La nouvelle est tombée comme un couperet. Vendredi dernier, Sébastien Petitot annonçait sur Twitter l’arrêt de Ce soir ou jamais, l’émission de télé culte dont il est le rédacteur en chef, présentée par Frédéric Taddéï et diffusée chaque vendredi soir sur France 2. « Après plus de 700 débats et 4 000 invités, c’est une certaine idée du débat qui s’en va », a-t-il annoncé. La nouvelle d’abord est d’abord passée inaperçue, lancée à quelques heures du week-end de Pentecôte. Puis le réveil médiatique a sonné. Timidement, il faut dire : seuls Mediapart ou L’Express y sont allés de leurs condoléances. Difficile de dire néanmoins qu’il s’agit d’une énorme surprise ; depuis plusieurs années, l’émission semblait sur la sellette.
C’est donc la fin des haricots après dix ans d’une existence précaire à naviguer entre France 2 et France 3. Ce Soir ou Jamais (CSOJ) est une émission qui a toujours dû faire ses preuves, contrainte de voir sa fréquence et ses horaires de diffusion modifiés au gré des décisions de France Télévisions. Frédéric Taddéï s’est souvent battu contre cet état de fait : celui d’être un bouche-trou. Souvent, il rappelait qu’en tant qu’émission dite « intellectuelle », son programme bénéficiait d’un statut un peu particulier, moins dépendant du diktat de l’audience. En vain.
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Autant que je me souvienne, j’ai toujours suivi Ce soir ou Jamais . Les débuts de l’émission correspondent à mes années de fac. C’était ma distraction intellectuelle nocturne, où certaines interventions des invités faisaient écho à mes cours. L’unique émission dans laquelle tu pouvais retrouver un historien, un sociologue ou un philosophe étudié dans la journée. L’archétype de l’émission déculpabilisante qui joint l’utile à l’agréable. Après un visionnage de Taddéï, j’avais moins de scrupules à perdre mon temps devant une rencontre de Ligue 1 un samedi à 17h ou pour une double ration d’ Enquête Exclusive un dimanche soir.
Frédéric Taddéï a souvent revendiqué ne jamais regarder la télévision. Finalement, la qualité première de son émission tenait dans le fait qu’elle en était pas vraiment une. Comparée à d’autres émissions de débat surfant le même créneau – Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde ou encore On a tout essayé – CSOJ représentait une alternative.
CSOJ constituait un espace de respiration devant le marasme médiatique ambiant. Dans celui-ci, la moindre tentative de développement d’une idée est immédiatement coupée par un présentateur-roquet, piétinant le principe de base selon lequel l’animateur serait au service de l’invité – et non l’inverse. Un autre atout de Ce soir ou jamais était d’être un talk-show sans vraiment l’être. Il n’y avait jamais de ces « pastilles humoristiques » pas drôles, ni de coupures pubs intempestives pour maintenir la léthargie du temps de cerveau disponible. Cette singularité était bien entendu payante, surtout pour un public attaché à un traitement respectable des idées, aux antipodes de ces émissions où l’on passe sans transition de Mélenchon à Enjoy Phoenix. Avec Ce soir ou Jamais va également disparaître le privilège de regarder une émission où le politique n’était pas traité sous l’angle insupportable du décalé. Le décalé est cette notion qui a définitivement enterré la télé, après avoir été tuée une première fois par Internet. Dédicace par ailleurs aux pincements de lèvres d’Ali Baddou face caméra et à l’impertinence de comptoir de Yann Barthès.
Frédéric Taddéï sur le plateau de CSOJ, en début d’émission. Screenshot via YouTube.
On ne sait pas encore qui est à la manœuvre de cet arrêt définitif. Les gens haut placés à France Télé, Delphine Ernotte ou Michel Field, peu importe. Toujours est-il que ces personnes, censées être expertes en télévision, ont tiré un trait sur un procédé inédit. Celui d’un double-jeu entre le seul animateur, acceptant toute personne du moment que son propos mérite d’être entendu, et certaines personnalités dont le seul acte de présence télévisuelle se faisait sur le plateau de Ce soir ou Jamais. Ce fut notamment le cas de Frédéric Lordon avant Nuit Debout et d’autres intellectuels faisant leurs la sentence de Pierre Bourdieu selon laquelle « la télévision est objet de censure car elle cache en montrant ».
Le carnet d’adresses a toujours été le point fort de Frédéric Taddéï. Le prestige de l’émission, les qualités intrinsèques du présentateur et la quasi-certitude de pouvoir développer son propos ont permis aux téléspectateurs d’assister à des duels musclés, de plus ou moins haute volée. La médiocrité faisant rarement débat, la qualité d’un édifice se mesure souvent aux nombres de haters qu’il rassemble. Et là dessus, Ce soir ou jamais n’a pas à rougir. Inutile de s’attarder sur les critiques du triste Cyril Hanouna, à la hauteur du personnage. Pas besoin non plus de revenir sur les contre-vérités de Caroline Fourest qui s’est, comme souvent, tiré une balle dans le pied.
En revanche, celles de Patrick Cohen contre « les cerveaux malades » – il faisait référence à des gens tels que Tariq Ramadan, Alain Soral, Dieudonné ou Marc-Édouard Nabe – est bien plus intéressante et révélatrice de notre époque. L’animateur de France Inter reprochait à Taddéï son « manque de responsabilité et son relativisme », lequel l’aurait poussé à donner la parole à ces personnes aux analyses douteuses. À l’heure de la frénésie victimaire qui conditionne des discours chiants et aseptisés, il est salutaire de laisser la parole à tous, parfois jusqu’au seuil du supportable. Par exemple lorsque l’avocat Thierry Lévy défendait la pédophilie sur le plateau.
Néanmoins, il est vrai que la machine s’était un peu essoufflée ces derniers temps. Le manque de renouvellement des invités, la gestion du temps de parole et certains choix éditoriaux ont, à juste titre, été pointés du doigt. L’écrivain François Bégaudeau a déclaré par exemple préféré « venir chez Ruquier », sous prétexte que le format de CSOJ ne conférait pas assez d’espace à ses invités. Mais cette perte de vitesse ne doit pas faire oublier ce qu’a représenté l’émission pendant une décennie. Un îlot de savoir dans un océan de merde.
Alain Finkelkraut invité sur le plateau de CSOJ, en plein « Taisez-vous ! ». Screenshot via YouTube.
Car l’émission de Taddéï restera aussi comme le lieu de tous les possibles. Citons par exemple cet extrait daté de septembre 2014 où Dominique de Villepin était interrogé sur le terrorisme et Daech. L’ancien ministre des Affaires étrangères y récitait une surprenante analyse géopolitique pleine de lucidité, qui sera d’ailleurs partagée a posteriori sur les réseaux sociaux quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015. C’est très certainement la meilleure intervention de la carrière politique de Dominique de Villepin, après son plaidoyer contre l’intervention en Irak au siège du Conseil de sécurité de l’ONU en février 2003.
Souvent relégués à un rôle subalterne, les artistes n’avaient pas l’habitude d’apporter une plus-value importante au débat. Sauf que de l’ombre pouvait jaillir la lumière comme ce fut le cas de Denis Lavant, qui vint clore habilement un débat sur la réforme fiscale par une récitation de Céline tout en pétant son verre sous les rires d’Olivier Besancenot et devant les regards atterrés du camp d’en face. Côté barres de rire, difficile de ne pas se souvenir de la punchline grolandaise d’un Gérard Depardieu, en pleine promo de Mammuth, questionné sur l’avenir du prolétariat : « Des culs au milieu d’un champ de bite ». Le pessimisme n’est que le sens des réalités, en somme. Je m’en souviens comme si c’était hier car un pote l’avait instinctivement partagé sur sa page Facebook.
Au-delà des tirades humanistes, Ce soir ou Jamais était aussi la seule émission non-sportive où il y avait de la baston. La seule où il était possible de recevoir un texto d’un pote dans la journée pour tâter le terrain et savoir si j’avais mis des bières au frais pour l’émission du soir. Difficile par exemple d’oublier la spectaculaire escarmouche entre un Alain Finkielkraut sous tension et Abdel Raouf Dafri, le scénariste d’Un Prophète. Ce dernier avait eu le malheur de couper le philosophe pendant une tentative d’éclairage sur feu l’écrivain nationaliste Maurice Barrès. Retour de flammes instantané d’un Finkielkraut hystérique, qui avec son désormais classique « Taisez-vous ! », démontrait pour la première fois sa propension à générer des mêmes Internet – bien avant son passage tout aussi remarqué à Nuit Debout.
Il y eut aussi la mise en garde pas vraiment subtile de Thierry Lévy à Dieudonné. L’humoriste, invité à la suite de la publication du livre Peut-on tout dire ? coécrit avec Bruno Gaccio – également sur le plateau – et rejetant à peu près 100 % des arguments de l’avocat, s’était fait remettre en place par l’impétueux Maître. « Vous savez, il y a une série. Il y a l’injure, après l’injure, il y a la loi et après la loi, il y a les coups », avait-il lancé à Dieudonné, visiblement à bout de nerfs.
Pas simple d’anticiper sur la postérité de CSOJ. Il y a tout de même fort à parier qu’elle suscitera une nostalgie semblable à ses deux grandes sœurs, Droit de Réponse et Apostrophes. Pour s’en convaincre, on laissera la parole finale à Regis Debray, interrogé par Les Inrocks : « Cette émission est à mes yeux l’honneur de la télévision publique française. La liberté à son prix. Et le prix à payer, c’est que l’on a les cons contre soi. »
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