« La caravane ne fait pas le voyageur ». Voilà un dicton qui collerait assez bien la communauté des gens du voyage. Quand on pense à nos amis gitans, manouches ou encore tziganes, on leur associe souvent pléthore de clichés populaires : l’accent incompréhensible de Brad Pitt en Traveler dans Snatch, les Lopez en mode castagne ou encore les chaînes en or et la gomina des Gipsy Kings.
Depuis des siècles, les sociétés en crise ont pris l’habitude de refluer sur les routes tous ces nombreux « fils du vent ». Si aujourd’hui, le chômage, les crises politiques et les guerres poussent dramatiquement encore plus d’ethnies et de nationalités sur les routes de l’exil, aux yeux de l’Histoire, les peuples tziganes, les Manouches, les Gitans ou les Tinkers irlandais resteront toujours les seuls et uniques « gens du Voyage ». Et dans cette expression, devenue une catégorie juridique du droit français, on inclut aussi les Yéniches, un groupe ethnique semi-nomade, d’origine européenne.
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Mais peu importent les cases dans lesquelles on range les gens, il est et restera une préoccupation commune aux peuples de l’univers tout entier : manger. En ce sens, la « culture food » des gens du voyage possède bien évidemment ses originalités. Chaque pays traversé a laissé son empreinte sur l’alimentation, les coutumes, les modes de cuisson et de conservation des aliments. Et s’il y a bien un plat qui fascine jusqu’en dehors de la diaspora des travellers, c’est celui du hérisson.
Pour percer les secrets de la recette du « niglo » – le nom vernaculaire donné au hérisson par la communauté des Gens du Voyage – j’ai rencontré Loup Zen. Derrière ce nom d’emprunt se cache un habitant de la région d’Arles dans les Bouches-du-Rhône, gitan d’adoption par sa femme, elle-même fille de kakous, les guérisseurs Gitans, ceux qui sont chargés de diriger le culte lors des pèlerinages religieux de la communauté aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Loup touche sa bille en cuisine gitane : il a écrit un recueil de recette de cuisine des gens du voyage, avec qui il a partagé les routes et les galères pendant de nombreuses années.
Pour les Tziganes et les Manouches, qui viennent de l’Est, on sera plus sur des plats en sauce, alors que les ethnies du Sud, comme les Gitans, préfèrent les grillades.
« En Haute-Loire, j’ai vécu avec des Tziganes qui mangeaient de jeunes écureuils, des moineaux plumés et cuits dans une grosse pomme de terre à la braise, de grosses couleuvres dites ‘couleuvres de Montpellier’ », balance Loup en guise de mise en bouche. Mais ce qu’il m’explique c’est que les gens du voyage ont la tradition « du manger simple ». Simple, car auparavant ils n’avaient pas la place de trimbaler trop d’ustensiles de cuisine dans la caravane. Une cuisine de l’instant donc, mais qui se devait aussi d’être peu onéreuse, solide et bourrative, compte tenu des métiers durs exercés par les hommes et des galères de la vie sur la route qu’il fallait surmonter quotidiennement.
Les repas types des gitans sont donc consistants et se constituent principalement de ragoûts que l’on peut faire mijoter lentement toute la journée à la braise ou, en ces temps plus modernes, sur des plaques électriques. Les volailles sont très présentes dans le régime des gitans : « Le surnom de ‘voleurs de poule’ n’est pas une légende », m’annonce Loup, d’autant plus que les bêtes en question courent les supermarchés et les campagnes. Toutefois, la composition des menus varie toujours en fonction de l’origine de l’ethnie : pour les Tziganes et les Manouches, qui viennent de l’Est, on sera plus sur des plats en sauce, alors que les ethnies du Sud, comme les Gitans, préfèrent les grillades.
Mais revenons à notre « niglo » qui, il est de bon ton de le rappeler, est une espèce protégée. La chasse du hérisson, considérée comme du braconnage, est parfaitement interdite et celui qui s’y adonne s’expose à de sévères pénalités. Loup Zen m’explique que « La capture du ‘niglo’ se fait à l’aide d’un chien ou à l’instinct du chasseur. Les Djoukels utilisés (le nom donné aux chiens en Manouche, N.D.L.R) sont généralement des terriers, rapides et teigneux, élevés pour cette chasse comme les chiens pour la truffe. La meilleure époque pour le chasser se situe au printemps, car l’hiver les hérissons hibernent et se cachent. »
Après avoir été tué par un coup violent sur la tête ou le nez, puis saigné par un coup de serpette, le ‘niglo’ est passé à la flamme vive. C’est ce qui permet d’enlever les piquants au grattoir, avec un couteau ou un rasoir de barbier.
Le soir après la chasse, entre hommes, les premières prises sont généralement cuites sur un feu de bois et mangées sur place, en pleine nature. Les autres hérissons sont ramenés vivants pour être préparés et consommés les jours suivants.
« Après avoir été tué par un coup violent sur la tête ou le nez, puis saigné par un coup de serpette, le ‘niglo’ est passé à la flamme vive. C’est ce qui permet d’enlever les piquants au grattoir, avec un couteau ou un rasoir de barbier. » Il existe plusieurs recettes pour cuire et accommoder la viande de hérisson : chaque famille a ses secrets et ses préférences culinaires.
Chez les Manouches, par exemple, le hérisson est plutôt mangéà la broche après avoir été ouvert : on le traverse avec un bout de bois dans le sens de la largeur et on l’étale pour qu’il cuise bien sur la braise et que sa graisse devienne jaune.
Il y a aussi la technique qui consiste à le cuire à l’étouffée, que l’on utilise notamment en hiver lorsque le hérisson a accumulé beaucoup de graisse. Dans ce cas, on coupe d’abord du lard en petits morceaux que l’on fait frire. On fait ensuite dorer quelques oignons avant d’ajouter la viande de l’animal dans la graisse fondue du lard. On complète avec de l’eau et des pommes de terre, puis on recouvre pour laisser cuire lentement.La cuisson en ragoût ou en civet est autant de variantes possibles et chez certains, la viande est même arrosée de vinaigre avant d’être servie.
Enfin, Loup me parle de la technique de cuisson du hérisson dite à l’aillet. Les morceaux de viande sont bouillis pendant une bonne heure, avec du sel, du poivre, du thym et du laurier (éventuellement d’autres légumes et aromates). Lorsqu’ils sont bien cuits, on ajoute des gousses d’ail et un mélange d’huile et d’ail pelé (l’huile peut être remplacée par un peu de bouillon prélevé de la cuisson). Le plat est refroidi pendant la nuit pour permettre la transformation progressive de la sauce en gelée ; il est consommé froid le lendemain matin. À sont tour, cette préparation connaît d’autres variantes. Pour ajouter la touche finale, on peut arroser la viande d’un jus très épicé fait d’ail, de moutarde et de piment. On peut aussi accommoder le bouillon avec des morceaux très finement hachés, du foie et des reins.
« Question goût… rien n’égale de bonnes volailles bien juteuses et arrosées de sauce à base de bière, cuites au feu de bois. Le hérisson est une viande forte et dure, mais il s’agit plus d’une tradition de nos ancêtres, qui dans nos communautés ont une grande importance », précise Loup. D’un point de vue extérieur, on pourrait comparer la consommation de la viande de hérisson à celui du fruit défendu, un plaisir interdit qui permet de perpétuer les exploits des anciens. Mais plus le temps et les générations passent, plus la chasse aux hérissons se perd et plus elle devient un mythe qui cristallise les fantasmes sur la culture des Gens du voyage.
Malgré tout, si le « niglo » se fait plus rare dans les gamelles, la cuisine du hérisson survie à l’occasion de certaines traditions qui elles demeurent immortelles. Comme cette coutume qui veut que, une fois par an, les « jeunes hommes » de certaines communautés tziganes se réunissent devant une bassine de cuivre ou de tôle où brûle un grand feu dans lequel ils jettent les photos des « gavali de la noye » – entendez par là les filles qui ne font pas partie de la communauté et avec lesquelles ils ont eu des relations sexuelles ou amoureuses. Le tout en chantant, en buvant et en mangeant beaucoup. De viande de hérisson, entre autres.