Comment j’ai fait retirer mes vidéos de Jacquie & Michel

Collage photo porno

« Tu prends tout à l’envers, tu ne veux écouter que ce que tu veux entendre. Il n’y a pas de discussion possible ! » Thibault Piron, l’un des patrons de Jacquie & Michel, perd patience quand on lui pose des questions sur les actrices qui souhaitent faire supprimer leurs vidéos de son site. Chaque année, des dizaines de femmes s’adressent à la plateforme spécialiste du porno amateur pour demander à faire retirer leurs films. Mais pour Thibault Piron, Jacquie & Michel n’est pas concerné par ces demandes, puisque sa société se contente d’acheter son contenu à des prestataires. « Ce sont eux les responsables légaux des vidéos, nous, on est que diffuseur. On n’a pas notre mot à dire ». En somme, circulez, il n’y a rien à voir.

Pourtant, c’est bien en s’adressant à Jacquie & Michel que Charlène* a réussi à faire retirer ses vidéos du site. Dans le courant de l’année 2018, la jeune femme sollicite un avocat qui envoie une mise en demeure à Arès, la société éditrice du site pornographique, dont Thibaut Piron est le Directeur général. « En une semaine, toutes mes vidéos ont été supprimées », raconte-t-elle. Le tout est assorti d’un courrier de Maître Charlotte Galichet, le conseil de la société, qui atteste du retrait des films. Dans ce document officiel que VICE s’est procuré, l’avocate rappelle néanmoins que la décision n’a pas « reconnaissance de responsabilité » et assure que Jacquie & Michel a supprimé les vidéos « dans un souci de règlement rapide et amiable ».

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« La première scène c’était avec un gars, la deuxième avec deux gars et la troisième avec trois gars. Et c’était le même prix, 250 euros » – Charlène

« Rapide » et « amiable » ? Les mots font rire jaune Charlène. La jeune femme a dû batailler près de quatre ans afin que sa requête aboutisse. Au milieu des années 2010, l’une de ses fréquentations, en contact avec un des producteurs du site, lui propose de participer à un tournage. Trois scènes faites à la va-vite, dans un petit appartement de location du sud de la France, contre un peu moins de 1 000 euros. Sa seule expérience du porno à ce jour. « J’ai accepté sans plus de questions, dit-elle aujourd’hui. J’étais dans une mauvaise période de ma vie. Très seule. C’est assez facile d’utiliser des gens quand ils sont seuls. » Ses regrets sont immédiats. Alors étudiante, elle se fait reconnaître dans les semaines qui suivent la mise en ligne. « J’ai eu beaucoup de problèmes avec les élèves et aussi les professeurs. » Avant un cours, elle découvre sur le tableau noir de la salle de classe ces mots écrits à la craie blanche : « On dit merci Jacquie et Michel. » Mais impossible d’entrer en contact avec les responsables du site pour envisager un retrait. Ses multiples relances par email ou via le formulaire contact du site restent sans réponse.

Faire le mort semble être une stratégie régulièrement employée par Jacquie & Michel. Dounia* a aussi voulu faire retirer ses vidéos après avoir eu le sentiment de s’être fait utiliser. « La première scène c’était avec un gars, la deuxième avec deux gars et la troisième avec trois gars. Et c’était le même prix, 250 euros… Quand j’ai commencé à ouvrir ma gueule pour dire que ce n’était pas normal, c’était “casse-toi, il y a plein d’autres filles qui sont prêtes à tourner.” En fait, ils t’exploitent au maximum, le plus rapidement possible, avant que tu comprennes dans quoi tu as mis les pieds. » Ses films ont des conséquences inattendues dans sa vie personnelle. Un ex-petit ami violent est fou de rage en découvrant qu’elle fait du porno. Elle craint qu’il envoie les liens des vidéos à des personnes de son entourage personnel ou professionnel. Au même moment, elle n’est pas reconduite dans son boulot d’employée après les avances de son patron.

Mais quand Dounia appelle le producteur qui l’a fait tourner pour évoquer la suppression des films, pas de réponse. Abel Elleboode, le directeur de production de Jacquie & Michel, ne décroche pas non plus. Deux ans plus tard, alors en reconversion professionnelle, elle décide de passer par un avocat. Ce dernier tente de s’adresser directement à Jacquie & Michel. Mais il fait chou blanc. Sur le site, aucun numéro de téléphone, ni d’adresse mail ou physique. Le nom de la société derrière la marque n’est lui jamais mentionné, pas plus qu’un numéro de Siret. En désespoir de cause, il écrit à la Cnil, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, afin d’obtenir une adresse de saisine. L’institution lui répond qu’elle n’a pas cette compétence. Dounia finit par abandonner. Ses trois vidéos sont toujours en ligne aujourd’hui.

« Les amatrices nous contactent nous mais elles font erreur. Elles n’ont pas compris qu’elles ont tourné pour un producteur et pas pour Jacquie & Michel » – Thibaut Piron

Toutefois, il arrive que Jacquie & Michel se rappelle au souvenir de ses actrices d’un jour. Trois ans après avoir tourné ses trois scènes et une nouvelle relance, Charlène obtient enfin une réponse. Mais ce n’est pas celle qu’elle espérait. Ses interlocuteurs lui font une offre : elle peut faire disparaître ses vidéos du site, à condition de les racheter. Dans un premier temps, la jeune femme accepte. Elle est alors mise en relation avec le producteur qui l’a fait tourner. Il lui réclame 1 250 euros par vidéo. Soit 4 000 euros pour les trois scènes. En cash. Charlène refuse de payer et enregistre discrètement la conversation. « Il disait vraiment des choses ridicules pour me faire sentir qu’il avait le pouvoir sur moi. Comme du racket », s’offusque-t-elle.

« Le rachat de vidéo, on ne sait même pas comment ça se passe, c’est chaque producteur qui négocie son truc », réplique Thibaut Piron. Il reconnaît mettre en relation les actrices mécontentes avec ceux qui les ont fait tourner mais se décharge de toute responsabilité. « Les amatrices nous contactent nous mais elles font erreur. Elles n’ont pas compris qu’elles ont tourné pour un producteur et pas pour Jacquie & Michel. » La plateforme est en effet alimentée par un réseau de producteurs qui facturent des vidéos exclusives pour la marque.

Pourtant, la responsabilité du site est bel et bien engagée en tant que diffuseur. D’autant plus que leurs prestataires ont le statut de « producteurs exécutifs », comme l’explique la charte de Jacquie & Michel que VICE a pu consulter. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas les détenteurs des droits des vidéos, pas plus qu’ils n’endossent de responsabilités, laissées à leurs mandataires. En l’occurrence les sociétés Yves Remords, qui commande les vidéos, et Arès, titulaire de la marque et éditrice du site. Quant aux amatrices, elles sont « validées » avant tournage par Abel Elleboode, le directeur de production, quand ce n’est pas le big boss Michel Piron qui s’en charge himself, comme l’attestent des échanges par SMS que VICE a pu consulter.

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Pour l’avocat Eric Morain, Jacquie & Michel cherche à se protéger via « un montage délibérément opaque ». « Ils ont la volonté de ne pas être totalement transparent avec plusieurs structures, à la fois de production, de diffusion, ainsi que des holdings », commente-t-il, en déroulant devant moi une feuille au format A3 avec le schéma du réseau d’entreprise lié à la marque. Ce pénaliste – par ailleurs conseil de la star du X Nikita Bellucci pendant un temps – a récemment obtenu le retrait de plusieurs vidéos de Jacquie & Michel pour une de ses clientes. Il explique que le plus dur a été d’identifier les responsables légaux du site afin de savoir à qui adresser ses mises en demeure. Sept au total, postées à sept sociétés différentes. Mais une fois les lettres envoyées, le retrait est illico. « En cinq jours c’était fait. Et il y avait un week-end sur cette période ! » L’avocat ajoute : « Quand ils savent qu’on les a trouvés, ils réagissent très très vite. C’est une manière de dire : “Stop ! N’allez pas plus loin”. »

« C’est une manière de se protéger d’un flux de demandes de retraits qui pourrait devenir extrêmement important et mettre en péril leur petit business » – Me Eric Morain

Jacquie & Michel aurait-il peur de quelque chose ? « Ils veulent à tout prix éviter qu’une affaire passe devant un juge », estime Maître David Mendel. Basé à Montpellier, cet avocat se targue d’un taux de réussite de 100%. Deux affaires, deux retraits. À sa connaissance, aucune affaire n’a d’ailleurs jamais été jugée par un tribunal. « Ils se couchent à chaque fois dans la phase précontentieuse. » Selon l’avocat, Jacquie & Michel préfèrerait se rétracter dès qu’une procédure est lancée plutôt que de s’exposer à une décision défavorable. En effet, celle-ci pourrait faire jurisprudence et ainsi donner raison à toutes les femmes dans la situation de Charlène et Dounia. Un point de vue que partage Maître Eric Morain : « C’est une manière de se protéger d’un flux de demandes de retraits qui pourrait devenir extrêmement important et mettre en péril leur petit business. » Thibaud Piron se défend de toute stratégie d’évitement. Si Jacquie & Michel cède aux mises en demeure des avocats, ce n’est pas par crainte d’une condamnation mais simplement par commodité. « On ne va pas s’engager dans une procédure judiciaire pour une vidéo qui ne nous appartient pas, qui ne nous concerne pas et qui nous coûterait plus que ce qu’elle rapporte. »

L’enjeu est de première importance pour Jacquie & Michel. Car derrière la question des demandes de retrait, c’est la validité même de leurs contrats de cession de droit d’image qui est remise en cause. Avant chaque scène, les actrices signent une autorisation-type. Elle permet aux ayants droit d’exploiter, « tous les attributs de leur personnalité dans le cadre d’une production pornographique », « sur tous supports connus ou inconnus à ce jour », « dans le monde entier », « pour une durée de 30 ans ». Une autre clause stipule que « la prestation ne constitue pas un travail : en l’absence de directive du réalisateur, la signataire était libre de ses gestes et de ses paroles, et aucun lien de subordination ne s’est installé. » Dans un de ces contrats que nous avons pu consulter, une jeune femme de 19 ans signe toutes ces clauses contre la somme de… 200 euros.

Dans un long mail, bardé d’extraits du Code civil, Maître Charlotte Galichet, l’avocate de Thibault Piron, assure que « ces documents juridiques sont complets et transparents » et que leur signature démontre le caractère « infondé » des demandes de retrait. Mais pour son confrère Eric Morain, ces contrats n’ont « aucune valeur légale » et s’apparentent à « de l’habillage juridique ». « Ce genre de contrat d’une page consiste à faire croire à ces jeunes femmes qu’elles sont liées, alors qu’en réalité elles ne le sont pas. » L’avocat invoque par exemple l’incessibilité des droits de la personnalité, comme définit par le Code pénal. « On ne peut pas céder son image d’une manière totale et infinie. C’est un principe fondamental en matière de droit à la personnalité. Ça, eux, ils le savent, mais pas ces jeunes femmes. Il y a une forme d’emprise de ceux qui savent face à celle qui ne savent pas. En droit ça s’appelle un abus de confiance. »

Maître Mendel estime que d’autres arguments permettent de contester la validité des contrats signés par ses clientes. Entre autres, l’atteinte à la dignité. « Quand une femme accepte de se faire filmer avec trois mecs dans chaque orifice et finit le visage recouvert de sperme en disant “merci”, a-t-elle le droit de dire “j’aimerais que ce soit retiré” au nom de sa dignité ? Je pense qu’un juge estimerait que oui. » Il s’interroge également sur d’hypothétiques vices du consentement. « Évidemment qu’elles ont signé un truc disant qu’elles étaient d’accord. Mais leur a-t-on tout dit ? Est-ce qu’elles n’ont pas fait d’erreurs sur leurs droits ? Dans quelles conditions ont-elles signé ? Est-ce qu’il y a une forme de violence ? L’étendue des pratiques sexuelles est-elle précisée dans le document ? »

Le témoignage de Charlène semble aller dans son sens. La jeune femme jure que le producteur qui l’a fait tournée lui a promis que personne ne regardait les vidéos. Elle ne savait pas non plus que ses films pouvaient être dupliqués sur les dizaines de sites affiliés à Jacquie & Michel, ainsi que sur les tubes, où la marque les poste sous un autre avatar pour se faire de la promo. Pour sa troisième scène, elle pense tourner avec un homme. Mais lorsqu’elle arrive dans la chambre, elle découvre deux acteurs. « Je n’avais pas du tout été prévenue. J’ai commencé avec l’un. Puis après, l’autre est venu. Et là, c’était trop pour moi. Je n’avais pas envie de continuer. J’étais vraiment énervée. Tellement fâchée. Mais c’était trop tard pour arrêter. Je n’ai pas dit stop. J’ai juste caché mon visage. » Du bout des lèvres, elle confie être tout juste sortie d’une longue dépression. Il lui a fallu débourser 1 800 euros pour obtenir les services d’un avocat et faire retirer ses vidéos.

*Tous les prénoms ont été modifiés.

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