Comment le black-out de 1977 à New-York a fait exploser le hip-hop

J’aime bien parler de la vieille école du Bronx des années 70, parce que le hip-hop tel que nous le connaissons aujourd’hui n’a vraiment plus grand chose à voir avec ce qu’il était à l’époque. Aujourd’hui, c’est un vieil homme névrosé et despotique, mais il y a 35 ans, c’était un gamin turbulent et jovial. Le hip-hop était quelque chose de complètement nouveau et inattendu, qui a fait péter les plombs à New York tout entier, y compris -surtout- à ceux qui n’y comprenaient rien.

À l’époque, l’image de New-York était celle d’une cité dévastée et abandonnée, pas celle d’une ville hyperactive et moderne. C’est pourtant durant cette période qu’ont explosé les scènes punk (au CBGB), disco (au Studio 54) et salsa (celle de Fania, à Manhattan). On faisait la fête à fond. C’était une ville extravagante, mais surtout extrêmement pauvre, sans infrastructures, ni programmes sociaux, et au taux de criminalité record.

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Malgré ce scénario défavorable, une poignée de jeunes du Bronx ont commencé à monter des fêtes clandestines, qui s’appuyaient sur des codes musicaux, des danses, des manières de s’habiller, et une attitude, qui finiront par s’infiltrer dans la pop culture et s’imposer comme l’esthétique dominante de toute une époque. Tout ce qu’il a fallu pour que ces gamins en arrivent là, c’était des platines. La plupart ne leur appartenaient même pas. Ils n’avaient ni éducation musicale, ni groupes pour les soutenir ou leur servir de modèle, et de toute façon, le prix des instruments était beaucoup trop élevé pour eux. Les circonstances les ont obligé à redéfinir leur environnement, en utilisant ce qu’ils avaient sous la main. Ce qui en a découlé n’a été conceptualisé que bien plus tard : un colonialisme inversé, une revendication sociale, historique, surgie du manque. Et c’est certainement l’une des caractéristiques les plus importantes du hip-hop en tant que phénomène culturel.

Tout ce qu’on pouvait faire à New-York dans les années 70, c’était tenter de se prendre un peu de bon temps. Et la musique était le meilleur moyen d’y parvenir. Mais la vie nocturne new-yorkaise était beaucoup trop chère pour cette jeunesse évoluant dans l’ombre de la société : non seulement les clubs étaient hors de prix, mais il y avait des codes à maîtriser pour y entrer, un âge minimum requis, et le genre dominant était le disco. Les DJs du Bronx ont changé la donne en remettant le funk et la soul au goût du jour, posant les bases d’un son qui sera plus tard défini comme « hip-hop ». Il était difficile pour eux de se retrouver dans cette atmosphère disco.

Très peu de ces précurseurs avaient les moyens de se payer un bon soundsystem. La légende veut que le hip-hop soit né dans la rue d’un adolescent qui avait la chance d’avoir une sono chez lui, celle de son père. Ce môme, c’était Kool DJ Herc ; il avait passé son enfance à Trenchtown, en Jamaïque, dans le quartier même où les Wailers ont enregistrés quelques-uns de leurs plus grands hits. Cette information est l’une des clés la mythologie hip-hop : Kool Herc, le père fondateur, était imprégné de la culture des musiciens jamaïcains. Les fêtes qu’il organisait n’obéissaient qu’à deux impératifs : haut-parleurs poussés à leur puissance maximale et MC au micro pour animer la soirée.

De 1974 à 1977, le hip-hop est en gestation, et voit le jour dans une espèce de big bang où les quatre éléments fondateurs de la culture entrent en collision pour ne plus former qu’un tout, incluant breakdance, graffiti, DJing et rimes. Le plus problématique de ces 4 éléments est le DJing, qui nécessite un investissement matériel conséquent (la peinture utilisée pour le graffiti était en majorité volée). Il n’y avait alors que très peu de crews de hip-hop et l’ambiance était relativement contrôlée. C’était un laboratoire. La scène se limitait à Kool DJ Herc & The Herculoids, Afrika Bambaata & The SoulSonic Force (devenus par la suite la Zulu Nation), Grandmaster Flash & The Furious Five, Disco Wiz et Grandmaster Caz (le premier duo de DJs de l’histoire du hip-hop), et aux Funky Four Plus One, qui se sont formés fin 76. D’autres DJs ont bien sûr joué leur rôle dans l’avènement du hip-hop à New York, comme DJ Hollywood, Pete DJ Jones ou encore Grandmaster Flowers, mais ils étaient basés à Manhattan ou Brooklyn et jouaient dans des boites ; ils avaient d’autres réseaux et aucun d’eux n’a créé de technique propre au DJing hip-hop.

Le hip-hop est né d’un accident. 13 juillet 1977, la canicule s’abat sur New-York. Dans la soirée, une coupure de courant prive toute la ville d’électricité, et ce pour les 24 heures à venir. Cet incident va poser les bases de toute une scène musicale. A 20h37 très exactement, la foudre frappe l’une des centrales électriques du fleuve Hudson. Quelques minutes plus tard, un autre éclair touche une ligne de transmission. Un nouveau coup de tonnerre, et c’est une autre centrale qui est touchée. La lumière ne reviendra à New-York que la nuit suivante. Le black-out de 77 sera vécu de manière différente à travers la ville. À Manhattan, l’ambiance a d’abord été à la fête, les gens se retrouvant dans la rue pour boire et partager la nourriture réfrigérée afin de ne pas la gaspiller, tandis que les taxis illuminaient les vitrines des diners. Un genre de mardi gras pour aveugles, si vous voulez.

Dans d’autres quartiers, comme le Bronx, les choses se sont passées tout autrement. Pour ce quartier pauvre, situé à l’extrême-nord de la ville, la coupure de courant a plutôt eu des airs de Noël en plein cagnard. Les magasins ont en effet été pillés les uns après les autres, entraînant la plus grande vague d’arrestations de toute l’histoire de New York : 3 700 personnes sous les verrous, 1 616 boutiques saccagées, 550 policiers blessés, et 1037 incendies. Au lendemain de cette petite apocalypse, les coûts s’élèvaient à 300 millions de dollars. Et tout ça en l’espace d’une seule nuit.

Le rôle du black-out de 1977 dans l’Histoire du hip-hop ? Très simple : durant la coupure, ce sont les magasins d’équipement électronique qui furent le plus durement touchés, avec les platines pour cible prioritaire. Si on en croit Disco Wiz, « Avant la coupure de courant, il n’y avait que trois ou quatre crews de hip-hop dans toute la ville. Après ça, il y en avait un à tous les coins de rue. » Aussi simple que ça. Le hip-hop a explosé grâce à une coupure de courant, une série de vols, et un coup de chance : si le black-out avait eu lieu en pleine journée, le pillage aurait probablement été évité et le hip-hop aurait suivi une évolution complètement différente.

Traecherous Three, Crash Crew, Fearles Four, Spoonie Gee, Busy Bee, Kool Moe Dee, Double Trouble, Whodini, The Fantastic Five… tous ces noms ne sont apparus qu’après le black-out. Ils sont sortis de la pénombre du Bronx, et il ne leur aura fallu que deux ans avant de parvenir aux oreilles de Sylvia Robinson, la productrice de « Rapper’s Delight ». De plus, après cette panne, le pouvoir passe des mains des DJs à celles des MCs, tout simplement à cause du l’augmentation du nombre de crews hip-hop. C’était l’étincelle qui manquait pour mettre le feu aux poudres.

Une véritable réaction en chaine, dont les dominos continuent à tomber ; Jay-Z doit par exemple une partie de sa fortune à la faillite de la ville. D’une certaine manière. Dans tous les cas, le « Keep it real » auquel on s’accroche tant peut désormais être vu sous un angle un peu plus précis. Et plus sombre.

Feli Davalos est rédacteur pour Noisey Mexique. Il n’est pas sur Twitter.

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