Alors que son équipe poussait pour égaliser dans les dernières secondes de leur match face à Arsenal le mois dernier, le milieu de terrain de Swansea Leroy Fer s’est retrouvé à faire la course avec Alex Oxlade-Chamberlain, l’un des joueurs les plus rapides de Premier League. Sachant qu’il allait se faire dépasser en vitesse pure, Fer essaye alors de mettre son corps entre Oxlade-Chamberlain et le ballon, et c’est là que les choses sont devenues intéressantes. Fer est plus grand qu’Oxlade-Chamberlain d’au moins 7 centimètres, et a l’air bien plus lourd que lui. Pourtant l’attaquant d’Arsenal se débarrasse nonchalamment de son adversaire. Quand, quelques secondes plus tard, Oxlade-Chamberlain envoie la balle dans les pieds de Theo Walcott, Fer est toujours par terre. Swansea perdra finalement ce match 3-2.
En regardant les ralentis, le commentateur fera l’apologie, non seulement de la vitesse d’Oxlade-Chamberlain, mais aussi de sa puissance. Il y a quelques années, quand il était au centre de formation de Southampton, un tel compliment aurait été difficile à imaginer. Oxlade-Chamberlain était petit pour son âge, et encore loin d’être physiquement mature.
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« A un moment, il est arrivé à un point où on a dû discuter du fait qu’il était trop petit pour sa classe d’âge », explique James Bunce, directeur des sciences sportives de la Premier League, et ancien directeur du développement athlétique à Southampton. Les entraîneurs de Southampton ne savaient pas quoi faire d’Oxlade-Chamberlain. « On est arrivé à la décision de le faire redescendre d’une année plutôt que de le faire monter d’une catégorie d’âge. »
Aux Etats-Unis, quand on fait redoubler une année à des athlètes universitaires pour des raisons athlétiques, on appelle souvent cela le « reclassement ». Cela arrive principalement en football américain et en basket, mais ce n’est pas quelque chose qui se fait souvent en football. C’est plutôt l’opposé normalement : souvent les joueurs surdoués sont « surclassés », et s’entraînent avec des joueurs plus vieux plutôt qu’avec des joueurs de leur âge. La théorie veut, qu’en le surclassant, un jeune joueur talentueux se développera plus rapidement puisqu’il affrontera des joueurs plus physiques et techniques. Mais faire redescendre un joueur d’une année, et pas n’importe quel joueur, mais l’un des plus brillants espoirs anglais, c’était peu orthodoxe.
Cette décision a pourtant porté ses fruits. Selon Bunce, cela a surtout eu un impact positif sur la confiance d’Oxlade-Chamberlain. Comme il s’entraînait désormais avec des joueurs de sa taille, il pouvait utiliser ses capacités sans se soucier de se faire bouger. Dès qu’il est arrivé à maturité physique en atteignant les 1,80m (la taille qu’il fait aujourd’hui), il n’était pas en retard au niveau des classes d’âge, il était même en avance. Oxlade-Chamberlain a fait ses débuts en équipe première à Southampton à l’âge de 16 ans.
Cela a fait réfléchir Bunce et ses collègues de Southampton. En ignorant l’âge d’Oxlade-Chamberlain et en se focalisant plutôt sur la possibilité de lui offrir des adversaires à sa taille, ils l’ont mis dans un environnement qui l’a aidé à réussir. Peut-être que d’autres joueurs pouvaient exceller dans la même configuration. Peut-être était-il temps de repenser entièrement le rôle de l’âge dans le développement des jeunes joueurs.
On mûrit chacun à notre rythme, et notre maturité physique est le résultat d’un processus génétique, c’est-à-dire que le timing de notre croissance est quelque chose d’individuel – Noel Cameron, professeur de biologie humaine
Dans tous les centres de formation de football à travers le monde , c’est l’âge qui, chronologiquement, détermine le groupe de joueurs, et les jugements sur les capacités et le potentiel d’un joueur sont faits en comparaison avec les autres membres du groupe. Mais ce système a un défaut : au sein de ces classes d’âge, la maturité physique peut varier du tout au tout.
Il y a dix ans environ, des chercheurs ont commencé à repérer un phénomène qu’on connaîtra plus tard sous le nom de « l’effet de l’âge relatif » : les joueurs étant nés en début d’année civile ont plus de chances d’exceller physiquement que ceux qui sont nés plus tard dans l’année. En Angleterre, la date limite pour une classe d’âge est le 1er septembre, ce qui correspond à l’année scolaire. L’année dernière, la BBC a relevé que les joueurs nés entre septembre et novembre (soit le premier trimestre) représentaient 45% des joueurs des centres de formation de Premier League, « alors que ceux nés entre juin et août représentent simplement 10% des jeunes joueurs ».
C’est plutôt logique : les enfants qui sont plus vieux de quelques mois ont pu grandir un peu plus, et il est facile de confondre taille et talent à ce moment-là. Mais en réalité, les relations entre maturité physique et âge sont bien plus compliquées que ce que suggère l’effet de l’âge relatif, particulièrement quand les enfants atteignent la puberté.
Entre l’âge de 12 et 16 ans, il existe ainsi une « variation très très importante sur l’état d’avancement physique et en termes de maturité, explique Chris Hedges, physiothérapiste pour le Norwich City FC. Vous regardez certains matches et le meilleur joueur est celui qui s’est développé plus rapidement, qui a une masse musculaire squelettique plus fine, qui a développé un meilleur système nerveux, qui peut générer de la puissance plus rapidement ou qui peut changer de direction facilement. Et évidemment, s’il est plus costaud que son adversaire, il peut le dépasser à la course. Il peut lui résister. Il a l’air très bon à l’instant T, à ce moment précis. »
Même si cet avantage est seulement temporaire, et qu’il disparaît une fois que ceux qui grandissent plus lentement reviennent à son niveau, ce joueur aura laissé une forte impression à l’entraîneur. A ce moment-là, les joueurs plus petits ne sont souvent pas gardés par les centres de formation : selon une étude, les garçons nés au dernier trimestre et qui ont une maturité plus lente que les autres ont 20 fois moins de chances de signer un contrat.
Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas connaître le succès, mais ça complique forcément les choses. Jamie Vardy a été laissé libre par Sheffield Wednesday parce qu’à l’âge de 16 ans il était trop petit, mais il a pu se construire une carrière en partant des divisions inférieures. Dimitri Payet n’a pas été gardé par Le Havre au même âge : son entraîneur de l’époque estimait qu’il était « trop frêle, faible et qu’il manquait de vitesse ». Il a donc commencé sa carrière sur l’île de La Réunion. Mais un nombre incalculable de joueurs dans des situations similaires n’ont jamais eu le droit à une seconde chance.
Le système ne pénalise pas les joueurs à maturité tardive ou ceux qui sont nés plus tard dans l’année cependant. Les joueurs qui atteignent la puberté plus tôt que la moyenne peuvent aussi finir derrière. Cela arrive juste plus tard dans le processus.
« Ce qu’on voit au final, c’est qu’à 18 ans, tous les joueurs qui se sont développés rapidement ne finissent pas par devenir pro, explique Hedges. Ils se font rattraper. Ils ont l’air très bons quand ils sont jeunes, parce qu’ils le sont. Ils sont loin devant les autres. Ils peuvent être jusqu’à 20% plus matures physiquement que leurs coéquipiers. » Mais ces joueurs tendent à négliger le développement technique parce qu’ils sont habitués à dominer physiquement. Quand le reste de leur classe d’âge les rattrape physiquement, selon Hedges, « si vous ne leur avez pas donné les capacités d’appréhender l’autre partie du jeu, alors ils ne ressembleront pas au joueur qu’ils étaient à 13 ans. »
En clair, selon les entraîneurs et les techniciens de centres de formation contactés pour cet article, les jeunes qui ne sont pas retenus durant leur formation sont les suivants : les joueurs à maturité lente sont laissés libre assez rapidement, alors que ceux qui se sont développés rapidement ne sont pas retenus à la fin de leur puberté. La ligue doit encore prouver que ce schéma est lié à la vitesse de croissance physique, mais une récente étude suisse portant sur plusieurs années soutient l’idée qu’un développement physique lent va à l’encontre des chances de ce joueur de réussir au haut-niveau.
A Southampton, Bunce a travaillé avec Sean Cumming, un kinésiologue de l’université de Bath et un expert de la santé et de la croissance de l’adolescent. Quand Bunce est arrivé en Premier League en 2014, les deux sont restés en contact et ont commencé à travailler ensemble sur un moyen de, selon Bunce, faire que « tout le monde ait une meilleure compréhension de la croissance et la maturation. » Ils ont développé un programme où les enfants s’entraîneraient certaines fois avec leur classe d’âge, et d’autres fois, ils s’entraîneraient et joueraient avec des groupes en fonction de leur niveau de maturité physique.
Cette pratique est appelée « bio-banding » et les équipes de rugby en Nouvelle-Zélande l’ont mise en place depuis des années. L’année dernière, après avoir travaillé avec Cumming pour mettre en place un programme de formation d’entraîneurs où on leur apprendrait le bio-banding, Bunce a organisé le premier « tournoi bio-banding » avec une poignée d’équipes de jeunes de clubs de Premier League. Il travaille actuellement à étendre ce programme, qui n’est pas encore obligatoire. Si certains clubs comme Norwich, Bournemouth et Watford ont rapidement intégré cette nouvelle pratique à leurs programmes d’entraînement, les autres restent, comme le dit Bunce, « sceptiques mais intéressés ».
Une partie du problème provient de la résistance générale aux nouvelles idées dans le monde du football. Mais ce n’est pas juste une question de convaincre les sceptiques d’essayer quelque chose de nouveau. Bunce doit aussi dépasser une méconnaissance assez répandue des relations (ou du manque de relations) entre l’âge et la maturité physique.
Prenez par exemple les tournois de jeunes de la FIFA. Il y a eu quelques cas vérifiés de tricherie dans des tournois internationaux de jeunes qui ont causé une suspicion générale sur la possibilité que certaines équipes incluent des joueurs plus âgés dans leurs sélections. A chaque fois que cela arrive, la crédibilité de la compétition en prend un coup. Et parce que certains sportifs inscrits ne peuvent pas forcément présenter de certificat de naissance, la FIFA a cherché d’autres moyens pour prouver l’âge d’un joueur.
Le mois dernier, la Confédération asiatique de football (AFC) a publié un communiqué de presse triomphant après avoir réussi à éliminer les tromperies sur l’âge dans sa compétition U16. En scannant les poignets des joueurs avec un IRM et en analysant le degré de fermeture du cartilage dans les os du poignet, la Confédération asiatique prétend pouvoir déterminer si, oui ou non, un joueur a l’âge requis pour participer au tournoi.
De tels tests d’évaluation de l’âge – il existe d’autres techniques que celles des poignets, analyser les dents en est une autre par exemple – semblent raisonnables au premier abord. Il est possible de montrer que la structure squelettique d’un ado de 16 ans est, par exemple, très différente de celle d’un homme de 64 ans. Mais les études qui étayent ces tests selon la FIFA ont suscité pas mal de questions, comme l’a fait remarquer Dina Fine Maron dans la revue Scientific American. Tim Cole, un statisticien médical de l’université de Londres, et l’auteur d’un article critique envers les méthodes d’évaluation de l’âge de la FIFA, m’a raconté que l’initiative de l’AFC était « une blague ». (L’AFC n’a pas voulu répondre à nos questions.)
« Toutes les méthodes cherchent à déterminer la maturité et non l’âge chronologique, explique Noel Cameron, professeur de biologie humaine à l’université de Loughborough. Cette distinction est très importante, parce qu’on mûrit chacun à notre rythme, et notre maturité physique est le résultat d’un processus génétique, c’est-à-dire que le timing de notre croissance est quelque chose d’individuel. » Si la FIFA et la Premier League se sont concentrées sur les garçons, les tests d’évaluation de l’âge ne fonctionnent pas non plus sur les femmes, qui atteignent même la puberté à un âge encore plus jeune. L’âge médian de développement varie également selon l’ethnicité.
Ignorée par la FIFA dans son combat contre les tricheries sur l’âge, cette distinction entre âge chronologique et maturité physique est précisément l’intérêt du bio-banding. Le programme actuel de bio-banding de la Premier League utilise la méthode Khamis-Roche pour déterminer les niveaux de maturité, en établissant la projection de la taille adulte potentielle d’un jeune joueur en fonction de son âge et de sa taille actuels ainsi que de la taille de ses parents. Selon Bunce, cette équation est exacte à quelques centimètres près. Les jeunes sont ensuite répartis en catégories tous les cinq centiles : les enfants qui ont atteint entre 90 et 95% de leur taille projetée sont réunis ensemble, ensuite ce sont les enfants entre 85 et 90%, etc. Généralement, il y a trois ou quatre groupes.
Ces deux dernières années, la Premier League a distribué des équipements standards et entraîné 150 membres de staffs de différents centres de formation pour apprendre à mesurer et évaluer la maturité physique. « Il n’y a pas de réglementation pour imposer le bio-banding ou même les obliger à observer la croissance et la maturation », explique Bunce. Mais l’initiative a donné toute l’information dont les clubs ont besoin pour prendre une décision sur la façon d’intégrer le bio-banding ou même de prendre conscience de l’importance de la croissance et du développement physique comme variables. A Bournemouth par exemple, les joueurs s’entraînent par catégorie de développement physique pendant six semaines à chaque fois, pour ensuite revenir à six semaines d’entraînement avec leur classe d’âge. Bournemouth procède aussi à des tests physiques en groupes de maturité, ce qui peut aider à déterminer si un jeune est en retard par rapport à ses coéquipiers au niveau de sa force, ou s’il a simplement un processus biologique différent.
Il n’y a pas encore de « championnat bio-banding » et l’organisation de matches entre équipes ayant adopté ce programme est à la charge des clubs. Des discussions informelles existent cependant sur l’incorporation du bio-banding en compétition dans les prochaines saisons, et Bunce espère pouvoir organiser des tournois nationaux dans un futur proche.
Le programme en est encore à ses débuts, mais les clubs qui participent sont encouragés par les résultats obtenus aux entraînements et par les matches auxquels ils ont pu prendre part. Lors d’un « match bio-banding » contre Watford, Bournemouth a fait un sondage parmi ses joueurs, et a relevé que 100% des joueurs qui ont une croissance plus rapide avaient trouvé que le jeu était plus physique. C’est logique. Quand vos adversaires sont au même niveau physique que vous, cela devient plus difficile de les bouger. Plutôt que d’utiliser leur taille, les joueurs sont obligés de prendre des décisions plus rapides et de jouer plus vite. Ils doivent se concentrer sur la technique.
Avec les joueurs à croissance tardive, cependant, les entraîneurs ont eu quelques surprises et pas seulement à Bournemouth. Des joueurs que les clubs pensaient être des « petits gamins silencieux et timides, quand on les a mis dans une classe physique qui leur correspondait mieux, sont devenus des leaders, ils se faisaient plus entendre et avaient l’air plus passionnés », explique Bunce.
L’aspect mental est important dans le développement technique. Imaginez que vous ayez un jeune à croissance tardive qui sait dribbler comme personne, mais qui doit toujours se battre contre des joueurs plus costauds dans sa classe d’âge. « Eh bien, raconte Hedges, si la centième, la millième fois qu’il tente un dribble et que le mec en face met simplement son épaule pour l’empêcher de passer, qu’est-ce que cela va produire mentalement, au bout du compte ? Il va se dire « Je ne réussis pas à faire ça, alors je vais arrêter de le faire. Je vais juste donner le ballon derrière ou latéralement et garder la possession.» Vous leur retirez indirectement les capacités techniques qu’ils ont au départ. »
Dans un « match bio-banding », raconte Hedges, « c’est un combat à armes égales. Dans ce contexte, il peut à la fois dribbler et aussi se tenir à distance du joueur qu’il vient d’éliminer. C’est un duel physique remporté, et il peut continuer son chemin. Beaucoup de critiques à l’encontre des joueurs à maturité tardive sont qu’ils ne peuvent pas sprinter ou ne courent pas. C’est sûr qu’ils ne courront pas beaucoup s’ils sont toujours écartés par des joueurs plus costauds. »
On ne sait pas encore exactement comment le bio-banding affectera la prochaine génération de stars de Premier League. Pour savoir si le bio-banding change vraiment la formation des jeunes joueurs, cela dépend de combien de clubs l’utiliseront et de la capacité de Bunce à convaincre les sceptiques. Graham Mills, l’entraineur-en-chef du centre de formation de Bournemouth, explique qu’il est encore trop tôt pour utiliser les données du bio-banding afin de déterminer quels joueurs garder ou quels joueurs libérer. Le club n’utilise pas ce programme depuis assez longtemps. Mais cela semble certain qu’il aura un rôle à jouer là-bas, et ailleurs, dans les années à venir.
Peu importe dans quelle mesure le bio-banding sera adopté par les clubs de Premier League, personne ne pense que cela remplacera à terme les classes d’âge traditionnelles. Après tout, ces gamins devront bien affronter des joueurs de la taille de Messi d’un côté ou de Peter Crouch de l’autre. Mais le bio-banding, et le contrôle de la croissance, vont devenir des outils importants pour évaluer le talent d’un jeune.
« Il n’y a aucune raison pour que les jeunes sportifs à croissance trop rapide ou trop lente ne progressent pas si le niveau des adversaires en face a été établi de manière optimale, explique Cumming par email. Ce dont on a besoin, et ce vers quoi aspirent les gens dans le monde du foot, ce sont des systèmes efficaces et fonctionnels. »
Et la dernière chose que désire un club, c’est un joueur dans lequel ils ont investi et qui finit par être laissé libre par le centre de formation. Le pire, c’est quand celui-ci finit par devenir une star.