Le globe oculaire se détache facilement – il suffit de rentrer un doigt assuré dans le crâne, de racler en mode « viens ici » et le tour est joué.
La langue donne plus de fil à retordre. Glissante et difficile à choper, il faut malgré tout l’arracher de la tête du lapin. Après quelques tentatives infructueuses, j’arrive enfin à la tenir assez solidement pour la dégager et l’avaler. La langue n’est pas un morceau tendre mais elle est tellement petite qu’il suffit de mâcher à quelques reprises pour la faire passer. En comparaison, la cervelle est beaucoup plus molle. On dirait presque une sorte de pâte.
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Yang Li Gang, le responsable du restaurant Rong Ji Lao Ma Tu Tou (ce qui signifie « Rong Gi Mamie Tête de Lapin » – Rong Ji étant ici le nom de la franchise), est en train de m’apprendre comment manger une tête de lapin épicée. Nous sommes à Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine. La ville est surtout connue pour ses fondues très pimentées mais il se trouve que les habitants raffolent aussi des caboches de Bugs Bunny et compagnie.
Il est 17 heures et le restaurant commence déjà à se remplir de clients venus commander des têtes de lapin, vendues neuf yuans pièce (soit 1,20 €). Yang m’explique que ce plat, qu’on trouve rarement en dehors de Chengdu, a commencé à être populaire au début des années 1990. À l’époque, c’était de la street-food qu’on grignotait autour de quelques bières.
« Aucun restaurant n’en vendait – on en trouvait seulement sur de petits étals dans la rue », explique-t-il. « Le prix était intéressant pour les habitants de la ville et le produit a vite trouvé sa place dans la vie quotidienne, lors des soirées entre amis. Ça se mariait bien avec la gastronomie locale. »
Plus de quatorze millions de personnes habitent Chengdu. On dit que la ville a un tempo différent des autres agglomérations chinoises : plus détendue, plus agréable. Les gens y seraient moins obnubilés par leur boulot et consacreraient plus de temps aux loisirs ou aux activités sociales. D’ailleurs, Chengdu est souvent élue « ville la plus sympa de Chine ». Sa cuisine épicée est sans doute un facteur clé de la bonne ambiance qui y règne. D’ailleurs, selon Yang, « la plupart des gens de Chengdu sont gastronomes. »
Puisqu’il faut les décortiquer soi-même, les têtes de lapin sont tellement galères et salissantes à manger qu’on doit mettre des gants en plastique pour les déguster. Mais Yang est persuadé que c’est là la clef de leur succès : « Manger ainsi donne un sentiment de liberté, la sensation de pouvoir manger sans restriction. Ça se marie bien avec la mentalité des gens de Chengdu. Ce n’est pas guindé, c’est plus pour les sorties entre amis que pour les dîners d’affaires. »
Le restaurant est très rigoureux en matière de sélection et de préparation des lapins. En 2014, une affaire a éclaté disant que certains restaurants de la ville importaient des têtes de lapin venues de France mais Rong Ji n’utilise que des têtes de lapins chinois. Ceux-ci doivent avoir moins de six mois et peser entre 1,25 et 2 kilogrammes afin d’être bien tendres, selon Yang. « Mais si la tête est trop petite, on a du mal à l’assaisonner », continue-t-il. « On est très pointilleux sur la taille de la cervelle. »
Les têtes sont ensuite trempées dans de l’eau pendant dix heures. Cela permet d’enlever le sang. Ensuite, on les fait cuire dans un bouillon rempli d’épices. Chez Rong Ji, on met des grains de poivre du Sichuan cultivés dans le district de Hanyuan. C’est une épice chère mais « très parfumée et qui n’ajoute pas trop d’amertume. »
Après avoir sorti une paire de gants pour lui et une autre pour moi, Yang attaque une tête de lapin. Il me montre la technique. Il faut attraper les deux mâchoires et les démantibuler d’un geste sec qui rappelle un peu à celui de Kong jouant au dentiste avec un T-Rex. Cela permet d’accéder à la chair tendre des joues du lapin. Après, on attaque la langue et les orbites avec les doigts.
La dernière chose à faire est de casser le crâne pour en extraire la cervelle. Vu la taille d’une tête de lapin, ce n’est pas grand-chose mais on la suçant, on sent un goût très doux et qui rappelle un peu les rognons. Et le poivre du Sichuan apporte un piquant anesthésiant sympathique à l’ensemble.
Rong Ji vend à peu près 500 têtes par jour à l’adresse où je suis allé les déguster ; évidemment plus quand ce sont les vacances et que Chengdu se remplit de touristes. Bien que les têtes de lapin fassent fureur ici, Yang comprend pourquoi elles pourraient avoir du mal à connaître un tel succès ailleurs.
« Je sais que dans beaucoup d’endroits, les lapins sont vus comme des animaux mignons et les gens ne veulent pas les manger », avoue-t-il en enlevant ses gants pleins de sauce. « En plus, il faut apprendre à les décortiquer et il n’y a pas beaucoup à manger dessus. Donc peut-être qu’ailleurs, les gens ne voudraient pas s’embêter comme ça. Mais à Chengdu, on aime tellement ça qu’on accepte le temps que ça prend pour les déguster. »
Alors que la démonstration de Yang touche à sa fin, le Rong Ji est plein d’amateurs de têtes de lapin. Chaque crâne explosé, chaque cervelle aspirée hors de ce crâne et chaque langue avalée viennent témoigner de cette gastronomie unique qu’on trouve à Chengdu, sans doute la ville où l’on aime le plus sucer la cervelle de petits animaux.