Ces citoyens d’Europe du Sud-Est victimes de la « chasse aux Roms »

Des enfants dans un camp de Roms

Bobigny, il est 1 heure dans la nuit du dimanche 24 au lundi 25 mars. Une petite troupe se lance à l’assaut d’une dizaine de camions stationnés rue de Paris, près d’un chantier à la lisière de Noisy-le-Sec. À l’intérieur, des précaires Bulgares qui vivent dans leurs véhicules. « Descendez bande de fils de putes, on va vous niquer vos mères », éructent les assaillants qui se filment. Les parpaings qu’ils lancent de toutes leurs forces s’abattent avec un bruit sourd sur des corps à peine éveillés. « Vous volez des petits de chez nous bande de fils de putes », s’excite l’auteur de la vidéo alors qu’il tire la couverture d’un dormeur terrorisé. « Ils ont ouvert la porte de la voiture, ils ont tout cassé et ils ont tapé les gens. Les Bulgares ne comprenaient pas ce qui se passait parce qu’ils étaient en train de dormir, raconte Alberto qui habite à 100 mètres. Le lendemain, les gens qui dormaient dans leurs voitures sont tous partis. Quand on a vu ça, on était alarmé ».

Cette ratonnade intervient après des semaines de psychose en Seine–Saint-Denis autour d’enlèvements imaginaires. La rumeur sans aucun fondement désigne des « Roms » circulant dans une camionnette blanche. « Le répertoire des stéréotypes sur les Roms voleurs est très vieux et très fort dans la population », expose le sociologue Tommaso Vitale, professeur à Science Po et membre du réseau de recherche UrbaRom. Ces stéréotypes sont amplifiés par les phénomènes liés à la communication sur les nouveaux médias et un mécanisme que l’on appelle la chambre d’écho. « Le fait que l’on reçoive en continu le même message par beaucoup de personnes proches que l’on aime beaucoup a des effets extrêmement puissants sur la perception de la réalité », résume le chercheur. Le pouvoir d’amplification de ces immenses boucles qui martèlent la fausse nouvelle est tel qu’il éclipse les démentis des autorités et l’information produite par les journalistes. Pour Tommaso Vitale, les agresseurs ont deux caractéristiques principales : « Ils sont dans la plupart des cas jeunes et très exposés au type de narration de la réalité qui est transmise par les médias comme Snapchat, Whatsapp, etc. Ce sont de jeunes parents ou certains de leurs frères et sœurs le sont, donc ils sont très touchés par cette histoire d’enfants ».

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« J’ai demandé à la police si c’était vrai que des Roumains avaient volé des enfants. Ils m’ont répondu qu’il n’y avait aucune plainte, aucune déclaration, rien » – Alberto, habitant d’un bidonville

Le lendemain du lynchage de Bobigny, c’est le bidonville voisin qui attire l’attention. « Il y avait des scooters qui faisaient des tours, on a vu des voitures passer deux ou trois fois pour regarder chez nous », affirme Alberto, l’un des habitants. Deux-cents personnes, majoritairement roumaines, vivent sur un petit terrain goudronné qui jouxte le chantier. Tous les hommes travaillent comme ferrailleurs et paient impôts et taxes en France. « On n’a pas dormi. On a fait un feu et on est resté vigilant à la porte. J’ai demandé à la police si c’était vrai que des Roumains avaient volé des enfants. Ils m’ont répondu qu’il n’y avait aucune plainte, aucune déclaration, rien… », nous raconte Alberto inquiet. Désormais, les habitants continuent d’allumer un feu le soir et se relaient à l’entrée du camp. Les Bulgares, quant à eux, ont plié bagage vers les Balkans.

Un profond racisme combiné à la puissance des réseaux sociaux a rendu la rumeur tenace malgré les démentis successifs. Les passages à l’acte violent se sont multipliés. La première de ces agressions a eu lieu le 16 mars à Colombes. Deux hommes conduisant une camionnette sont lynchés par une dizaine de personnes et contraints de se réfugier dans un pavillon. Quelques jours plus tard, deux attaques ont lieu à Clichy-sous-Bois et une autre à Saint-Ouen. Des événements similaires surviennent ensuite à Sarcelles, Aulnay-sous-Bois, Montreuil, Bobigny, Aubervilliers et concernent à présent l’ensemble de l’Île-de-France… « Ce type de dynamique est très liée au racisme. Lorsqu’il y a de vrais préjugés en direction d’une minorité, c’est très simple de passer directement à l’acte », déplore le sociologue de SciencePo. Le collectif Romeurope a recensé 29 agressions en banlieue parisienne. Les victimes sont toutes originaires de l’Europe du Sud-Est, assimilé par leurs agresseurs à des membres de la communauté roms.

Montreuil, il est 13h00 le jeudi 28 mars. Il règne une atmosphère lourde dans la communauté bulgare. Barricadée derrière le portail du terrain sur lequel ils vivent, rue de Rosny, une petite assemblée d’hommes délibère. La veille, un Bulgare a été attaqué en ville et poursuivi sur plusieurs kilomètres. Il est parti le jour même avec vingt personnes. Les habitants nous racontent qu’un homme âgé aurait également reçu un coup de couteau. Après avoir longuement discuté, les hommes du camp prennent leur décision. Ils partiront le lendemain avec les quarante personnes encore sur place. « Ailleurs, les gens se font attaquer. On a attendu que ça se calme, mais ça continue », déplore un aîné.

Noisy-le-Grand, près de l’autoroute A4, il est 15h00, le même jour. Vassilike nous accueille à l’entrée du vaste bidonville installé autour d’un hôtel abandonné auquel sa communauté a redonné vie il y a un an et demi. Le jeune homme, un colosse de plus de deux mètres nous emmène à l’intérieur de ce village de fortune où tout le monde s’active. « On fait un grand ménage parce que 200 personnes sont parties hier », nous explique-t-il. Le récit des multiples attaques s’est répandu comme une traînée de poudre dans les communautés originaires de l’Europe du Sud-Est. « Ils attaquent les gens avec des plaques d’immatriculation bulgare ou roumaine », raconte Vassilike. Il promène son regard dans la cour de l’hôtel. Tous les véhicules portent les mentions BG et RO sur leurs plaques. « C’est du racisme », s’agace son ami Vassili, originaire de la frontière entre l’Ukraine et la Moldavie. Les 300 personnes restantes ne sont pas franchement rassurées. « On n’est pas sûr de ce qui va se passer. On ne peut pas trop réfléchir. Peut-être qu’ils vont venir ce soir », résume Vassilike. Hors de question de fuir pourtant, comme nous l’explique un troisième homme : « On n’a pas peur. On ne peut pas les laisser faire leurs règles ».

« Concernant les stéréotypes de Tsiganes qui enlèvent les enfants, il y a eu des cas très fort en Italie et en Grèce par exemple, expose Tommaso Vitale qui observe ces phénomènes de près. Il y a eu beaucoup dénonciations qui ont menés à des procès. Tous ces procès ont montré que les Roms n’étaient pas coupables ». Ces événements s’inscrivaient donc dans un cadre contraint et légal. Il n’y a qu’en Europe centrale que de véritables chasses aux Roms ont été observées. « Il y a des exemples de pogroms en Hongrie en 2009, 2012 et 2014, où les gens ne passent pas par la justice ordinaire, rapporte Tommaso Vitale. Mais c’était très politisé. Les attaques avaient lieu au même moment dans plusieurs endroits ». Si la succession de lynchages racistes en région parisienne s’est bien affranchie de tout cadre légal, elle n’est en revanche pas l’œuvre de l’extrême droite. Ces attaques n’étaient pas coordonnées et les agresseurs ne semblaient pas s’être concertés. Un tel mimétisme dans le passage à l’acte violent s’avère néanmoins préoccupant. Il témoigne d’un racisme profond et persistant.

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