Société

Jésus-Christ, rap et défense des homosexuels : avec le « prêtre des réfugiés » qui vient d’être suspendu par sa hiérarchie

À cheval sur sa vieille mob rouge à l’arrêt, soutane relevée sur les genoux, le père Christofóros patiente sur la promenade qui longe le nord de l’île de Lesbos, en Grèce. Il est difficile de louper la large croix orthodoxe se balançant autour de son cou, ou celle coiffant la petite église Notre-Dame-des-Sirènes, située un peu plus haut sur la jetée. Le fait est qu’il est si rarement donné d’observer de près un prêtre trentenaire, du genre à discuter avec les pêcheurs tout en fumant, que je l’ai d’abord confondu avec un chanteur de metal.

Pourtant, Christofóros Schuff est un prêtre orthodoxe. Il vient de fêter ses dix années d’exercice professionnel. Sous sa soutane, il est également rappeur amateur, professeur tatoué, polyglotte averti, militant pro-LGTB et atteint d’un lymphome de stade avancé. Figure tutélaire du village de Skala Sikaminias, il est connu de tous après s’être fortement impliqué auprès des milliers de réfugiés ayant débarqué sur l’île depuis 2015. Malgré cet engagement humaniste, l’archevêché des églises russes orthodoxes en Europe occidentale, basé dans la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky à Paris, lui a demandé de retirer ses habits liturgiques ce lundi 10 juillet, dans le cadre d’une suspension de l’exercice de son sacerdoce. Motif : son « insubordination », terme flou qui renvoie directement à son discours jugé « hérétique » et aux insanités qu’il profère dans ses chansons.

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« En tant que prêtre, il est important de dire que la théologie de l’Amour doit inclure et non exclure les gens à cause de leur sexualité. » – Christofóros Schuff

Tout commence lorsque le Californien, né il y a 38 ans sous le soleil de Sacramento et le prénom de Michael, poste quelques titres sur Youtube, en 2011. Ça n’a rien d’une première. L’homme est un musicien enthousiaste, adepte de ballades, de country, et ancien mariachi professionnel. Mais cette fois-ci, du fond de son village hellène de deux cents âmes, avec une vue imprenable sur les montagnes bleues de la Turquie, le prêtre a envie de changer de registre. Il pioche dans ses carnets les écrits les plus énervés et publie War and More.

Depuis, l’ancien Padre X a changé son nom de scène, histoire de calmer les plus courroucés de ses pairs. Il se fait désormais appeler Just X. « Ça se prononce comme le mot justice, mais il y a également cette idée de just X, seulement moi », m’explique Christofóros, prénom dont la première lettre, en grec, s’écrit « X ». « Cette perspective, celle d’être fidèle et honnête envers soi-même, est importante. » Cet homme aux faux airs de Reno Raines en profite pour dérouler un de ses credo : « Lorsque l’on trouve son moi intérieur, que l’on prend le temps de ressentir dans son corps et son esprit je suis par essence bon, beau et aimé, je pense qu’il est beaucoup plus facile de faire des bonnes choses en ce monde. »

Si prêtres et hommes d’Église se sont souvent opposés au pouvoir écrasant de l’argent-roi, le clergé n’a que très rarement œuvré à l’intégration des minorités sexuelles. Le père Christofóros est un précurseur. En 2015, en Norvège, il participe à une manifestation en faveur du mariage gay. Les croyants et les médias s’interrogent . Lui ne voit pas le problème et tient à souligner qu’il prône « l’amour sous toutes ses formes », même polyamoureuse. « En tant que prêtre, il est important de dire que la théologie de l’Amour doit inclure et non exclure les gens à cause de leur sexualité, précise le père Christofóros. L’Église est un endroit où une sorte de racisme, d’homophobie, de Nous sommes meilleurs qu’eux, a parfois cours. Moi, je crois en la défense des droits LGBT. Et je crois que si Dieu est Amour, alors il est Amour pour tout le monde. »

Le 10 avril 2016, sa guitare fétiche l’accompagne jusque dans le commissariat d’Oslo, où il est provisoirement emprisonné pour une manifestation non autorisée, appelant à la défense des réfugiés. Plus récemment, le père Christofóros a poussé la chansonnette au côté de sa femme Hildegunn lors d’un concert en faveur du mouvement de protestation de Standing Rock. Une petite phrase revient toujours dans ses propos : « Fuck injustice and God damn the war. »

« Par essence, si nous sommes croyants, nous devons croire dans le divin que renferme notre voisin. Sinon, je dirais que nous ne croyons pas réellement en Dieu. » – Christofóros Schuff

Produit de la côte ouest américaine, Christofóros Schuff grandit « dans une famille chrétienne évangélique très stricte, conservatrice sur le plan religieux et politique », comme il la décrit lui-même. Élevé sans télévision, il n’a été baptisé qu’à l’âge de six ans – « car mes parents voulaient que je comprenne le pécheur que j’étais avant de recevoir le baptême ». Dès que ses géniteurs ont le dos tourné, il cesse d’écouter de la musique religieuse et allume la radio, avide de découvertes. Il sera mis à la porte du foyer à 16 ans. Malgré cette rupture violente, le rebelle reste croyant, mais ses choix l’éloignent d’un Dieu « effrayant », censeur.

« J’ai grandi dans un environnement rempli de préjugés au sujet des personnes homosexuelles, où l’on pouvait parfois utiliser certaines écritures pour dire que les noirs et les blancs ne devraient pas se marier, se souvient Christofóros. Selon la vision évangélique, ceux qui ne sont pas comme nous vont probablement finir en Enfer. J’ai commencé à remettre en cause certaines choses à propos de cette vision. Je voulais trouver une réponse à la question : qu’est-ce que l’Église, et qu’est-ce que la Chrétienté ? »

Christofóros pendant un concert

C’est à l’adolescence que ce père de trois filles – qui vit avec sa femme et ses enfants dans une ferme biologique située tout près de la forêt de Greipstad, en Norvège – découvre Le Christ recrucifié, de Nikos Kazantzákis. L’auteur, qui écrira cinq ans plus tard La Dernière tentation du Christ, y explore la redécouverte de la charité par des villageois grecs sans histoire, chargés de mimer la Passion du Christ durant la Semaine sainte. Le romancier sera « blacklisté par l’Église orthodoxe », mais pour le père Christofóros, peu importe : le livre lui donne envie de devenir prêtre.

Après de nombreux étés de bénévolat dans un orphelinat mexicain, il finit par mettre le doigt sur une doctrine qui le suit toujours : « Lorsque nous venons en aide ou que nous nous soucions de notre prochain, nous le traitons comme nous devrions traiter Dieu. Ainsi, nous devenons Dieu pour lui et il devient Dieu pour nous. » Et le père d’insister : « Par essence, si nous sommes croyants, nous devons croire dans le divin que renferme notre voisin. Sinon, je dirais que nous ne croyons pas réellement en Dieu. »

« Je ne peux pas dire que Jésus-Christ est le seul fils de Dieu, parce que je pense que nous sommes tous filles et fils de Dieu. » – Christofóros Schuff

Ça a débuté avec quelques bateaux. Puis, la mer s’est noircie. Les pêcheurs sont rentrés au port l’haleine courte et le cœur battant, en lançant l’alerte : « La Turquie débarque, la Turquie débarque ! » En 2015, Skala Sikaminias devient l’avant-poste de la crise des réfugiés, le « hotspot » de l’Europe. Jusqu’à 5 000 réfugiés y débarquent chaque jour. Ils ont faim, jettent leur passeport, dorment par terre, pleurent leurs morts. De leur côté, les habitants s’organisent. Puis le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés prend le relais et le monde entier débarque sur la place principale du village, accolée à l’église.

Le père Christofóros s’improvise alors diplomate. Il négocie et concilie les besoins des pêcheurs, des professionnels du tourisme, les postures des politiques, et le travail des gardes-côtes européens, des policiers, des bénévoles isolés et des ONG, sous le regard des journalistes. « Tout cela avec l’objectif de faire le maximum pour les gens qui arrivent en bateau, résume-t-il. C’est très complexe, car ce qui peut être bon pour un réfugié peut devenir une difficulté pour un local. Et l’on doit garder les deux perspectives à l’esprit. »

L’homme d’Église reçoit de nombreux prix sans retenir ses coups lorsqu’il s’agit de dénoncer l’allure théâtrale, registre tragicomique, qu’a pu prendre le village qu’il connaît depuis 15 ans. Ou le revers de la « bonne volonté » chez des bénévoles parfois plus enclins à « se prendre en photo avec des bébés » qu’à « faire le sale boulot comme nettoyer les ordures, vider les toilettes », ou soulager la population locale.

Christofóros et sa fille lors de la Gay Pride de 2015 à Kristiansand, Norvège

« Peut-être qu’un jour j’en ferai une chanson, ajoute-il en riant. Ici, à Lesbos, je me souviens d’une vague de réfugiés afghans, arrivés peu après l’invasion américaine. Puis, les États-Unis sont allés en Irak et il y a eu de nombreux Irakiens sur les plages. Les habitants les ont guidés, aidés et nourris durant de très nombreuses années, sans aucune contrepartie, aucune notoriété. Ils n’ont jamais ressenti le besoin de lancer des pages Facebook. De l’autre côté, certains viennent quelques mois et s’autoproclament héros. »

Longtemps, le prêtre a eu peur d’être défroqué. Désormais, il accepte que sa parole soit considérée comme « très libérale », voire « hérétique ». Celui qui donnait des tapis aux réfugiés pour leur prière assume : « Je ne peux pas dire que Jésus-Christ est le seul fils de Dieu, parce que je pense que nous sommes tous filles et fils de Dieu. Le divin est Amour, il est masculin et féminin. » Cette pensée hétérodoxe aura donc abouti à sa suspension de l’exercice sacerdotal, en attendant l’avis définitif du Saint Synode, l’institution au sommet de la hiérarchie religieuse orthodoxe.

Le père Christofóros avant son défrocage
Le père Christofóros après son défrocage