Lanzhou est l’une de ces villes désertiques comme on en trouve dans la province occidentale de Gansu, sur les rives du fleuve Jaune, en Chine. De l’avis de beaucoup de gens, la soupe de nouilles au bœuf que l’on cuisine là-bas est la meilleure de tout le pays. La plupart des Chinois disent que le secret de sa réussite réside dans la façon dont les cuisiniers locaux étirent les nouilles. Pour d’autres, c’est le bouillon – agrémenté de tranches de navet et de morceaux de viande de bœuf tendre originaire des terres fermières environnantes – qui donne cette saveur inouïe. D’autres encore sont obsédés par la sauce qui assaisonne le plat : un mélange épicé de piments et de grains de maïs, qui a le pouvoir d’engourdir et de titiller la langue en même temps.
Quelle que soit l’origine de cette réputation, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Il existe, au bas mot, plus de 20 000 échoppes de soupe de nouilles Lanzhou dans tout le pays. Aucune société n’a réellement le monopole sur ce business, et aucune échoppe n’est franchisée. La réputation des nouilles Lanzhou est renforcée par des centaines d’entrepreneurs individuels, et c’est un marché qui prospère, surfant sur le mystère autour de la recette qui fait un bon bol de soupe. Les noodle shops sont tellement populaires qu’en fin de matinée, beaucoup d’entre eux sont déjà en rupture de stock. Si on demande aux habitants de Lanzhou quelle est la meilleure échoppe de la ville, ils ont tous un avis sur la question – mais il est presque impossible de trouver un consensus.
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« On arrive au magasin tous les jours à 4 heures du matin, et on sert la première soupe à 5 h 30, » me raconte Miming, le responsable en chef du 1915, un noodle shop très populaire. Le nom du restaurant est une référence à l’année où Mabaozi, un homme musulman de l’ethnie Hui, inventa le plat et le popularisa au sein de son peuple. Conformément à la tradition et la religion, la plupart des restaurants de nouilles sont strictement hallal, mais, de nos jours, l’industrie des nouilles au bœuf sature le marché de nouilles bien au-delà de la seule communauté musulmane Hui.
Le plat est tellement apprécié et si populaire que, dans la poussiéreuse ville de Lanzhou, il est difficile de passer une journée sans voir de nombreuses échoppes de nouilles au bœuf. « Tous les deux pâtés de maison, on trouve au moins cinq à six établissements, » dit Miming.
À 9 heures, le 1915 déborde déjà de clients. Traditionnellement, la soupe de nouilles au bœuf de Lanzhou est un plat que l’on consomme au petit-déjeuner. Les clients affamés aspirent avec force bruit le contenu de bols géants avant d’aller pointer au boulot. Sur la soupe, la sauce pimentée brille d’un rouge luisant, et il existe un type de nouilles pour tous les goûts : fines, épaisses, très fines, plates.
« Les nouilles sont l’élément clé, mais aussi la partie du plat la plus difficile à maîtriser, » nous explique Zhaohong Li. « Ici, on enseigne neuf techniques différentes ». Li est le directeur de ce qu’il nous présente comme la plus grande école de soupe chinoise de Lanzhou. Il a débuté avec un seul magasin de nouilles, et il est aujourd’hui à la tête d’un empire grand de 400 à 500 restaurants, répartis principalement dans les régions au nord de la Chine. Il est aussi propriétaire de quatre unités de production de bœufs à Wuwei, où sont élevées près de 6 000 vaches jaunes, qui seront tuées à l’âge d’un an et demi.
En 2011, il a ouvert une école de nouilles chinoises et, en cinq ans, il a vu passer près de 3 000 étudiants désireux d’apprendre l’art d’étirer les nouilles. À chaque saison, l’école accueille entre 40 et 100 étudiants.
L’école de la soupe de nouilles propose des cours trois fois par jour, sept jours par semaine. Tu es là, debout, avec tes camarades de classe, et tu étires de la pâte au moins 100 fois par jour. Les étudiants n’ont aucune recette à suivre : le secret de la réussite réside dans la répétition mécanique. Au menu, trois formules d’enseignement : sur 15 jours, 30 jours et 40 jours. Les frais de scolarité incluent l’hébergement et la nourriture. La plupart des élèves sont des Chinois, bien que Li ait noté ces dernières années une recrudescence d’étrangers en quête de la nouille parfaite. L’école enseigne aussi quelques bases de la préparation de soupes, de la préparation de conserves, et des techniques de cuisson du bœuf.
« Le bouillon contient plus de 20 espèces d’herbes différentes, » lance Li. « Et notre farine est faite exprès pour nous et importée du Henan. Elle aura différents niveaux d’élasticité selon ce qu’on demande ».
Mais, bien que ces composants soient sans doute d’une grande importance pour la soupe de nouilles au bœuf de Lanzhou, c’est avant tout la texture des nouilles qui donne à ce plat sa renommée internationale.
Ce n’est pas de la tarte. On doit étirer les nouilles sans les casser, et le secret de cette fameuse élasticité qui fait leur renommée vient d’une plante appelée penghuicao, connue en français sous le nom d’halogeton, et qui pousse dans le désert. La plante est torréfiée, compactée, puis dissoute dans du carbonate de potassium. Elle est ajoutée, peu à peu, à un mélange d’eau et de farine. Les élèves pétrissent, étirent et passent la pâte entre leurs doigts en rythme, jusqu’à ce que des nouilles, longues et régulières, se forment comme par magie entre les paumes de leurs mains. Un claquement final sur la table les fait s’étendre de presque deux fois leur longueur.
Je tente ma chance à l’étirage de nouilles. Mon premier essai est un échec cuisant.
« Tu dois les étirer plus vite, » me conseille Xiao Yu, un élève originaire du Xinjiang. « Ne t’inquiète pas, personne n’y arrive du premier coup ».
Les apprentis reforment une boule de pâte avec leurs nouilles et recommencent depuis le début. Encore, et encore.
Ils me demandent combien coûtent les pâtes italiennes aux États-Unis et s’étranglent en entendant ma réponse, maugréant sur ce qu’ils estiment être une profonde injustice. À Lanzhou, un bol de soupe aux nouilles coûte en moyenne 1 dollar américain, et un entraînement intensif est nécessaire avant de pouvoir étirer les nouilles de manière fluide.
Comme eux, je répète le mouvement. Longtemps après la fin des cours, je suis toujours là, avec une poignée d’élèves qui m’ont prise en pitié et sont restés pour m’aider à acquérir la technique.
« Garde tes doigts tendus. » « La pâte est trop sèche. » « Tu la tiens mal. » « Essaye encore. »
Près de 20 tentatives plus tard, mes nouilles sont correctes. Façon de parler.
« L’examen final dure 23 minutes, » m’annonce Li. « Les étudiants doivent fabriquer la pâte avec la farine et l’eau et les étirer en 23 minutes pour être diplômés. »
C’est un art difficile à maîtriser, et, pour la plupart des élèves, être capable d’étirer les nouilles rapidement représente bien plus qu’une simple question de fierté.
« Mon rêve est de retourner en Iowa et d’y ouvrir un restaurant de nouilles Lanzhou, » me confie Henry Lin. Il a grandi en Chine mais vit actuellement aux États-Unis. Il a choisi de s’inscrire au programme de 15 jours pour apprendre les bases de l’étirage de nouilles. La plupart de ses camarades ont des ambitions similaires. Une grande partie d’entre eux vient d’autres provinces du nord de la Chine : Xinjiang, Qinghai, Pékin, la Mongolie-Intérieure, Shandong.
Les gens du nord de la Chine ont, de fait, plus d’affinités avec les nouilles que ceux du sud. Dans le Nord, le régime alimentaire est principalement composé de viandes telles que l’agneau et le bœuf, assorties de toutes sortes de nouilles. La soupe de nouilles au bœuf est tout simplement la combinaison gagnante.
L’espoir de Li est que ses élèves soient capables de penser au-delà du simple modèle de la soupe de nouilles au bœuf, et de créer des variations en se basant sur les produits disponibles dans leur région d’origine.
« Quelqu’un devrait assortir une grillade texane avec ces nouilles, » je dis pour blaguer.
« Absolument, » renchérit Li, « C’est ça, la soupe chinoise de Lanzhou, sans déconner. C’est juste de la viande et des nouilles. »