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Ce qu’on gagne à faire partie d’un club de BDSM dans le Nord canadien

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Cet article a initialement été publié par VICE Canada.

C’était un jeudi soir à Yellowknife. J’ai marché sur un lac gelé pour me rendre au house-boat où avait lieu le party . Rylund Johnson m’a ouvert la porte et j’ai grimpé à bord. Je portais une combinaison rouge en flanelle et des lunettes à large contour auxquelles était accrochée une fausse barbe broussailleuse. J’ai regardé autour de moi. Rylund m’a demandé si je connaissais quelque chose aux foyers à granules. Il était en train de se battre, et ses munitions étaient la seule source de chaleur dans le bateau.

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Bienvenue dans le Northern Bound, le groupe BDSM de Yellowknife. Rylund en est l’un des administrateurs depuis environ un an, mais c’est le premier atelier qu’il donne sur son bateau. « C’est très typique de Yellowknife, un atelier de BDSM sur un bateau », me dit-il.

Il est conscient qu’il est aussi typique de Yellowknife de pouvoir inviter une personne sur son bateau au milieu d’un lac sombre sans que celle-ci s’imagine que vous ferez une robe avec sa peau, parce qu’il est très probable qu’elle vous connaisse déjà, et qu’elle connaisse aussi vos amis. « Je peux écrire à des personnes de ce groupe “Salut! Tu veux venir sur mon bateau pour parler de rôles de soumission?” et elles ne se sentiront pas menacées, assure-t-il. Mais imaginez recevoir ce message sur Tinder. Vous feriez : “Euh, non.” »

Les quelque cent membres du groupe se parlent sur Facebook en utilisant leur vrai nom et une vraie photo d’eux-mêmes, dans une ville qui s’estime souvent encore plus petite qu’elle ne l’est, avec sa population de 20 000 personnes. Ça a commencé il y a environ quatre ans par des ateliers de shibari, une forme de bondage japonais, et maintenant la communauté rassemble des adeptes de toutes sortes de pratiques sexuelles excentriques. C’est un peu comme un club de lecture, mais avec des fouets.

« Les gens se pointent avec des a priori ridicules, ils s’imaginent se joindre à une orgie et se sentir mal à l’aise, dit Rylund. Puis ils voient qu’on prend le thé et qu’on parle de sexualité pendant deux heures. Et à la fin on leur recommande des articles et un livre. »

À la rencontre à laquelle je suis allée, il y avait deux thèmes : être une personne forte et indépendante qui aime aussi être soumise, et avoir une excentricité sexuelle et être polyamoureuse quand on a des enfants. Chacun a apporté son coussin et sa couverture pour son confort, et Rylund a coupé et servi des morceaux de brie pendant que l’on faisait passer d’une personne à l’autre un nouveau fouet qu’une personne du groupe venait d’acheter à Calgary.

« C’est probablement la deuxième raison d’être de ce groupe : on se rassemble pour passer de grosses commandes de jouets sexuels », dit Rylund. (Dans le Nord, on ne peut pas simplement les acheter dans une boutique érotique. On doit tout acheter sur internet ou le faire acheter par quelqu’un qui se rend au sud du pays. Une fille du club avait apporté ses dernières acquisitions, et elle se plaignait qu’après avoir fait des folies lors d’un séjour dans le sud, elle manquait d’espace. Ses accoutrements étaient maintenant rangés dans des sacs réutilisables du Loblaws.)

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42 est une dominante qui a fondé Northern Bound il y a quatre ans

L’objectif de « 42 » ( la réponse aux grandes questions de la vie et son pseudonyme quand elle est interviewée à propos du BDSM ou de sa vie de dominatrice) quand elle a fondé le groupe il y a quatre ans, après avoir déménagé à Yellowknife, c’était de créer un espace confortable et sûr où parler d’excentricités sexuelles. Elle a remarqué que Fetlife, le monde des fétiches sur Facebook, n’était pas populaire dans les Territoires du Nord-Ouest. « Sur Fetlife, la première fois qu’on voit des bâillons-boules, de la sodomie, des ceintures de chasteté, des pénis écrasés, on peut être un peu troublé », dit-elle.

L’image en entête de la page de Northern Bound contraste. C’est une perdrix en peluche, attachée selon les techniques du bondage. « Quand on a commencé, les gens étaient hésitants. Ils se demandaient comment s’habiller. Je leur répondais : “Je ne sais pas… des pantalons de jogging, des vêtements flexibles. Vous pouvez mettre du faux cuir, du latex si vous voulez. Vous pouvez aussi porter des beaux leggings si vous voulez, vous pouvez porter une combinaison, ça n’a aucune importance pour moi.” »

Son but était de rendre le BDSM moins rebutant. Elle avait été membre de plusieurs communautés dans des villes plus grandes pendant plus de 20 ans. « C’était un environnement très différent d’ici. Le BDSM était très marginal à l’époque, poursuit-elle. Mais ici, il n’y avait rien du tout. Alors mon but était d’abord et avant tout de créer un espace sûr. »

La plupart des membres sont des amateurs, mais des gens du coin qui avaient déjà de l’expérience sont sortis de l’ombre. Ils dirigent des ateliers et transmettent leurs connaissances. On est admis dans la communauté sur invitation à la condition que quelqu’un se porte garant de soi.

Le soir où je me suis présentée avec mon pain aux bananes, j’ai reconnu plusieurs personnes dans la pièce, que je connaissais socialement ou professionnellement. « Ça arrive tout le temps. Les gens se pointent et sont surpris de voir quelqu’un. Un de leur collègue peut se trouver à la rencontre », dit Rylund.

Nicole Goodman avait songé au BDSM pendant des années, sans jamais y donner suite jusqu’à ce qu’elle déménage à Yellowknife. « Dans une autre ville, j’aurais hésité beaucoup plus à me présenter à une de ces rencontres. Alors qu’ici, comme dans n’importe quoi, c’est : “Oh! Tu as joué au soccer une fois? Tu es dans l’équipe! Tu vas jouer dans le championnat régional!” » illustre-t-elle.

Comme beaucoup dans le groupe, une personne lui a glissé une invitation après avoir eu l’intuition lors d’un party qu’elle serait bien reçue.

« C’était complètement par hasard. Je me suis retrouvée chez quelqu’un après une soirée Motown au Elks Club, je portais un fantastique pantalon de dentelle vintage et je disais à tout le monde à quel point il était confortable. Alors tout le monde l’a essayé. Je n’avais aucune intention particulière, je me disais juste que tout le monde devait essayer ce pantalon. Et le lendemain quelqu’un a eu une idée… »

Elle n’a pas été troublée, au contraire. Pour beaucoup de membres, le fait de connaître une ou des personnes à la rencontre n’a pas été un inconvénient : c’est plutôt rassurant. « Ce n’est pas comme si un inconnu me faisait : “Hey, veux-tu venir à un party où on se fouette à côté des hors-d’œuvre?” » (Par contre, elle est allée à au moins six partys sans rapport avec le BDSM où une personne s’est retrouvée penchée près du plateau à fromage.)

Dans les quatre années d’existence du groupe, personne n’en a jamais été exclu. « On sait que Yellowknife est une petite ville et que c’est précieux, ce qu’on a, et personne ne veut le ruiner en faisant un truc inquiétant pour les autres, dit Rylund. Une des bonnes choses dans ce groupe, c’est que, vu que c’est sur Facebook et que chacun utilise son vrai nom, si quelqu’un fait quelque chose de vraiment inapproprié, il sait que tout le monde saura que c’est lui et qu’il sera humilié. Il devra répondre de ses actes. »

Au house-boat, je trouve que c’est sensé. Tout le monde dans ce cercle est là pour la même raison, et est aussi motivé à suivre les règles du groupe, énumérées au haut de la page Facebook du groupe.

« Yellowknife est une petite ville. Vous allez probablement rencontrer quelqu’un que vous connaissez, écrit-on dans le règlement. Si vous voyez votre patron, votre sœur ou vos grands-parents […], je vous assure qu’ils sont également surpris de vous y voir. Grand-maman a peut-être des préférences sexuelles excentriques. Et c’est très bien. Comme pour vous. Il n’y a rien de mal là-dedans. »

C’est une destruction mutuelle assurée, ou, dans les mots de 42, c’est un soutien mutuel assuré. Vous allez savoir des choses sur d’autres personnes et vous pourrez en supposer encore plus. Mais, à un certain point, vous n’y penserez plus.

C’est là qu’entre W, un dominateur qui est dans le groupe depuis des années. Il se trouve qu’il s’est récemment présenté en politique. Auparavant, il a eu une discussion très ouverte son équipe de campagne au sujet des squelettes dans son placard qui portent des bâillons-balles.

« Ça peut sortir pendant les élections. Je ne sais pas à quel point les autres sont capables de coups bas, mais je veux me préparer d’une façon ou d’une autre. Je ne veux pas cacher une chose et avoir à limiter les dégâts quand elle sortira. Je veux avoir planifié la gestion, au cas où elle sortirait », explique-t-il.

Il a perdu ses élections de peu, mais il prévoit de se présenter de nouveau. La prochaine fois, il songe à être plus ouvert au sujet de sa vie personnelle. (Pour l’instant, par contre, sur les conseils de son équipe, il ne veut pas être nommé dans cet article. Tous les autres ont hésité à accepter d’être identifiés, par crainte de révéler indirectement des choses sur des personnes avec qui ils ont été précédemment en couple. Curieusement, c’est surtout parce qu’il serait publié lu par des gens hors de Yellowknife.)

« C’est étrange, mais avec une certaine partie de la population de Yellowknife, je sens que ça m’aide plus que ça me nuit, dit W. J’ai l’impression que j’aurais obtenu plus de votes des jeunes, mais que ç’aurait été un désavantage auprès des plus âgés. »

Est-ce que les milléniaux, qui ont grandi avec internet et des statistiques annuelles de Pornhub qui révèlent les préférences sexuelles du monde, seraient offensés en apprenant qu’un candidat aux élections aime se faire fouetter? W est à peu près sûr que non.

Nicole, 42, and Rylund
Nicole, 42, et Rylund

Par contre, il est conscient que, comme il est un homme hétéro dominateur, les préjugés jouent en sa faveur. « Comme je suis un gars, quand quelqu’un apprend que je suis un dominateur, j’ai droit à un high five. Pour une fille, le préjugé, c’est qu’elle est une slut. Et je déteste cette attitude, mais, malheureusement, j’ai l’impression que ça fait encore partie de notre société », dit-il.

Pour Rylund et 42, c’est en grande partie pour changer ces stéréotypes qu’il est important d’avoir une communauté comme la leur aussi ouverte à Yellowknife. C’est pour changer la culture, pas juste en ce qui concerne le BDSM, mais la sexualité en général.

« Beaucoup des choses que fait ce groupe n’ont même rien à voir avec le BDSM. C’est juste de la communication sur la sexualité. C’est ce que je préfère des membres : ce sont les meilleures personnes au monde avec qui avoir des relations sexuelles, et même des relations sexuelles conventionnelles, dit Rylund. Avant une relation sexuelle avec une personne, et ça fait partie du groupe aussi, c’est comme une entrevue de deux heures. Je dois être sûr, absolument sûr que la personne est à l’aise de parler pendant le sexe. »

Et il voit entre autres l’intense attention accordée au consentement et à la communication dans les communautés de BDSM se propager aux autres formes de sexualité, et aux relations en général. « Si une personne vient à une rencontre et voit à quel point tout le monde est à l’aise avec des choses très intenses, comme les coups de fouet, les jeux de rôle et les colliers, et voit aussi que les gens en parlent tranquillement, elle retourne à sa vie et fait : “Oh, et on ne peut pas parler du plaisir que tu as quand tu es sur le dessus?” »

Il dit qu’il a vu la culture commencer à changer au fur et à mesure que les gens ont été plus ouverts au sujet du fait que oui, les adultes ont des relations sexuelles, et oui, ce devrait être agréable. Même dans une petite ville.

« Oui, j’ai une vie sexuelle excitante, lance Rylund, et honte à toi si la tienne ne l’est pas! Tu veux en parler? »

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