Octobre 2020. En arrivant à Heathrow, Tara Hanlon, 30 ans, vérifie son téléphone et sa coiffure avant de se diriger vers la zone des départs de l’aéroport londonien. La jeune femme aux cheveux bruns n’a qu’une idée en tête : attraper le premier vol à destination de Dubaï. Rien ne la distingue des autres voyageurs si ce n’est, peut-être, les cinq lourdes valises qu’elle traine derrière elle.
Hanlon n’est finalement jamais montée dans cet avion. Avant l’embarquement, les douaniers britanniques sont intervenus, l’ont emmenée dans une pièce annexe et ont commencé à l’interroger. Aux agents qui questionnaient le but de son voyage, la jeune femme a répondu qu’elle partait simplement en vacances, qu’elle avait un peu plus de 50 euros en espèces et que ses valises étaient remplies de vêtements parce qu’elle partait avec des copines et qu’elle avait peur de ne rien avoir à se mettre.
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Ce sont des chiens policiers entraînés à déceler l’odeur de quantités importantes de billets de banque – dans les bagages ou sur un individu – qui ont mis les douaniers sur la piste d’Hanlon. Lorsque les agents ont fouillé ses valises, ils ont découvert qu’elles étaient remplies de sacs sous vide contenant des billets d’une valeur totale de 1,9 million de livres sterling (soit environ 2,15 million d’euros).
En recoupant des documents au domicile de la suspecte et en épluchant ses relevés téléphoniques, les agents ont découvert qu’Hanlon avait transporté 3,5 millions de livres sterling (3,96 millions d’euros) pour le compte de blanchisseurs d’argent sur trois autres voyages vers Dubaï. Hanlon, qui avait récemment été licenciée suite à la pandémie et avait accumulé des dettes importantes, a plaidé coupable de blanchiment d’argent pour un montant de plus de 5 millions de livres sterling (5,6 millions d’euros).
« Trois gros coups… avec ce salaire et le suivant, mes dettes seront effacées » – texto envoyé par Tara Hanlon.
Cette seule arrestation a permis de démanteler le plus grand réseau de blanchiment d’argent du Royaume-Uni. Le réseau de « passeurs », cumulant un chiffre d’affaires de 104 millions de livres sterling (117,8 millions d’euros), rassemblait de nombreux individus sans lien apparent. Ces personnes n’avaient en commun qu’une seule chose : des dettes ou un besoin d’argent rapide. Il faut dire que chaque voyage était rémunéré entre 3 et 8 000 livres sterling (3 398 et 9 062 euros) par les commanditaires.
Dans des échanges de textos présentés au tribunal, Hanlon écrit à un ami : « Trois gros coups… avec ce salaire et le suivant, mes dettes seront effacées ». D’autres messages sur son téléphone évoquent ces missions comme l’assurance d’une « vie de rêve : quelques jours au soleil et le reste tranquille à la maison ».
Quelques semaines après l’arrestation de Hanlon, Zdenek Kamaryt, 39 ans, est appréhendé à Heathrow alors qu’il s’apprête à embarquer sur un vol pour Dubaï avec 1,3 million de livres sterling (1,7 millions d’euros) en liquide. Nicola Esson, 55 ans, vit la même mésaventure le mois de mai suivant – après avoir fait le voyage Heathrow-Dubaï trois fois entre août et septembre 2020, enregistrant au total 19 valises contenant des espèces d’une valeur de 6,4 millions de livres sterling (7,25 millions d’euros) – un poids combiné de près d’une demi-tonne en billets de banque.
Au tribunal, le procureur Julian Christopher QC a décrit les passeurs comme « des jeunes ordinaires, attirés par l’argent ». L’enquête est toujours en cours et 12 autres suspects ont été inculpés en septembre 2022, dont le mannequin Jo Emma Larvin, et son partenaire actuel Jonathan Johnson.
Outre la détection, c’est la perte d’une valise que craignent le plus les passeurs. C’est ce qui est arrivé à Muhammed Geyas Ilyas, un passeur de 20 ans originaire de Slough, lorsqu’une de ses quatre valises a disparu à Heathrow en février 2020. Après dix jours d’attente, le sac malmené a été retrouvé. Malheureusement pour Ilyas, il a été ramassé par des agents des douanes qui ont découvert 431 000 £ en espèces à l’intérieur. Ilyas a ensuite plaidé coupable pour le transport de 2,5 millions de livres au total.
« Nous ne savons pas comment les gangs de dealers sont entrés en contact avec ce réseau mais au vu de l’aspect physique de ces billets, il semblerait qu’ils proviennent de transactions de rue » – Ian Turby, enquêteur en chef de la National Crime Agency (NCA).
Un autre passeur présumé, un trentenaire de Leeds, a été retrouvé pendu à son domicile en août 2020. Il a commencé à faire des vols de passeurs vers Dubaï après avoir perdu son travail pour la NHS, le système de santé britannique. Son dernier post Instagram le montrait en train de nager dans une piscine d’un hôtel cinq étoiles à Dubaï.
La vision moderne du blanchiment d’argent évoque généralement les paradis fiscaux ; des chaînes de sociétés fictives impossibles à démêler pour les gouvernements, ou des sommes colossales transférées en bitcoins.
On imagine rarement des inconnus avec un boulot ordinaire transportant des tonnes de billets de banque dans des valises jusqu’à Dubaï. Selon Ian Turby, enquêteur en chef de la National Crime Agency (NCA), l’argent liquide du réseau est soupçonné d’avoir été blanchi pour le compte du commerce florissant des drogues illégales au Royaume-Uni.
Ce commerce, qui repose presque exclusivement sur des transactions en espèces, produit de grandes quantités d’argent liquide qui ne peut pas être facilement dématérialisé, ce qui signifie qu’il doit être déplacé physiquement et investi ailleurs.
« Au vu de l’aspect physique de ces billets », qui étaient liés par des élastiques, « il semblerait qu’ils proviennent de transactions de rue – nous ne savons pas, en revanche, comment les gangs de drogue sont entrés en contact avec ce réseau », confie Turby.
Le réseau collectait l’argent liquide dans des « maisons de comptage », généralement des appartements loués dans le centre de Londres, qui étaient régulièrement déplacés pour masquer les mouvements et éviter d’être repérés. Les liasses de billets de banque étaient emballées sous vide et placées dans des valises, chacune contenant jusqu’à 500 000 £ et pesant environ 40 kg. Elles étaient aspergées de café filtre ou de désodorisants pour tenter de dissimuler l’odeur caractéristique de l’argent liquide aux chiens policiers.
« Les blanchisseurs d’argent savent que les banques de Dubaï ne prennent pas suffisamment de mesures pour traiter les clients à haut risque et les ciblent intentionnellement » – Max Heywood.
À son arrivée à Dubaï, Nicola Esson, l’un des passeurs qui a été arrêté par la suite, a réussi à déclarer immédiatement un total de 6,4 millions de livres sterling en espèces. Si l’argent aurait pu être saisi en Grande-Bretagne, une fois déclaré à Dubaï, il pouvait être investi dans d’autres activités par l’intermédiaire de créanciers locaux en toute légalité. L’argent était – selon des sources de la NCA – converti en dirhams, et utilisé pour acheter de l’or en Afrique ou des crypto-monnaies, avant d’être remis aux gangs de trafiquants au Royaume-Uni et dépensé légalement.
Plusieurs raisons ont fait de Dubaï une destination attrayante pour les blanchisseurs d’argent britanniques, explique Max Heywood, responsable du secteur public chez Elucidate, une plateforme de quantification des risques de criminalité financière. Il s’agit d’une économie ouverte à forte intensité de liquidités, d’un marché immobilier de luxe haut de gamme et d’un commerce actif d’or, de métaux précieux et de pierres précieuses.
En mars de cette année, les Émirats arabes unis – dont Dubaï est la ville la plus peuplée – ont été placés sur une liste de pays à surveiller par l’organisme mondial de lutte contre le blanchiment d’argent, le Groupe d’action financière (GAFI).
« Le principal enjeu n’est pas tant les lois que la manière dont elles sont appliquées », explique Heywood. « Une évaluation du GAFI en 2020 a révélé que les banques de Dubaï ne prennent pas suffisamment de mesures pour traiter les clients à haut risque. Les blanchisseurs d’argent professionnels connaissent ces banques et les ciblent intentionnellement. Ils sont également susceptibles d’utiliser des sociétés fictives [étrangères] pour déguiser l’identité de leurs clients lors de l’achat de biens immobiliers. »
Les gangs britanniques ne sont pas les seuls à faire transiter de l’argent par Dubaï. En 2010, Wikileaks a révélé que le vice-président afghan, Ahmad Zia Massoud, avait été autorisé à entrer à Dubaï avec 52 millions de dollars en espèces l’année précédente, selon un rapport diplomatique américain. En 2021, le président afghan Ashraf Ghani aurait fui son pays pour Dubaï en hélicoptère avec 169 millions de dollars.
« Le nombre élevé de ressortissants étrangers qui y résident, et la gamme conséquente de devises utilisées, font de Dubaï un lieu attrayant pour infiltrer l’argent sale dans le système financier » – Neil Swift, associé chez Peters & Peters.
Les autorités angolaises ont cherché à récupérer 1 milliard de dollars auprès de la fille de l’ancien président et résidente de Dubaï, Isabel dos Santos, qui a envoyé 115 millions de dollars à une société offshore dans le pays. Dans un autre épisode surnommé « le blanchiment russe », quelque 20 milliards de dollars ont été envoyés à 150 sociétés des Émirats arabes unis depuis la Russie entre 2010 et 2014, bien que les autorités de trois pays différents aient signalé leurs inquiétudes.
Les entreprises de transfert non réglementées aident l’argent à disparaître à Dubaï, affirme Neil Swift, associé chez Peters & Peters, un cabinet d’avocats spécialisé dans la criminalité des affaires. Swift travaille avec des clients du Moyen-Orient et d’Asie sur des enquêtes de criminalité financière très médiatisées de haut vol.
« Il existe un nombre important d’activités d’échange informelles – services de transfert de fonds ou de valeurs (MVTS) – qui ne sont pas réglementées », explique-t-il. « La grande taille et l’ouverture du secteur financier des Émirats arabes unis, le nombre élevé de ressortissants étrangers qui y résident, et la gamme conséquente de devises utilisées, en font un lieu attrayant pour infiltrer l’argent sale dans le système financier. »
En décembre 2021, la police enquêtant sur le réseau de passeurs a fait une descente dans une adresse résidentielle chic de Belgravia, à Londres. La propriété appartenait à une femme, mais l’homme que la police recherchait était son partenaire.
Abdulla Mohammad Ali Bin Beyat Alfalasi, un ressortissant émirati de 47 ans et père de six enfants, dirigeait une société enregistrée à Dubaï appelée Omnivest Gold Trading. Alfalasi avait un passé criminel peu chargé, mais était un élément clé du réseau. Il avait d’ailleurs lui-même effectué de multiples voyages pour transporter du cash entre décembre 2019 et mars 2020.
Après le confinement, il a recruté un réseau plus large de passeurs d’argent suite à une rencontre fortuite avec une Britannique, Michelle Clarke, 42 ans, ancienne employée de Sky TV Digital. On pense qu’elle a aidé à recruter des personnes pour servir de passeurs pour le système de passeurs associé à Omnivest, notamment Hanlon et Esson. Clarke est toujours en fuite et recherchée par la NCA.
Les preuves présentées contre Alfalasi étaient accablantes. Lors de la perquisition de son domicile, de ses ordinateurs et de ses trois téléphones, la police a trouvé des photos de valises d’argent liquide, des factures, une feuille de calcul intitulée « Abdullah London » qui enregistrait les montants d’argent liquide collectés, puis la valeur – en dirhams – des marchandises. Son numéro de téléphone et son adresse électronique étaient également liés à des réservations de vols pour des mules à cash.
Les autorités estiment qu’en dépit des 19 000 pages de preuves produites, elles n’ont trouvé nulle part les noms des personnes pour lesquelles le gang de blanchisseurs d’argent transportait de l’argent. On pense qu’ils faisaient partie d’un « service de livraison pour les gangs », mêlant les fonds de plusieurs gangs criminels, blanchissant l’argent et le restituant ensuite. Mais il y a quelqu’un, quelque part, qui sait exactement quels gangs sont mêlés et pour quel montant, affirme Turby.
« Il s’agit incontestablement des fonds de dizaines de gangs criminels au Royaume-Uni », affirme-t-il. « [Ce processus de blanchiment] permet à ces réseaux d’effectuer des paiements en amont aux cartels. Certains éléments indiquent qu’il a été utilisé pour acquérir de l’or en Afrique et nous suivons actuellement cette piste avec la police de Dubaï. »
Affalais a été condamné à neuf ans et sept mois de prison. Parmi les personnes condamnées à ce jour, Hanlon a écopé de 34 mois et Kamaryt de 26 mois de prison pour blanchiment d’argent. Les autres personnes citées ci-dessus attendent toujours leur jugement – à l’exception des gangs criminels qui les employaient et qui échappent toujours à la justice.
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