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« Chez Walczak », le bistrot caché de celui qui boxait avec les plus grands

Walczak Restaurant

Au 75 rue Brancion, dans un coin ronflant du 15e arrondissement – quoique réveillé le week-end par la gouaille des marchands de livres anciens – se dresse un petit bistro dont la façade ne paye pas de mine.

« Aux Sportifs Réunis », autrement appelé « Chez Walczak » est une de ces institutions parisiennes dont on ne sort pas autrement qu’aviné, la panse bien remplie et les oreilles pleines d’éclats de rire. Le troquet est une machine à remonter le temps, direction : les rutilantes années 1950.

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Pour entrer, il faut d’abord cogner au carreau et attendre que le tenancier soit assez bien luné pour vous ouvrir. Du haut de ses 68 années bien tassées, Jean-Louis est en fait une vraie crème, autorité naturelle et bienveillance tout dehors. Du genre à savoir faire régner l’ordre entre les tables sans jamais avoir à hausser le ton.

Walczak Bar Photo

Walczak fils, c’est lui. Il tient la baraque depuis la mort de son père Yanek Walczak, il y a trente ans. Un boxeur dont l’âme habite encore les lieux à travers les centaines de photos qui bardent les murs défraîchis. Au milieu du restau, banquettes en moleskine et tables de chêne trônent fièrement comme autant de derniers témoins d’une époque révolue.

Tout commence en 1949. Fatigué de monter sur le ring, après une belle carrière de champion d’Europe notamment marquée par un combat contre le « Bombardier marocain » Marcel Cerdan, Yanek troque ses gants pour un tablier de cafetier.

La seconde guerre mondiale vient de s’achever, et le fils d’immigrés polonais installés dans le nord veut tourner la page du sport. Celui qui jadis avait mis à terre Sugar Ray Robinson voulait désormais tenir un débit de boissons, pas prise de tête pour un sou, convivial, un repaire de bons copains. Un endroit où refaire le monde en trinquant.

Walczak Table Intérieur

À l’époque on n’y servait rien à manger, mais « il n’était pas rare de voir Yanek Walczak partager avec Georges Brassens une entrecôte achetée en face », me raconte l’écrivain Gérard Letailleur, spécialiste des cafés parisiens, ami de la famille Walczak qui a connu le lieu dans ses grandes heures, avec qui je déjeune ce midi dans le fameux bistrot.

Autrefois, « Chez Walczak » faisait face aux abattoirs hippophagiques de Vaugirard et à son marché aux chevaux attenant. C’était un lieu de passage, vivant, qui battait au rythme du quartier et où se mêlaient vedettes de la chanson, du sport ou du cinéma. Lino Ventura y avait ses habitudes – passerelle entre le ring et le 7e art, il avait été champion d’Europe de catch avant de percer sur grand écran dans le film Touchez pas au grisbi.

« Dans son café, tout rappelait les années 1950 et sentait bon l’atmosphère du film de Marcel Carné, L’air de Paris. »

Parmi les célébrités, on trouvera également accoudés au zinc Bourvil et Jean Gabin, puis dans leur sillage, Bernard Blier et Michel Audiard. « La vie parisienne se donnait rendez-vous ici », m’explique Letailleur qui indique au passage que nos voisins de couverts sont d’anciens champions de handball.

Bien avant la naissance de son fils Jean-Louis, Yanek Walczak avait transformé ce café racheté à des Corses en troquet de joyeux drilles. C’est d’ailleurs à « Chez Walczak » que Georges Brassens fait référence dans la chanson Le Bistrot :

« Dans un coin pourri

Du pauvre Paris,

Sur un’ place,

L’est un vieux bistrot

Tenu pas un gros Dégueulasse.

[…] Qui viennent en rang,

Comme les harengs,

Voir en face

La belle du bistrot,

La femme à ce gros

Dégueulasse. »

La belle du café, c’était Georgette, la tenancière, que tout le monde surnommait affectueusement Jo. « Georges Brassens, qui venait souvent voir son ami Yanek, était un peu amoureux de la maman de Jean-Louis. Il venait solliciter sa tendresse, ou peut-être plus… », laisse échapper Letailleur.

Plus tard, dans notre déjeuner, on entendra encore quelqu’un évoquer que Jean-Louis n’est peut-être pas le fils de son père. « Quand on fait le calcul, ça coïncide à l’époque où il était à Boston. », concède lui-même Jean-Louis. La vérité, personne ne la connaît. Le secret restera à tout jamais enfermé dans le crépi des murs du café.

Walczak Famille Yanek Georgette
(À droite) Toute la famille Walczak : Yanek, Georgette, Guy et le petit Jean-Louis.

Et puis un jour, « Ultime K.O. », commente Letailleur : le solide Yanek meurt brutalement, derrière son comptoir, victime d’un malaise cardiaque. « Le bonhomme plaisait, aussi bien par sa boxe courageuse et solide que par sa personnalité attachante et joviale », lui rend hommage le journal L’Équipe, qui salue également « sa fidélité en amitié et son franc-parler ».

On y sert d’abord un bœuf bourguignon cuit aux petits oignons puis le menu est élargi à différents petits plats – lapin à la moutarde, tripes, andouillettes.

Pour le magazine Ring International, il « laisse le souvenir d’un combattant particulièrement valeureux, d’un homme intègre. Combien d’anciens boxeurs, ou tout simplement de passionnés de boxe, se sont rendus dans son bistrot pour engager la conversation avec le patron, refaire les combats d’antan, ou encore évoquer cette époque fabuleuse à jamais révolue, où il se produisait. »

« Dans son café, tout rappelait les années 50 et sentait bon l’atmosphère du film de Marcel Carné L’air de Paris dans lequel Jean Gabin interprétait à la perfection le rôle d’un manager de banlieue et Roland celui d’un boxeur en quête de gloire… »

Walczak Cuisine Poule
À l’époque, les poules de l’arrière-cour se baladaient tranquillement chez Walczak.

Mais alors quoi, le café allait-il tirer sa révérence en même temps que le mythique Yanek ? Les fils Guy et Jean-Louis en décident autrement. Cinquante ans de bistro n’allaient pas s’arrêter aussi sec. Les deux frères, le premier connu pour être un sacré dur à cuire doublé, le second pour son titre de champion d’Europe de tennis de table, prennent donc le relais derrière le comptoir.

C’est à ce moment-là que le café est transformé en restaurant. On y sert d’abord un bœuf bourguignon cuit aux petits oignons puis le menu est élargi à différents petits plats – lapin à la moutarde, tripes, andouillettes – avant d’être à nouveau resserré. Carte unique, prix unique. Aujourd’hui que Guy s’en est allé, Jean-Louis s’est concentré sur une proposition plus simple.

Walczak Mur Jean Louis

Que mange-t-on, « Aux Sportifs Réunis » ? « Une cuisine sans chichi, mais que des bons produits ! », me répond-il. Pour 30 euros le soir (et 25 le midi), le repas à la bonne franquette est une grande ripaille : entrée à volonté avec entre autres saucisson sec, terrine et andouille, suivi d’un plat bistrot (le choix entre trois assiettes, ce jour-là : bavette d’aloyau, rôti de porc ou lasagne), libre plateau de fromage puis dessert, le tout avec du pif qui coule à flots – des magnums de vin rouge traînent sur toutes les tables.

« Chez Walczak, la diététique est une affaire de bon sens. Une seule chose prime : offrir au consommateur des produits naturels, d’une fraîcheur indiscutable », peut-on lire dans le livre de Gérard Letailleur, Chez Walczak, un bistrot hors du temps, un café historique.

Les habitués forment ensemble une vieille silhouette rassurante dans le troquet. Gens de la police, piliers de comptoir, anarchistes, copains retraités qui prennent le bus pour venir ici tuer le temps.

« Je me fais livrer tous les deux jours par des copains de Rungis. On travaille au jour le jour. Tous les produits sont frais, et en même temps, y’a intérêt : je cuisine principalement pour les copains, alors s’ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver », plaisante le taulier.

Les habitués forment ensemble une vieille silhouette rassurante dans le troquet. Gens de la police, piliers de comptoir, anarchistes, copains retraités qui prennent le bus pour venir ici tuer le temps. On les croise surtout le midi tandis que le soir voit se succéder davantage de nouvelles têtes.

Walczak Table Invités

Grossir la clientèle ? Jean-Louis n’en a pas spécialement envie. La veille, il a reçu une médaille à la Mairie de Paris, lors d’une cérémonie récompensant les meilleurs bistrots de la capitale. Avec ça, il a également reçu les caméras du JT de Jean-Pierre Pernaut.

Quand je lui demande s’il craint qu’être sous les feux des projecteurs lui amène un paquet d’indésirables, il hausse les épaules. « Au pire, il y a toujours le loquet ! », rappelle-t-il en jetant un coup d’œil furtif à la porte qui sépare ce havre de paix du tumulte de la rue.

L’histoire veut que la tête d’hippopotame qui trône dans la salle fût remise à Yanek Walczak par un duo de loustics qui avaient bu toute la journée sans avoir de quoi payer.

« Chez Walczak » est à l’image d’un souvenir que l’on raconte, inlassablement. Une histoire que l’on aime écouter, nostalgique d’une époque que l’on n’a pas connu ; et qui pourtant, a déjà des airs de fin de soirée.

Renaud, Michou, Belmondo, les noms fusent alors que Jean-Louis pointe du doigt les photos au-dessus de nos têtes. « Mes premiers clients, c’étaient les Monteil », se souvient-il. « Martine Monteil, l’ancienne patronne de la brigade criminelle, celle qui a arrêté Guy Georges », ajoute Gérard Letailleur.

Walczak Entrée Boxe

Comme autant de vieux fantômes convoqués, ces personnalités ne viennent plus s’attabler ici mais demeurent fixées dans les vieux cadres du bistrot. Désormais, c’est la troisième génération qui a pris place aux fourneaux de la maison. Lydie, la fille de Jean-Louis Walczak, Christophe, qui règne en chef d’orchestre dans la cuisine.

Avec sa voix chantante dans laquelle on se surprend à reconnaître des notes de titi parisien, on décèle en Lydie une sacrée future relève. D’un pas rapide et décidé, elle valse entre chaque table pour prendre les commandes. Elle qui n’était même pas encore née quand son grand-père a récupéré la grosse tête d’hippopotame qui siège, imperturbable, au milieu de la salle à manger.

L’histoire veut que cette œuvre de taxidermie fût remise à Yanek Walczak par un duo de loustics qui avaient bu toute la journée sans avoir de quoi payer. « Prenez ça, c’est mieux que rien », auraient-ils lancé, un peu penauds. Et tant pis s’il se murmure que les deux gaillards étaient des déménageurs qui travaillaient ce jour-là pour le musée d’histoire naturelle.

Walczak Tête d'hippopotame
La fameuse tête d’hippo.

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