D’un côté, le taulier de l’expérimentation qui a passé toute sa carrière à remettre en question l’étiquette lourdingue du minimalisme, qu’on a injustement voulu lui coller. De l’autre, le celui qui a fait entrer le froid et la désolation dans une scène électronique française un peu trop branchée sur la fête et le superficialité. 40 années séparent peut-être Charlemagne Palestine de Mondkopf, mais on retrouve chez eux la même posture apostatique, la même volonté d’éclater les sacro-saints carcans, qui n’intéressent au final que les critiques musicaux. Quoi de plus naturel alors que de les faire jouer ensemble dans une église qui plus est – celle de Saint-Merri ? A quelques heures de leur concert pour Sonic Protest, on les a retrouvés, pour prendre la température et discuter autour d’une généreuse ration de whisky.
Noisey : Vous avez déjà joué ensemble il y a trois ans lors du workshop InFiné. Il s’est passé quoi pour vous, entre-temps ?
Mondkopf : Depuis ce concert, j’ai sorti un nouvel album et j’ai cherché à développer les collaborations. Ça fait aussi trois ans qu’on cherche à ré-itérer l’expérience du concert commun avec Charlemagne, de trouver des gens pour produire cet événement, et Sonic Protest a bien voulu nous aider là-dessus.
Charlemagne Palestine : Je crois que depuis notre dernière rencontre j’ai sorti trois disques sur Sub Rosa, avec Rhys Chatham. Un truc enregistré chez moi, à Bruxelles, il y a deux ans et demi. C’est quelqu’un que je connais depuis presque 50 ans, mais on n’avait encore jamais enregistré ensemble. On a fait ça dans des circonstances très intimes, à la maison, où j’ai tous mes instruments, et cette magnifique acoustique. J’ai aussi joué avec Áine O’Dwyer au Café Otto à Londres. J’aime quand on vient me voir pour me demander de jouer avec d’autres musiciens, même avec un monstre comme Mondkopf [Rires]. Je n’ai pas peur, et eux non plus j’espère. J’aime bien ce côté Clash des Titans.
C’était l’ambiance de votre première répétition cet après-midi?
Mondkopf : Ouais, c’est un peu King Kong contre Godzilla…
CP : Oui, quelque chose comme ça. Un clash, un gentil clash, mais c’est ça que j’attendais. Je ne sais pas encore ce qui est vraiment prévu pour la performance finale, mais en tout cas j’ai toutes mes armes avec moi et Paul aussi. Mon piano déjà, mais j’ai aussi amené beaucoup de morceaux électroniques issus sur mon laptop. Paul commence à chanter un peu plus, on va pouvoir gueuler ensemble. Et puis tout se passe dans une architecture gothique, ce qui est parfait pour la musique de Mondkopf. Une église résonnante et réverbérante. J’adore ce genre de nature acoustique pas trop sèche où tout le son coule. Bien sûr on peut avoir des problèmes, ça peut vite devenir muddy…
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Mondkopf : Comme Charlemagne l’a dit, je chante beaucoup plus, du growl comme de la mélodie. J’adore crier. Bon là, ça va peut être un peu plus délicat, mais si je commence à être vraiment en transe, je peux commencer à hurler.
CP : On va travailler dans l’instant. On va jouer ensemble mais on ne va pas vraiment répéter ou décider quoi que ce soit. Juste demander à l’ingénieur du son de nous donner les moyens de nous battre à armes égales, Paul et moi. Qu’on puisse se tuer l’un et l’autre à égalité ce soir.
Mondkopf parlait de transe à l’instant. On parle souvent de musique rituelle pour définir le son de Charlemagne. J’ai l’impression que vous avez en commun cette réthorique quasi-religieuse.
CP : Religieux, je ne sais pas. Je n’aime pas parler de religion, le sujet reste délicat. Je pense plus en terme de sacré… Quand j’ai commencé à jouer des drones ou des musiques de transe, j’ai commencé à toucher une toute autre génération, à attirer des collaborateurs différents, religieux ou non, avec qui on a commencé à faire des communions. Des communions sacrées, sans religion particulière.
Mondkopf : Oui je pense que c’est propre à ce genre de drones, il y a quelque chose d’assez universel.
CP : Le drone est devenu un langage universel, comme le jazz finalement.
Du coup, est-ce que jouer dans une église mercredi donne une résonnance particulière à ce caractère sacré ?
CP : Il y a des années de cela, j’avais joué avec Gol à l’Église Saint Eustache, près de Saint-Merri. On avait fait une magnifique performance, qui a d’ailleurs été enregistrée. On était plein de jeunes – tous très polis – mais pourtant le lendemain, l’église a dit « PLUS JAMAIS ». C’était vraiment une église dans le pire sens du terme. Un « club » fermé avec une magnifique architecture, seulement fréquenté par quelques personnes agées. Elle n’a pas su s’ouvrir aux nouvelles générations, incapable de faire le moindre compromis pour que jeunes et vieux puissent communiquer ensemble. Tout l’inverse de l’église Saint-Merri. J’ai déjà joué là-bas et le curé est quelqu’un de génial. C’est un lieu ouvert à l’art contemporain, j’imagine que c’est ce qu’il faut pour que jeunes n’aient plus peur d’entrer dans les églises. Ne plus en faire un lieu de discipline. C’est la meilleure propagande qui soit, qu’on laisse les choses se faire.
Ça me rappelle cette histoire où les autorités écclésiastiques avaient voulu purifier la cathérale de Reims après le concert de Tangerine Dream…
CP : Oui, mais Tangerine Dream vient plus s’inscrire dans une période de mumbo jumbo, une époque post-hippie dans laquelle on inventait toutes sortes de nouvelles religions. D’une certaine façon, on a aussi dit de moi que j’ai inventé une nouvelle religion. Ok, mais ça s’appelle le CharleWorld, et ce n’est pas quelque chose qui est dangereux ou menaçant.
Et quels sont les préceptes du CharleWorld alors ?
CP : Déjà, il y a mes animaux en peluche et mes vêtements colorés. Et puis une atmosphère où les gens sont concentrés. Il y a certaines religions où il est autorisé de boire, j’aime quand les gens ont un peu bu. Personne n’y est obligé, mais si on participe à une célébration où l’on chante et l’on joue, c’est mieux si tout le monde à « slouké » un peu. Je trouve ça pas mal pour entrer dans une autre dimension. Sub Rosa a fait un film sur moi intitulé Whisky Time. On touche presque au rite religieux, parce qu’à partir de 17h30, peu importe où je me trouve, c’est le « Whisky Time » : je bois mon Johnny Walker Red, auquel j’ai été converti par Igor Stravinsky. C’est ce qu’il buvait quand je l’ai vu diriger sa musique.
Et quels sont les préceptes ou rituels liés à la musique de Mondkopf alors ?
Mondkopf : Il faut être ouvert, le plus tolérant possible à ce que l’on peut recevoir. Être étonné par les choses. Sinon, de manière générale, je me laisse un peu aller et étonner par ce qui sort. Pendant mes lives, mes visuels forment une espèce de scénario, mais qui sont plutôt de l’ordre du conte, de l’histoire, que du rituel.
Dans la présentation du concert on a eu tendance à mettre en avant vos différences, mais j’aimerais plutôt entendre parler de vos points communs.
CP : J’ai fait un bruit, il a fait un bruit. Et voilà. Les gens ont voulu nous séparer, nous mettre dans deux catégories différentes, mais cette séparation n’existe pas. Ma propre génération était vraiment remplie de gens chiants. Et je reste très poli quand je dis ça. À cette époque, on me disait que j’en faisais trop et tout était bien trop segmenté. Quand tu étais multi-disciplinaire comme Jean Tinguely où mon ami Takis, tu étais très mal vu. Maintenant je suis dans la norme. Car la génération actuelle fait tout, elle a gagné en indépendance avec l’évolution des technologies. Ce sont des choses auxquelles on a touchées à notre époque, mais différemment.
Quand j’ai commencé à faire du drone et des musiques de transe et que nous n’étions que quelques uns là-dedans, on n’était pas vraiment intégrés à notre environnement. Même entre nous ça ne collait pas forcément. Mais aujourd’hui, la connexion se fait naturellement, on joue tous ensemble, comme à l’époque où le jazz est arrivé. On vient de parties opposées du monde ou de générations différentes et pourtant, ça marche. Ça s’est passé comme ça avec Paul. Je n’avais pas écouté sa musique avant que l’on joue ensemble, mais j’ai immédiatement eu confiance.
Mondkopf : D’un point de vue purement technique, je dirais que nous sommes reliés par ce sens de la répétition, de la mélodie et par l’aspect physique de la performance.
CP : Paul produit une musique viscérale. On est deux personnes « viscéralistes ». On a pourtant longtemps essayé de me coller cette étiquette horrible du minimalisme. Mais le minimalisme, c’est comme aller boire un verre dans un bar et ne pas laisser de pourboire. C’est cheap. Minimalism = cheapism ! Mais bon, depuis, j’ai réussi à m’affranchir de cette étiquette. Comment pourrais-je encore entrer dans cette forme cheap de musique, qui n’a rien à voir avec moi ?
La seule différence entre Paul et moi, c’est qu’il semble assez austère à première vue mais les choses qui sortent de lui sont assez différentes de ce qu’il laisse paraître. Quand je crie, l’animal que tu vois est assez proche de ce que j’incarne. Quand tu vois Paul, tu ne peux pas deviner qu’il va faire autant de bruit. Il est assez trompeur, il a un « moi intérieur » et un « moi extérieur ».
Mondkopf : On va enregistrer cette session et c’est une grande première pour moi. En même temps, c’est quelque chose que j’avais envie de tester. Quand je suis dans le studio et dans la partie création, vraiment dans un morceau, et que je l’enregistre, je le travaille, je le produis, j’ai tendance à perdre cet instant magique, j’oublie presque le côté féral du live.
CP : Il y a un côté funambule dans le live, tu es sur une corde. Je n’ai jamais été plus concentré – même en studio – que dans cette situation précaire où tu peux te foirer complétement et que tout le monde en sera témoin.
Justement, ça serait quoi le pire foirage pour ce concert ?
CP : Eh bien, c’est ça mon problème, c’est que je ne sais pas ce qu’est un foirage. Si t’en parles à mes collègues, à Steve Reich, à La Monte Young, à Philipp Glass… Eux seront en mesure de te dire ce qu’est un fuck up… Moi je suis imbécile, je ne sais pas ce que c’est. Quand j’ai enregistré mes disques avec Rhys Chatham – qui a un côté assez introverti comme Paul – il se posait la question de les sortir ou non parce qu’il se trouvait légèrement out of tune, désaccordé. Moi j’ai trouvé ça génial, être out c’est être in. C’est comme ça qu’on arrive à faire des choses inédites, en dehors des normes et des traditions si l’on peut dire, juste en laissant faire.
François Vesin ne se foire jamais sur Twitter.