est : ces efforts pour stopper le marché en pleine croissance du mugshot en ligne auront-ils un effet quelconque ou ne feront-ils qu’étouffer le problème ?

James Jacobs, le directeur du Center for Research in Crime and Justice à la faculté de droit de l’université de New York, écrit dans The Eternal Criminal Record que dans certains États, les dépôts de casiers judiciaires rassemblent les données de procès-verbal et les mugshots disponibles sur les sites des états et répertoriés dans le Federal Bureau of Investigation’s Interstate Identification Index (III), une base de données qui concerne plus de 70 millions de personnes.

Tous les services de police conservent des registres d’arrestation considérés comme publics en vertu de la loi sur la liberté de l’information. De nombreux services de police, comme celui de Newark, publient des rapports d’arrestations en ligne quotidiennement.

De la même façon, les rapports des tribunaux sont accessibles au public dans la plupart des États, et certains permettent « d’acheter des informations en gros » selon Bill Leuders, du Wisconsin Freedom of Information Council. « Et c’est en partie à des fins de recherche », indique-t-il avant d’expliquer que ces données permettent d’étudier, par exemple, combien de personnes accusées de possession de cannabis sont Afro-Américaines. De plus, ceux qui demandent ces données peuvent habituellement rester anonymes et n’ont pas à préciser leurs intentions — ce qui complique la surveillance et la modération de certains utilisateurs.

En effet, certains sites de mugshots se targuent d’offrir un service public : « Protégez votre réputation sur le web grâce à notre équipe primée » déclare une publicité pour l’un des sites. « Qu’est-ce qu’Internet dit de vous ? »

C’est ainsi que des sites comme Mugshots.com justifient leur activité. Il apparaît aujourd’hui que ce site a extorqué « au moins » 5 703 personnes aux États-Unis entre 2014 et 2017, et empoché presque 2,5 millions de dollars pour ses services de retrait de photos de garde à vue, selon un communiqué de presse du procureur général de Californie Xavier Becerra.

Mugshots.com n’a pas répondu à nos demandes répétées de commentaire avant et après les arrestations.

La photo présentait un sujet central en vue rapprochée, capturé dans un éclairage cru à l’aide d’une faible ouverture d’objectif pour une mise au point nette.

Le pouvoir exercé par ces sites est renforcé par un conditionnement culturel qui influence la façon dont nous percevons les photos d’identité judiciaire. Une pratique courante des autorités depuis le XIXe siècle, les mugshots se sont propagés partout, des rapports criminels publiés dans les journaux aux tabloïds et à la télévision. C’est ainsi qu’ils se sont « imprégnés d’une connotation de culpabilité même si ces photos sont prises avant même la condamnation d’une personne » notent la chercheuse et journaliste Mary Angela Brock et ses collègues dans le journal Journalism Studies en 2016.

Ce n’est en effet pas la première fois que le mugshot fait l’objet d’un débat controversé. En 1903, le Sénat de New York a essayé d’adopter une loi pour interdire de « saisir des portraits de détenus n’ayant pas été mis en accusation » selon un article de recherche dans lequel Lourdes Delgado, une chercheuse et professeure à l’école de photographie Grisart de Barcelone, examine l’histoire du mugshot.

La prise de clichés de personnes arrêtées par la police a débuté au milieu des années 1850. Ces daguerréotypes étaient créés dans les mêmes conditions que les portraits studio de l’époque, mais étaient exposés séparément dans des « galeries d’escrocs ». Ces expositions de « célébrités criminelles » attiraient autant de spectateurs que les autres évènements artistiques, à en croire un article du The New York Times de 1857.

La simple apparition d’une photo dans ces galeries était « une indication de criminalité aussi importante que l’incarcération » écrit Delgado. « L’individu était alors toujours considéré comme un criminel, même après qu’un procès ait prouvé son innocence. » Elle ajoute que certains juges voyaient ces clichés comme une « preuve considérable de criminalité et appliquaient en conséquence des peines plus lourdes » en les acceptant comme preuve à charge.

Parce que la police arrêtait souvent des individus pour des suspicions dérisoires, les portraits d’innocents se retrouvaient souvent accrochés dans ces fameuses galeries d’escrocs. Le directeur de la police de New York a reconnu ce problème en 1883, quand le journal The Times a mis en doute la légalité de ces photos, écrit Delgado. Néanmoins, la loi de 1903 pour restreindre l’utilisation de ces clichés fut l’objet d’un veto de la part du gouverneur de l’état de New York de l’époque.

Fiche anthropométrique judiciaire (recto et verso) d’Alphonse Bertillon (1853-1914), pionnier de la police scientifique, inventeur de l’anthropométrie et fondateur premier laboratoire de police d’identification criminelle (1893). Image: Jebulon/Wikimedia Commons

Un peu plus tard, un modèle différent, développé et popularisé par l’employé de la police française Alphonse Bertillon, s’est répandu aux États-Unis. Le système Bertillon a donné naissance au mugshot moderne, un terme devenu populaire au milieu du siècle dernier. Dans son approche, le cliché présentait un sujet central en vue rapprochée, capturé dans un éclairage cru à l’aide d’une faible ouverture d’objectif pour une mise au point nette, capable de saisir le moindre détail.

En s’éloignant de la photographie habituelle pour adopter un format idiosyncratique réservé aux clichés de police, cette méthode a transféré le « stigmate original de la criminalité des galeries d’escrocs » à un nouveau format d’image, en donnant le pouvoir au mugshot d’étiqueter des individus comme criminels par le biais d’une « osmose sémantique », conclut Delgado.

Bien entendu, figurer sur un cliché de police ne signifie pas qu’une personne est coupable d’un crime, ni même poursuivie. Un avertissement en haut du site Mugshots.com le confirme : « Les mugshots et rapports publiés sur Mugshots.com ne sont en aucun cas l’indication d’une culpabilité » est-il précisé, « et ne sont pas la preuve qu’une infraction a été commise. »

Après tout, de nombreux évènements peuvent se produire entre une arrestation et le traitement d’une affaire.

« Une enquête approfondie peut révéler que la mauvaise personne a été appréhendée ou qu’un individu n’a commis aucune infraction » explique Kim.

Les conséquences à long-terme peuvent être considérables, particulièrement quand les informations sont fausses, incomplètes et jamais mises à jour. Parfois, même quand les clients de Kim sont innocentés, leurs mugshots, comme celui de Tuberquia, restent en ligne et continuent à apparaître sur différents sites. Kim me dit que voir un de ces clichés en ligne peut être « extrêmement humiliant et démoralisant. »

« C’est vraiment décourageant » regrette-t-il. « Nous réussissons à disculper un client et à le remettre sur le droit chemin, mais ce genre de cliché lui donne peu d’espoir pour l’avenir. »

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À cause du nombre disproportionné d’arrestations de personnes issues de minorités aux États-Unis, comme indiqué par cette étude de 2014 sur les tendances démographiques dans les arrestations, les personnes noires et hispaniques ont plus de chances de voir leur mugshot pris sans raison et d’avoir à se battre contre le stigma social associé.

Selon Leuders, c’est pour cette raison qu’elles sont des cibles faciles pour les sites de mugshots.

Ces sites font apparaître des pop-up publicitaires proposant le retrait des mugshots à côté des photos elles-mêmes. Ces fenêtres invitent les visiteurs à se rendre sur des sites parentés qui réclament d’une centaine à des milliers de dollars pour retirer ces contenus ternissant la réputation d’un individu.

Prenons pour exemple UnpublishArrest.com. Ce site est décrit comme l’« agent de facturation et de service client » dans la page (maintenant obsolète) À propos de Mugshots.com. (« Nous travaillons avec la base de données de Mugshots.com » indique la page FAQ actuelle, « et pouvons obtenir le retrait permanent de vos données de Mugshots.com sous 24 heures »). Un des éléments du menu déroulant de Mugshots.com était un formulaire de retrait hébergé par UnpublishArrest.com, ce qui semble indiquer que les deux sites font partie de la même entreprise — une pour publier le contenu, l’autre pour l’effacer. (Le formulaire a été retiré depuis, bien que le titre de la page soit toujours là.) UnpublishArrest.com n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

Selon l’affidavit du procureur général de Californie, les sites comme Mugshots.com utilisent les sites comme UnpublishArrest.com « pour essayer de se protéger des conséquences légales et utilisent des théories de liberté d’expression pour justifier leur activité. »

Un autre service de retrait d’informations, CleanSearch.net, est le seul site que j’ai réussi à contacter pendant l’écriture de cet article. La plupart de ces services dissimulent délibérément leur véritable propriétaire en hébergeant leurs sites sur des serveurs délocalisés tout en enregistrant leurs noms de domaine et leurs inscriptions d’entreprise dans différents pays, toujours selon l’affidavit. CleanSearch offre ce que son directeur des opérations, un certain Chris, appelle de la « suppression de contenu résiduel » de moteurs de recherche comme Google, Yahoo et Bing.

Selon Chris, CleanSearch reçoit aujourd’hui en moyenne 5 000 demandes de retrait chaque mois. Cela comprend des sites gouvernementaux, des blogs et autres pages personnelles, des journaux en lignes et des mugshots. Il explique : « Notre activité principale est la publication promotionnelle, l’optimisation de sites web et la suppression d’informations en cache, c’est-à-dire de tout ce que les gens perçoivent comme du référencement négatif, et de promouvoir le référencement positif. »

« Nous exploitons une base de données [de mugshots] à des fins promotionnelles uniquement » affirme Chris, qui ajoute que cette base de données a été créée en dupliquant des données photographiques et d’arrestation présentes sur d’autres sites. Son but est de cibler les « individus dont les informations d’arrestations ont été publiées en ligne afin de pouvoir les exposer à notre service. »

« L’opération de suppression est gratuite pour tous » ajoute-t-il.

Pour mieux comprendre ce qui se passe quand quelqu’un soumet une demande de suppression, j’ai envoyé une demande gratuite au nom de Tuberquia via un formulaire sur le site CleanSearch avant de m’entretenir avec Chris. En retour, j’ai reçu un relevé détaillant neuf mugshots apparaissant sur différents sites web, dont Mugshots.com. Le relevé me promettait que CleanSearch pourrait éliminer rapidement les pages, « toutes les images et contenus des sites » compris.

Mais pas gratuitement, contrairement à ce que Chris avait indiqué. Le prix de 1 175$ était noté sur le rapport.

Plus tard, lors d’une conversation téléphonique avec Chris, j’ai demandé comment CleanSearch obtenait la suppression de contenu de sites publiant ces types de rapports. Réponse : « Personne ne sait comment ça fonctionne parce que c’est très compliqué. »

En comparant son exemple avec celui d’un restaurant ne voulant pas divulguer ses secrets de cuisine, il a refusé de m’en dire plus sur la méthodologie de CleanSearch. « Ça ne vous regarde pas ! » s’est-il énervé avant de me raccrocher au nez.

« Notre seul objectif est de maintenir une recherche « propre » pour notre clientèle » m’a-t-il déclaré. « Ce n’est pas de notre faute si Google » — ou Yahoo, ou Bing — « renvoie une liste de base de données d’arrestations. Ce n’est ni notre vocation, ni notre décision. »

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Google, Yahoo et Bing ont tous leur propre politique de suppression de contenus, même si, à la base, tous trois interdisent l’affichage de contenus pornographiques, les images pédopornographiques, la violation des droits d’auteur et les informations personnelles qui enfreignent le droit à la vie privée comme les numéros de comptes bancaires, les cartes de crédits, les dossiers médicaux et les images de nudité ou sexuellement explicites téléchargées sans consentement. De plus, les trois moteurs de recherche insistent sur le fait qu’ils n’ont aucun contrôle sur les sites web individuels et leurs contenus. Néanmoins, les entreprises maîtrisent les résultats de recherche — grâce aux formulaires de suppression de contenu fournis par chacun ou lorsqu’une décision du tribunal leur impose de retirer « le contenu illégal ou délictueux. »

Un porte-parole de Google a précisé par mail que, quand la loi l’impose, Google possède un système permettant de supprimer le contenu des résultats de recherche. Cependant, comme aucun tribunal n’a pris de décision quant à la suppression de mugshots, Google ne considère généralement pas ces résultats de recherche comme illégaux.

« Nous reconnaissons que c’est un problème délicat » a ajouté le porte-parole. « Depuis 2013, nous avons mis en place des systèmes pour réduire la visibilité des mugshots dans les recherches par noms, tout en prenant soin de ne pas supprimer par inadvertance des informations dans l’intérêt du public, comme les sites de département du shérif ou les registres des délinquants sexuels. »

Yahoo n’a pas répondu à notre demande de commentaires. Microsoft a refusé de répondre à nos questions sur la politique de Bing en matière de demande de suppression de mugshots, mais un porte-parole a garanti que le service de recherche offrait aux utilisateurs un moyen de signaler leurs préoccupations.

Illustration: Chris Kindred

En attendant, pour contrer les sites comme Mugshots.com et CleanSearch.net, 18 états, dont le New Jersey, où vit Tuberquia, ont adopté une loi pour interdire à ces sites de réclamer de l’argent pour la suppression des photos.

« Des personnes peu scrupuleuses ont cherché à tirer profit de la disponibilité d’informations du système de justice pénale » indique la loi du New Jersey, « avec le potentiel de porter préjudice et d’embarrasser ceux qui ont été arrêtés, accusés ou poursuivis pour un délit pénal. » Les dommages et intérêts pour ces violations peuvent atteindre des dizaines de milliers de dollars.

La sénateur Maria Teresa Ruiz, principale avocate de la loi du New Jersey, soutient cette législation parce qu’elle est persuadée que ces entreprises profitent de « personnes qui ont dû faire face aux turpitudes de la vie. » Le fait qu’une agence puisse tirer profit d’un individu qui a « payé ses dettes à la société pour qu’au final l’agence puisse se faire de l’argent sur son dos est révoltant » a confié Ruiz à Motherboard.

L’une des camarades de lutte de Ruiz, la conseillère municipale Angela McKnight, explique qu’il arrive qu’une entreprise publie les mugshots d’une personne sur plusieurs de ses sites web, puis exige plusieurs paiements pour supprimer le contenu. « Les individus qui ont purgé leur peine ou ont été reconnus innocents après leur arrestation ne devraient pas avoir à subir le chantage de ces sites » écrit McKnight dans un mail à Motherboard. « Ces frais rendent leur réhabilitation encore plus difficile. »

En janvier, une loi similaire est entrée en vigueur dans l’Ohio. La Floride, un État devenu un vivier pour cette industrie — l’adresse physique de CleanSearch se trouve à Boca Raton, et récemment, deux des quatre co-fondateurs de Mugshot.com ont été appréhendés à Palm Beach — a adopté sa propre version de la loi le 1er juillet dernier.

Une étude de 2008 conduite part le Court Statistics Project a révélé que 80% des affaires pénales étaient des infractions mineures. Donc, vraisemblablement, la majorité de la base de données alimentant le marché du mugshot en ligne est constituée de personnes ayant eu de menus écarts de conduite.

Même sans tenir compte de l’infraction commise, ces sites fonctionnent comme des extorqueurs, selon l’avocat général Kim, qui soutient que ces sites sont des obstacles à la recherche de travail, à l’obtention d’un prêt immobilier, à la location d’un appartement, à l’admission en université et même un frein à la vie privée. Le fait que ces entreprises demandent de l’argent pour supprimer les casiers judiciaires, ajoute Kim, montre leur vrai visage.

Peu importe qu’une personne soit coupable ou innocente, dit Leuders, le militant de la liberté d’information, rien ne justifie qu’on essaye de lui soutirer des fonds. « Je n’ai jamais entendu ni lu quoi que ce soit affirmant que le chantage n’est pas un crime si la raison du chantage est vraie » dit-il. « Les entreprises exploitant ces informations à des fins pécuniaires sont des pourritures et leurs dirigeants devraient être incarcérés. »

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Un rapport du Brennan Center for Justice citant une étude de 2014 qui examine les tendances démographiques dans les arrestations d’individus entre 18 et 23 ans a révélé que presque un américain sur trois avait un casier judiciaire. Mais les auteurs de ce rapport ont également noté que « le risque d’arrestation [n’était] pas réparti de façon homogène parmi la population. »

Selon ces chiffres, les hommes noirs sont arrêtés plus souvent (48,9% du taux d’arrestation), suivi par les hommes hispaniques (43,8%), puis les hommes blancs (37,9%). Cela signifie que les hommes hispaniques ont 15,6% plus de chances de se faire arrêter que les hommes blancs ; les hommes noirs, 29%. Alors que le ratio est déjà si déséquilibré, les sites de mugshots alourdissent le fardeau des minorités.

Un nombre impressionnant de personnes avec des casiers judiciaires se sont vu refuser des opportunités professionnelles, entraînant des pertes dans le produit intérieur national brut, selon le Center for Economic and Policy Research, et contribuant à la récidive et à la pauvreté des individus détenant un casier judiciaire. Une étude 2009 du Département de la Justice a démontré qu’une conviction réduisait les chances d’embauche de 50%.

Pour combattre ces préjugés, 31 États et plus de 150 villes et comtés du pays ont adopté des politiques d’égalité des chances et des initiatives « ban the box » début 2018, ce qui signifie que les employeurs dans ces juridictions peuvent vérifier les antécédents criminels uniquement après qu’une offre conditionnelle a été faite à la fin du processus d’embauche. La sélection est donc plus juste.

« Je sais que si vous entrez mon nom dans un moteur de recherche, vous verrez mes photos. »

La première fois que j’ai rencontré Tuberquia au tribunal municipal de Newark l’année dernière, il m’a raconté que son arrestation avait conduit à la perte de son emploi à temps partiel de coordinateur de projet dans une entreprise de solutions en énergie solaire. (Son permis de conduire lui avait été retiré et son emploi nécessitait qu’il puisse conduire.) À la recherche d’un nouveau travail, il a passé un entretien avec une association communautaire à but non-lucratif assistant les personnes avec des problèmes financiers ou légaux lors d’un salon pour l’emploi.

L’entretien s’est bien passé, selon Tuberquia. Mais il n’a jamais eu de nouvelles.

« J’ai posé ma candidature pour pas mal de boulots. Je pense bien me débrouiller en entretien professionnel et j’ai passé les étapes » affirme-t-il. « Peut-être que les autres candidats sont meilleurs que moi, d’accord, mais je sais que si vous entrez mon nom dans un moteur de recherche, vous verrez mes photos. »

Autrement dit, Tuberquia estime que le problème des mugshots sur le web correspond à la façon dont la société traite les anciens détenus. Cela ne signifie pas qu’il ne « croit pas au Premier Amendement », précise-t-il, en ajoutant que les gens ont le droit de savoir qui vit dans leur communauté et qui sont leurs voisins. « Mais en même temps », ajoute-t-il, « il y a des situations comme la mienne, et je ne suis pas un délinquant violent. »

Alors que nous discutons, la fille de Tuberquia s’échappe de ses bras pour s’accroupir sur le sol du tribunal et gribouiller joyeusement sur un bout de papier. Tuberquia se lève, lui frotte les mains avec une lingette et la réinstalle sur le banc, à côté de lui. Après avoir perdu son emploi dans l’entreprise en énergie solaire, il a travaillé comme barman et fait de la maintenance pour subvenir aux besoins de sa famille. Il a récemment décroché un emploi dans une entreprise de marketing pour faire de la vente au porte à porte.

Il apprécie son nouveau job parce qu’il a l’opportunité de développer de nouvelles compétences tout en continuant à travailler dans un domaine qui le passionne, l’énergie. Il a une vraie volonté de se « développer et d’évoluer de toutes les façons possibles » ajoute-t-il, afin de pouvoir surmonter les problèmes qui l’ont poussé à faire des choix regrettables par le passé. « Les jeunes font très souvent des erreurs » reconnaît-il. « Mais ces erreurs deviennent des peines de mort. »

Tuberquia serait soulagé de voir ces photos de lui en ligne s’évaporer. Je lui ai demandé s’il espérait que les arrestations de quatre individus associés avec Mugshots.com changerait la donne. «Un changement ? » répète-t-il. « Oui, mais seulement si les progrès continuent. »