Ce sont les autochtones qui ont inventé le football tel qu’on le connaît

Les Alouettes de Montréal ont invité VICE à passer la saison 2018 au sein de l’équipe. Notre dossier spécial sur la culture du football est disponible ici.

On est à la fin du 19e siècle, juste après la Guerre de Sécession. Aux États-Unis, dans les universités d’élite comme Harvard, Yale et Princeton, le football est la nouvelle mode. Les jeunes hommes qui ont vu leur père se battre à la guerre veulent prouver leur force. Et le football est un sport extrêmement violent à cette époque. On ne lance pas le ballon, on se le passe, on se rentre dedans et tous les coups sont permis. Il n’existe que des équipes officielles de jeunes hommes blancs de bonne famille, jusqu’à la création de l’équipe de la Carlisle Indian Industrial School, une école visant à assimiler les enfants autochtones.

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On a parlé à Sally Jenkins, l’auteure du livre The Real All Americans, qui raconte l’incroyable histoire de cette équipe.

VICE : Quelles sont les origines du football?

Sally Jenkins : Les autochtones ont toujours joué à des jeux de ballon ressemblant au football. Ils se créaient des ballons avec toutes sortes de matériaux, de la terre, du tissu. D’ailleurs, pendant la Guerre de Sécession, les soldats américains se changeaient les idées en regardant des enfants autochtones jouer à des jeux de balle. Et ensuite, ce sont les jeunes hommes dans les universités d’élite qui y jouent parce qu’il fallait prouver sa masculinité d’une façon ou d’une autre. Il y avait beaucoup d’inquiétude à l’époque autour de l’idée que les hommes devenaient trop féminins parce qu’ils n’avaient pas de guerre à faire. C’était une question vraiment importante pour les grandes universités : « Comment faire de ces jeunes gens de vrais hommes? »

Parlez-moi de l’école de Carlisle.

Elle a été créée par un officier, Richard Henry Pratt, qui avait servi pendant la Guerre de Sécession. Il s’était lui-même battu contre des autochtones. La grande phrase de Pratt, c’était « Kill the Indian, save the man » (« Tuez l’Indien, sauvez l’homme »). Ça choque aujourd’hui bien sûr. Mais je pense que Pratt était tout simplement représentatif de son pays à l’époque. Il était très direct avec les familles autochtones. Il leur disait : « Je veux prendre vos enfants, parce que les Blancs vont venir de toute façon pour détruire vos familles. Donc, donnez-moi vos enfants. Avec moi, au moins, ils seront éduqués. »

Richard Henry Pratt et un élève de Carlisle. Photo: Wikicommons

Comment le football a été présenté aux élèves de Carlisle?

Pratt voulait qu’ils passent du temps dehors, parce qu’ils tombaient tous malades à cause de la nourriture qu’on leur donnait et le fait qu’ils n’avaient pas l’habitude de vivre à l’intérieur. Il leur a montré les bases du jeu pour qu’ils se défoulent. Un jour, un garçon s’est cassé la jambe, et Pratt a voulu interdire le football, parce que son but était de civiliser ces jeunes garçons et il se disait que ça avait l’effet contraire, que c’était trop violent. C’est là que quelques garçons sont venus le voir dans son bureau pour plaider pour le retour du football. Pratt était content de voir leur passion, alors il les a laissés reprendre. Mais à la condition qu’ils arrivent à battre les meilleures équipes du pays. Et la meilleure équipe à cette époque, c’était celle de Yale. Ils vont jouer contre eux lors d’un match qui va changer le cours des choses.

On est en quelle année?

1896. C’est donc un match contre Yale à New York. Et à l’époque, pour les gens, il faut comprendre que les autochtones c’est le Wild West. Les gens sont dans les tribunes pour voir les peaux rouges. Les journalistes sont fascinés parce que, pour eux, il y a d’un côté les fils de l’élite du pays et de l’autre les hommes de la forêt.

Est-ce que l’équipe de Yale les prend au sérieux?

Pas vraiment, parce que les joueurs de Carlisle sont très minces et plutôt petits. À côté des grands gars musclés de Yale, ils ne font pas peur. Et ils ont tort de ne pas avoir peur. Au bout de quelques minutes de jeu seulement, un joueur de Carlisle marque un touché. Et là, je peux vous dire qu’ils les ont pris au sérieux, parce que personne n’avait marqué contre Yale depuis sept matches. L’équipe de Carlisle aurait gagné ce match, mais à leur dernier touché, l’arbitre a sifflé pour l’annuler. C’était un arbitre de Yale. Tout le monde a trouvé ça injuste. Pratt a calmé ses joueurs, il leur a dit de rester gentlemen, donc ils sont restés très calmes. Et le public les a adorés. Quand ils ont quitté le terrain, la foule leur a fait une ovation debout . J’ai retrouvé un article dans lequel le journaliste écrit : « Carlisle aurait pu battre 11 joueurs de Yale, mais pas 11 joueurs de Yale ET un arbitre de Yale. »

Vous racontez dans le livre que c’est là que les ruses et les stratagèmes ont commencé?

Oui, exactement. Pratt a embauché un nouveau coach, Pop Warner, un ancien élève de Cornell. Un homme très malin qui avait beaucoup de bonnes idées. Il faut savoir qu’il n’y a presque pas de règles dans le football à l’époque, on peut presque tout se permettre, et Pop en profite. Les joueurs sont très heureux d’inventer avec lui des stratégies comme le coup du ballon caché. Le quart-arrière prend le ballon et le cache sous le chandail d’un autre joueur. Pendant que la pile de joueurs patine dans la boue et cherche le ballon, le joueur avec le ballon sous le chandail s’échappe et personne n’a le temps de le rattraper. Le coach leur avait même fait des chandails avec des poches spéciales à l’intérieur pour cacher le ballon.

Pop Warner, le coach de l’équipe de Carlisle. Photo: Wikicommons

Et c’était légal de faire ça?

Ils profitaient du fait qu’il n’y avait rien dans le livre des règles au sujet d’un ballon sous un chandail. Mais ça énervait beaucoup les autres équipes qui se sont aussi mises à inventer de nouvelles stratégies. Harvard par exemple a peint le ballon de la couleur de leurs chandails. En fait, les règles se créaient au fur et à mesure. Les écoles Ivy League se réunissaient pour dire : « OK, on n’a plus le droit de porter le ballon sous le maillot. » Ils ont aussi voulu rendre le sport le plus violent possible, pour que ce soit compliqué pour les gars de Carlisle.

D’ailleurs vous racontez que l’année 1905 était la plus violente dans l’histoire du football.

Oh oui, 19 joueurs sont morts pendant cette saison. Toutes les écoles se sont mises à avoir peur. Le président Theodore Roosevelt s’en est mêlé parce que son fils jouait et qu’il s’était cassé le nez. Il a fait venir les présidents des universités dans son bureau et il a demandé que le sport soit moins violent, sinon, il l’interdirait. C’est à la suite de ce rendez-vous qu’il a été décidé de légaliser l’acte de lancer le ballon en l’air.

Alors Carlisle a commencé à s’entraîner à envoyer le ballon. Pop, le coach, s’est mis à faire des expériences avec les joueurs de l’équipe. À l’époque, c’est pas des jolis ballons en cuir, ils sont très durs, ils font mal aux mains. Donc l’équipe de Carlisle expérimente, expérimente, et un jour, ils comprennent le truc : ils doivent lancer le ballon en spirale. Ils ont compris que, comme ça, le ballon peut aller plus haut et plus vite. Et ils vont tester leur découverte lors du match du 23 novembre 1907. Ce jour-là, Carlisle joue contre l’Université de Chicago, à Chicago. C’est le dernier match de la saison et Chicago est la meilleure équipe du pays. Ils ont une offensive très agressive, ils sont violents avec Carlisle, jusqu’au moment où le quart-arrière de Carlisle exécute le premier lancer en spirale de l’histoire du football.

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Quelles ont été les réactions dans le stade?

C’était comme dans une scène de film au ralenti, vraiment. Tout le monde était debout dans les tribunes, le souffle coupé, c’était le silence total pendant un moment. Ils regardaient ce ballon défier les lois de la physique. Personne ne comprenait à ce moment-là comment ce ballon pouvait voler aussi haut. « Quand est-ce que ce ballon va redescendre? » Et le ballon atterrit dans les bras du joueur qui marque un touché presque immédiatement. Les gens étaient vraiment électrisés. Jusque-là, le football avait été un sport de sol, assez ennuyeux finalement. Juste des hommes qui essaient de se pousser les uns les autres. Les gars de Carlisle ont tout changé parce qu’ils n’étaient pas assez forts physiquement pour passer à travers les mêlées, alors ils sont passés par les airs. À la une des journaux à l’époque, on parle des premières montgolfières, des premiers aviateurs français et américains… Le monde voulait voler et voir des choses voler. C’est pour ça aussi que c’était si fort. C’est vraiment à ce match-là que le football américain est devenu le sport que l’on regarde aujourd’hui.