Il est souvent arrivé, ces dernières années, que les clips de rap ne ressemblent pas à des clips de rap. Les effets de style récurrents apparus dans les années 90, et qui sont devenus les clichés du genre – incrustations sur fond vert, voitures de luxe, top models, bling-bling tape-à-l’œil, et parfois, un vague, quoi qu’élaboré, scénario de film d’action – ont laissé place à quelque chose de plus simple. Prenez la première grosse vidéo virale de rap en 2017, « Pull Up Wit Ah Stick », du rappeur d’Atlanta Sahbabii. Le clip montre des douzaines de personnes, dont Sahbabii lui-même, en train de jouer aux gangsters devant la caméra, le majeur tendu. Il y a des flingues partout. Rien de tout ça ne semble avoir été prévu, ni mis en scène.
« Pull Up Wit Ah Stick » fait immédiatement penser à Chief Keef, un autre rappeur de Chicago. Dans ses premières vidéos, on le voyait, lui et ses potes, fumer de la weed et brandir des armes, sans la moindre cohérence narrative. Ces clips sont simples, mais ils ont complètement changé l’aspect visuel du rap, instaurant un modèle qui est, depuis, devenu un standard dans le monde entier. Chief Keef a montré que les rappeurs n’avaient pas besoin de beaucoup d’argent ou de l’attention des gros médias comme MTV ou BET pour sortir un hit vidéo. Tout ce dont ils ont besoin, c’est d’appuyer sur « Rec. ».
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« C’était simplement eux, en train de sauter dans tous les sens dans un salon », explique le réalisateur Fetti Films, en parlant du clip de « I Don’t Like » de Chief Keef, sorti en 2012. « Je me suis dit : je pourrais en faire une vidéo, pourquoi pas ? » Fetti donna réponse à cette question en filmant la vidéo de « Hot Nigga » de Bobby Shmurda, en 2014 à Brooklyn ; vidéo qui permit au rappeur de décrocher un contrat avec un label. Le même vent de vidéos sans mise en scène s’est alors mis à souffler sur tout le pays, donnant au public un aperçu des quartiers chauds de Baton Rouge, en Louisiane, des rues de Bed-Stuy, à Brooklyn, et de l’univers peu connu de Broward County, en Floride, depuis leurs ordinateurs.
« J’ai souvent voulu faire des vidéos plus conceptuelles, mais ça n’a jamais vraiment marché avec ces mecs », raconte en rigolant le réalisateur de clips DGainz, basé à Chicago. « [Chief Keef et GBE] n’obéissent pas vraiment aux règles établies ; c’était juste caméra à la main, en mouvement, tu cadres, tu filmes, et tu vois ce qui se passe. » Le style que lui et Keef ont contribué à établir découle d’une nécessité : Keef était assigné à résidence, ce qui limitait les possibilités quant aux lieux de tournage. Les contraintes ont été la base de cette innovation. Dans « I Don’t Like », peut-être l’exemple le plus flagrant de cette nouvelle façon de faire, on pouvait voir Keef, Lil Reese, Young Chop et tout leur crew torses-nus, en train de se défouler dans leur salon. La vidéo n’aurait pas pu être plus simple, mais elle a récolté des millions de clics et attiré l’attention des labels et d’influenceurs comme Kanye West, justement grâce à l’intimité qui s’en dégage.
« Ça a rendu les clips accessibles aux gens comme nous : les gens qui ne peuvent pas se permettre d’avoir [un gros] budget » explique Laka Films, prolifique réalisateur de Chicago, surtout connu pour son travail avec le rappeur Famous Dex. Laka a débuté son activité après les premiers succès de Keef. Il a tout de suite compris qu’inonder le marché de vidéos était une meilleure stratégie que d’attendre des mois entre chaque tournage. « Si on était arrivés avec des gros budgets, et qu’à chaque fois il avait fallu booker des mannequins, rédiger un synopsis… on n’aurait pas pu sortir autant de vidéos », explique-t-il. Depuis les débuts de MTV dans les années 80, les clips n’ont existé qu’en tant que matériel promotionnel très onéreux, pour les singles et les albums. Aujourd’hui, ils ont de plus en plus tendance à prendre le pas sur les albums et à devenir le médium à travers lequel les gens écoutent de la musique, faisant concurrence au contenu sans cesse renouvelé des feeds Twitter et Instagram. Les clips donnent aujourd’hui une représentation beaucoup plus précise de la vraie vie des artistes.
On peut remonter la filiation de cette évolution jusqu’à Soulja Boy, dont les vidéos les montraient, lui et ses potes, en train de faire les cons en jogging XXL, et de s’amuser tout autant que leur public. Soulja Boy a fourni un modèle d’auto-promotion qui a toujours cours aujourd’hui, que ça soit via des clips ou des vidéos de danse virales, qui ont parfois plus de succès que celles des morceaux originaux.
« Les clips de Soulja Boy étaient plus dansants, plus marrants » raconte Mr. 2-17, réalisateur, producteur et rappeur d’Atlanta ayant filmé un bon nombre de vidéos similaires qui mettent en scène des moves comme le « Hit Dem Folks » ou le « Yeet ». Il contraste son propos en parlant du style instauré par Keef et Dgainz : « Chief Keef était plus urbain, cru, et parlait vraiment de la situation à Chicago ».
« Je les ai un peu catalogué ‘documentaire’ », raconte Daniel Hall, un ancien réalisateur de clips d’Atlanta, évoquant certaines de ses premières vidéos. « Il n’y avait pas de synopsis, pas de liste des plans, aucune idée de réalisation plus précise que : on va aller voir l’artiste dans son environnement et juste laisser tourner les putains de caméras. » Hall a tourné un bon nombre de vidéos pour des rappeurs comme 2 Chainz, Big K.R.I.T., Future et Young Jeezy, avant de s’orienter vers la publicité. Une de ses vidéos les plus marquantes est celle de « Bussin’ », premier clip de Trouble, un rappeur d’Atlanta. Elle s’ouvre sur des plans de Trouble, entouré de gens armés, en plein jour ; un premier aperçu, un peu plus propre, de l’esthétique qu’allait reprendre Keef plus tard. Hall fait remarquer que « Bussin’ » – tout comme le clip de « Trap Goin Ham » de Pill, sorti en 2009, et celui de « Hard In The Paint », de Waka Flocka Flame – ont démontré que ce style pouvait s’avérer aussi – si ce n’est plus – percutant que les clips traditionnels pour lesquels les labels débloquent des budgets exorbitants, tout en donnant une visibilité aux communautés dans lesquelles les rappeurs vivent au quotidien.
Le réalisateur fait même remonter ce style jusqu’au clip de « Ha », de Juvenile, qui se contentait de montrer une journée comme les autres dans le quartier des Magnolia Projects, à la Nouvelle-Orléans, en lieu et place des images extravagantes d’hélicoptères et de speed-boats avec lesquelles se rendra plus tard célèbre Cash Money, le label du rappeur. « Tous ces clips sont des versions remises au goût du jour de celui de Juvenile », conclut-il.
« [Il y a] des quartiers pauvres ici, et beaucoup de gens peuvent s’identifier à cet environnement » explique David G., réalisateur de Baton Rouge qui a débuté avec un clip de tournée pour Kevin Gates. « Et tout le monde ici essaie de s’en sortir. » Même s’il cite Boosie Badazz comme influence majeure de son propre style, les portraits réalistes que met en place David G dans les vidéos remplies de flingues de « 38 Baby » et « Murder », tournées pour le rappeur de Baton Rouge NBA Youngboy, s’inscrivent dans la même tradition que ceux de Keef. Ce type de vidéos montre les vrais visages et les vrais quartiers dont parlent les textes des rappeurs, et permettent au public de se faire une image moins fantasmée des artistes eux-mêmes, pour le meilleur comme pour le pire.
« Honnêtement, [le style de Keef] a généré beaucoup d’attention parce qu’il faisait peur », analyse Laka Films. « Beaucoup d’habitants de Chicago, ou d’habitants des banlieues ne côtoient jamais ce genre de communautés. » Ces images, qui montrent un mode de vie menaçant, ont suscité certaines inquiétudes, et ont divisé le public, faisant de Chief Keef un personnage au centre des débats politique de la ville. Mais elles n’ont pas laissé d’autre choix à ce même public que de prendre conscience de l’existence de ces communautés, qui sont souvent ignorées et mises de côté. Les kids issus de ces milieux ont pu prendre en main leur propre représentation, avec guère plus qu’une caméra et un compte YouTube. Cela leur a non seulement permis d’opposer leur propre vision à celle, caricaturale, véhiculée par les médias, mais également de poser eux-mêmes les jalons d’une carrière viable. Chief Keef n’a pas inventé ce modèle de clip-documentaire ou de succès viral sur YouTube, mais il les a synthétisé mieux que personne, donnant naissance à un tout nouveau type de narration artistique, et changeant du même coup l’esthétique globale de la scène rap.
« Personne n’avait jamais vraiment montré ce style de vie, et auprès du public, ça a fonctionné comme de la télé-réalité » analyse Dgainz. « On montrait ) quel point la vie à Chicago était dure, et personne n’avait jamais mis en image cet aspect de notre culture. »