Comment la Grande-Bretagne maltraite ses prisonniers malades mentaux

Steve Khan a été arrêté à de nombreuses reprises, mais l’une de ses interpellations l’a profondément marqué. Il y a environ quatre ans, la police l’avait retrouvé à l’extérieur de la gare de Liverpool, une zone de la ville d’où il avait été banni. Il avait bien tenté de s’échapper en courant à toute vitesse dans une ruelle puis en escaladant un mur, mais il s’était rapidement retrouvé face à un énorme fossé. Il avait alors été plaqué au sol et placé en détention. Au moment de son arrestation, il était en plein milieu d’un épisode psychotique – délire lié à un trouble de la personnalité borderline qu’on lui a diagnostiqué il y a plus de 10 ans. 

Les détails de cette journée sont encore assez flous pour Steve. Il se rappelle vaguement avoir pissé sur le sol de sa cellule, une fois au poste. « Je n’arrivais plus à me contrôler », dit-il. On lui a alors administré des tranquillisants, mais il continuait de se comporter bizarrement. Les policiers ont alors cru qu’il avait consommé des substances illicites et l’ont déshabillé pour le fouiller intégralement. Ils n’ont rien trouvé. « Ils m’ont simplement laissé en sous-vêtements et se sont servis de mes habits pour éponger la pisse », se souvient-il.

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Il y a neuf fois, Steve a été relâché de prison après avoir purgé une peine de 15 mois – le dernier emprisonnement en date d’une longue série. Les choses sont allées de mal en pis après sa sortie. Il a vécu dans un appartement, mais n’a pas pu assumer le poids des factures et du loyer pendant bien longtemps. Il a alors déménagé dans un hôtel, mais s’est fait mettre à la porte. Après ça, il a vécu dans divers squats, puis dans la rue, avant qu’une association ne lui vienne en aide.

Steve est aujourd’hui âgé de 50 ans. Il a passé près de neuf années derrière les barreaux. Il a purgé de nombreuses peines après son diagnostic. Je lui ai demandé s’il avait déjà reçu de l’aide en prison. « Aucune, m’a-t-il répondu. Vous n’avez même pas le droit de rencontrer un psychiatre. Ils vous donnent seulement des médicaments et vous font surveiller. »

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Seena Fazel enseigne la psychiatrie à l’université d’Oxford. C’est un spécialiste des liens entre maladies mentales et criminalité au Royaume-Uni. En novembre 2016, il publiait une étude dans laquelle il démontrait que l’utilisation des antipsychotiques pouvait considérablement réduire le taux de récidive pour les criminels à haut risque. Le Daily Mail ne manquait pas de rebondir sur cette donnée en affirmant que l’utilisation de « camisoles chimiques » pourrait permettre de réduire massivement le nombre de crimes en Grande-Bretagne, allant jusqu’à plaider pour l’utilisation de produits altérant le comportement des criminels avant que ceux-ci ne commettent un crime.

Cette proposition du Daily Mail n’a pas manqué de choquer. Ian Cummins enseigne à l’université de Salford. Avant ça, il était assistant social et agent de probation. Selon lui, l’évocation de telles études académiques par certains médias entre dans le cadre d’un agenda plus global, visant à expliquer le crime par de simples facteurs individuels, et non pas sociaux. « Cela justifie un contrôle direct sur ces individus », ajoute-t-il.

Steve Khan, lui, n’est pas considéré comme un criminel à haut risque. S’il n’a jamais été soutenu au cours de ses multiples incarcérations par les services sanitaires, il a surtout été abandonné lors de ses sorties. « Pour beaucoup de prisonniers malades, la question est de savoir s’ils auront un endroit où vivre le jour où ils sortiront, s’ils gagneront suffisamment d’argent et s’ils entretiendront des relations sociales régulières », affirme Andy Bell, directeur adjoint du Center for Mental Health. « Il s’agit d’éléments fondamentaux pour la guérison. Si un traitement médicamenteux peut s’avérer efficace pour certaines personnes en complément de tout ce que je viens de citer, il ne faut pas non plus s’en priver. »

Les subventions versées aux services de soutien aux malades mentaux ont considérablement diminué ces dernières années outre-Manche. En novembre 2016, les anciens ministres de la Santé de ces 20 dernières années signaient une lettre ouverte pour « alerter le gouvernement et exprimer leur consternation » en réponse à l’échec de la politique gouvernementale visant à améliorer les services dans le domaine de la santé mentale au Royaume-Uni.

J’ai appelé le professeur Fazel pour évoquer avec lui ses recherches. Très rapidement, il a déploré la récupération de son étude par certains médias, qui y ont vu un moyen efficace de lutter contre la délinquance – ce qui n’était pas du tout le propos du papier. « L’étude ne mentionnait en aucun cas les camisoles chimiques comme étant une solution adaptée, m’a-t-il rappelé. Le recours aux médicaments représente une partie d’un puzzle extrêmement complexe. »

Un puzzle complexe et, surtout, immense. En effet, au Royaume-Uni, d’après les estimations, 90 % des personnes incarcérées souffriraient d’un trouble mental, d’un trouble de la personnalité ou de problèmes d’addiction.

Ian Callaghan milite au sein de l’association Rethink, spécialisée dans les questions de santé mentale. Je l’ai interrogé sur l’efficacité des camisoles chimiques au sein des prisons. « Le problème dans cette histoire, c’est que si vous donnez des cachets à des malades en pensant qu’ils iront mieux après, vous aurez tendance à les abandonner dès leur sortie, m’a-t-il précisé. Les problèmes mentaux sont complexes. Les comportements violents aussi. Les anciens détenus récidivent après leur libération car ils ne reçoivent aucune aide. Vous ne résoudrez pas ce problème en leur donnant un cachet. »

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Aujourd’hui, la formation délivrée aux policiers pour la gestion des individus souffrant de troubles mentaux varie d’un service à l’autre, et est bien souvent inexistante – au contraire de la formation aux premiers secours. Pourtant, la plupart des policiers que j’ai pu interroger m’ont confirmé qu’ils s’occupaient bien plus fréquemment de cas de violences liées aux maladies mentales que d’arrêts cardiaques.

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En mars 2009, Jackie Davidson* se trouvait au volant de sa voiture lorsque son mari s’est mis à l’appeler. Plus tôt dans la journée, elle avait quitté son domicile pour se rendre à Manchester via l’autoroute. Au cours des jours précédents, son époux avait remarqué que le comportement de sa femmedevenait erratique, et il s’inquiétait. « J’ai tout simplement jeté mon portable à travers la vitre de la voiture, se souvient-elle. J’étais complètement psychotique à ce moment-là. J’avais des d’hallucinations. »

Jackie a fini sa course à Warrington. Là, elle a heurté un mur avec sa voiture, avant de courir en direction d’un hôtel pour y lancer une alerte à la bombe. Elle a alors été arrêtée par les forces de l’ordre puis placée dans un établissement psychiatrique. Deux semaines plus tard, elle était transférée dans un établissement près de chez elle – avant d’en sortir peu après.

Son état s’est pourtant dégradé dans les semaines qui ont suivi. Elle a quitté son mari puis a terrorisé ses enfants en débarquant devant leur école sans prévenir, hurlant qu’elle ne quitterait pas les lieux avant de les voir. Trois mois après son arrestation à Warrington, elle s’est rendue dans un commissariat et a fait un scandale, ce qui a conduit à son arrestation. « Ils m’ont gardée tout le week-end, m’a dit Jackie. D’après mon avocat, ils ont fait ça parce qu’ils ne savaient pas quoi faire de moi. »

Deux ans avant son arrestation, on avait diagnostiqué chez elle un trouble de la personnalité borderline. Son mari avait d’ailleurs contacté un centre spécialisé mais, d’après les dires de Jackie, personne n’aurait daigné les rencontrer. « Ils n’ont même pas voulu me voir, affirme-t-elle. Ils m’ont conseillé de mieux gérer mes émotions, et c’est tout. » Après sa seconde arrestation, Jackie a passé deux mois en prison. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle a pu recevoir un traitement adéquat.

Grâce au soutien de WISH, une association qui vient en aide aux prisonnières atteintes de troubles mentaux, Jackie a fait d’énormes progrès – en mêlant médicaments appropriés et thérapie comportementale et cognitive.

Depuis sa libération, Jackie a connu une autre dépression. Sauf que cette fois-là, elle a été hospitalisée au lieu d’être envoyée en prison. Désormais, Jackie vient en aide à des femmes qui vivent ce qu’elle a vécu il y a quelques années.

La prison de Brixton, à Londres. Photo de Dan Kitwood/PA

Personne n’est capable de dire avec précision combien de prisonniers ont fini leur course derrière les barreaux à cause de troubles mentaux. Néanmoins, il est certain que de nombreux détenus sont malades dès leur arrivée, ou développent un trouble une fois en prison. Quoi qu’il en soit, on peut dire sans se mouiller que la prison est loin d’être l’endroit idéal pour les malades mentaux. La grande majorité des détenus passent 23 heures sur 24 enfermés dans une cellule, loin de leurs amis et de leur famille.

En théorie, les prisonniers ont le droit au même accompagnement que le reste de la population. Cependant, un rapport publié en janvier 2016 insistait sur l’absence de formation du personnel pénitentiaire britannique quant aux questions de santé mentale – et, par conséquent, sur les diagnostics erronés qui pullulent en prison, notamment au sujet de détenus aux comportements « difficiles », qui ne reçoivent bien souvent aucune aide.

Mark Fairhurst travaille dans une prison située à Liverpool. Il a évoqué avec moi l’absence totale de formation des gardiens de prison. « Les infirmières en psychiatrie reçoivent une formation de trois ans, m’a-t-il rappelé. Notre formation dure trois heures. » De plus, le manque d’effectif pousse le personnel pénitentiaire à ne pas s’intéresser longuement aux détenus. « Aujourd’hui, lorsque vous êtes confronté à des personnes vulnérables – et plus particulièrement des malades mentaux – vous n’avez plus le temps de vous asseoir pour discuter avec eux pendant quelques minutes », déplore-t-il.

En novembre 2016, 10 000 gardiens de prison manifestaient pour protester contre les sous-effectifs et marquer leur désapprobation quant aux traitements des questions sanitaires et sécuritaires. Tout cela faisait suite à l’augmentation continue des agressions sur le personnel pénitentiaire britannique – qui critique fortement les coupes budgétaires ayant mené à la disparition de 25 % des postes dans les prisons depuis 2010. Si ces décisions ont conduit à une explosion des risques pour les employés des prisons, les conséquences sont similaires pour les détenus. Le taux de suicide en milieu carcéral a atteint un record en novembre dernier. Depuis le début de l’année 2016, on estime qu’un prisonnier se suicide tous les trois jours.

Une porte-parole du gouvernement m’a affirmé que les maladies mentales touchant les détenus britanniques étaient « prises au sérieux » par les pouvoirs publics. « C’est vrai que nous pourrions faire davantage », a-t-elle tout de même ajouté, ce qui l’a poussée à vouloir rester anonyme. « Malgré tout, nous avons investi dans la formation du personnel pénitentiaire et avons versé des fonds dans des programmes de surveillance des détenus suicidaires. »

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Malgré ces affirmations, les détenus ne reçoivent toujours pas l’aide escomptée une fois sortis de prison. Dans un rapport publié en avril 2016, le Centre de la Santé Mentale britannique, qui s’intéressait aux anciens détenus de sept prisons des Midlands, déplorait que seule « une minorité d’ex-détenus [soit] accompagnée par des professionnels ».

Après son arrestation à Liverpool, Steve Khan a passé huit jours en détention provisoire. Après sa libération, il a déménagé et s’est mis à vendre de l’héroïne et du crack. Il a de nouveau été arrêté puis a écopé d’une peine de neuf mois d’emprisonnement.

Le taux de récidive des anciens détenus emprisonnés pendant très peu de temps a toujours été très élevé. D’après les statistiques du gouvernement pour l’année 2014, le taux de récidive des adultes incarcérés pour une durée inférieure à douze mois est deux fois plus élevé que celui des détenus emprisonnés pendant un an ou plus. En 2013, Chris Grayling, alors secrétaire d’État à la Justice, déclarait que la situation était devenue intenable. Le gouvernement avait alors mis en place une réforme radicale de la probation. Depuis, les prisonniers à haut risque sont pris en charge par le Service National de Probation, géré par l’État, tandis que la responsabilité des prisonniers jugés moins dangereux incombe au secteur privé – et notamment à 21 Centres de Réhabilitation Communautaires (CRC). La privatisation avait pour but de répondre à de nouveaux impératifs « d’efficacité », selon ses défenseurs.

Néanmoins, l’accroissement du nombre de détenus incarcérés pour de courtes durées s’est traduit par un afflux de 45 000 personnes supplémentaires à surveiller pour les CRC. « Je suis passée de 40 dossiers à 70 », m’a confié une ancienne agente de probation vivant dans le Grand Manchester. « C’est tout bonnement ingérable. » Elle m’a confirmé que le CRC dans lequel elle travaillait ne se souciait que très peu des besoins essentiels des anciens détenus pris en charge.

Une gardienne de prison pénètre dans la prison de Brixton. Photo de Dan Kitwood/PA

Des prisonniers malades, à l’image de Steve et de Jackie, ont donc été complètement abandonnés par les services publics, à tous les niveaux – de leur arrestation à leur séjour en prison, en passant par leur liberté conditionnelle et leur retour dans la société. Si certains médicaments peuvent réduire les risques de récidive, il ne s’agit là que d’un détail au milieu d’une problématique bien plus large. Les bénéfices à retirer d’une prise en charge médicale des détenus souffrant de maladies mentales sont assez évidents – d’ailleurs, une étude de 2002 avait mis en lumière le fait que les prisonniers ayant été traités à l’hôpital plutôt qu’en prison récidivaient deux fois moins souvent.

Malgré une telle statistique, les progrès sont infimes et incroyablement lents. En septembre 1990, le ministère de l’Intérieur s’inquiétait déjà de l’incarcération massive de détenus souffrant de troubles mentaux. 27 ans plus tard, la situation est peu ou prou toujours la même.

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Sans surprise, les associations caritatives remplissent le rôle que l’État ne veut pas jouer. Prenez l’exemple de Waves Of Hope, programme liverpuldien géré par Gary Morris. Ce dernier m’a précisé que chaque membre de l’association gérait huit cas au maximum – soit dix fois moins qu’un agent de probation classique. « Il s’agit d’une approche chronophage, avoue-t-il. Aujourd’hui, peu de services peuvent faire ça. » Un tel programme est coûteux, mais les retombées positives semblent réelles.

Steve Khan est une preuve vivante de la réussite du projet. Comme je l’écrivais plus haut, lors de sa dernière libération, il était retourné vivre à Liverpool et avait de nouveau fini dans les rues de la ville. Sauf que cette fois-là, il avait pu recevoir le soutien de Waves of Hope.

Steve vit aujourd’hui dans un nouvel appartement. Il suit une formation pour venir en aide aux SDF. Il s’est également mis à la photographie.

*Jackie Davidson est un pseudonyme.