Mercredi 2 janvier, le président Donald Trump a clairement exprimé ses intentions vis-à-vis de l’engagement américain en Syrie : « Nous voulons protéger les Kurdes, mais je ne veux pas être en Syrie pour toujours. C’est le sable et la mort. » Il a également réitéré son annonce, faite en décembre, d’un retrait immédiat des troupes américaines en Syrie. Selon lui, ce dernier sera lent, mais les Kurdes ont déjà élaboré d’autres plans pour assurer leur protection.
Vendredi 4 janvier, le Conseil démocratique syrien dirigé par les Kurdes – le plus puissant allié des États-Unis dans la lutte contre l’organisation État Islamique en Syrie – a invité les forces syriennes soutenues par la Russie à pénétrer sur son territoire, dans le nord-est du pays, afin de sceller une alliance jusqu’alors inimaginable. Damas a déclaré que les troupes étaient déjà arrivées, alors que les États-Unis et la Turquie ont démenti.
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Il y a tout juste sept mois, des frappes aériennes américaines visant à défendre les Kurdes avaient tué des centaines de mercenaires russes alors que ces derniers tentaient, pour le compte de Damas, de récupérer des gisements de pétrole contrôlés par les Kurdes.
Le rapatriement programmé des troupes américaines a bouleversé l’équilibre des pouvoirs parmi les factions syriennes et les pays voisins. Il a tout particulièrement dérouté les Kurdes et suscité de vives critiques de la part des conseillers militaires de Trump lui-même. Dimanche 6 janvier, la sénatrice républicaine Lindsey Graham a dit vouloir avertir le président américain du danger du retrait des troupes américaines, étant donné qu’il rendrait les Kurdes vulnérables face aux frappes de l’organisation État Islamique et de la Turquie. Lors de la conférence de presse durant laquelle il a déclaré que la Syrie était « le sable et la mort » ; Trump a souligné que le retrait se ferait lentement, « sur un certain laps de temps », mais n’en a pas précisé le calendrier.
À supposer que les troupes américaines rentrent bel et bien dans un avenir proche, l’alliance de Damas avec les Kurdes n’est que le premier des nombreux changements inattendus de pouvoir et de contrôle.
Nicolas Heras, analyste pour le think-tank Center for a New American Security (« Centre pour une nouvelle sécurité américaine »), estime que « la Turquie, la Russie et l’Iran vont s’engager dans une danse délicate pour s’approprier la meilleure position possible sur le terrain parmi le vide laissé par le départ des Américains ».
À Manbij, la ville poudrière la plus septentrionale du pays, cette danse a déjà commencé. Damas a déclaré y avoir déjà déployé, à la demande de l’armée kurde, des troupes appelées « Unités de protection du peuple » (YPG). La ville, située à environ 48 km de la frontière turque, inquiète depuis longtemps le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui tente depuis des années d’étouffer une insurrection kurde dans son pays et considère les YPG syriennes comme des organisations terroristes.
L’autocrate syrien Bachar el-Assad a retiré ses troupes de la majeure partie du nord-est de la Syrie en 2012, cédant ainsi le pouvoir aux Kurdes. Les YPG ont ensuite entamé une campagne de plusieurs années visant à préserver leur autonomie vis-à-vis des milices soutenues par la Turquie et composées de rebelles de l’Armée syrienne libre et de factions extrémistes telles que Jabhat al-Nusra et Ahrar al-Sham, qui ont par la suite fait naître l’organisation État islamique. Au fil du temps, à mesure que l’organisation cannibalisait ses anciens alliés rebelles, la guerre s’est transformée en un conflit existentiel opposant les YPG et l’organisation État islamique, et ce, dans l’ensemble de la région.
Quand l’organisation État islamique a menacé de lancer une offensive pour s’emparer de Kobani, une ville kurde située près de la frontière turque, les troupes américaines sont entrées en guerre aux côtés des YPG, soutenant le groupe grâce à une série de frappes aériennes qui, au grand désarroi d’Erdogan, ont évolué en une vaste alliance. Cette dernière a permis aux YPG de reprendre plusieurs villes à l’organisation État Islamique.
L’ÉCHIQUIER SYRIEN
Les forces syriennes ont repris le contrôle de Manbij en 2015. Depuis, la ville est gardée par des soldats américains et français. Avec le départ des troupes américaines, la Turquie, qui menace d’envahir la Syrie depuis des années, a maintenant une ouverture. Craignant un massacre, les forces kurdes cherchent désespérément un sauveur et ont apparemment jeté leur dévolu sur Assad.
Sinam Mohamad, représentant diplomatique du Conseil démocratique syrien auprès des États-Unis, explique : « Nous sommes syriens à présent. Nous ne sommes pas à part. Le régime devrait donc avoir la responsabilité de protéger la Syrie de l’invasion et de l’occupation de la Turquie. »
Selon Heras, il y va de l’intérêt de la Russie et d’Assad de garder la Turquie à distance. Si l’accord sur Manbij est maintenu, et si d’autres accords et passations de pouvoir des autorités kurdes à Assad s’ensuivent, l’autocrate syrien pourrait alors recevoir la dernière majorité dont il a besoin pour asseoir son contrôle sur le pays.
Mais si, au contraire, les Kurdes et Assad ne parviennent pas à reproduire l’accord sur Manbij dans tout le nord-est du pays, alors le chaos et la destruction de la guerre en Syrie pourraient toucher une région qui avait jusqu’alors réussi à garder une certaine stabilité durant la guerre de neuf ans. Surtout, cela permettrait à l’organisation État Islamique de reprendre des forces.
Les Kurdes en Syrie, soutenus par les frappes, les armes et les équipements des troupes américaines, ont joué un rôle essentiel dans la guerre contre l’organisation État Islamique. Au cours des six dernières années de guerre, ils ont également conquis près d’un tiers du territoire syrien, se taillant ainsi une place au sein de la région fertile de Jazira.
La décision de Trump de se retirer de la Syrie – qui a été présentée comme une réponse à la pression d’Erdoğan – s’avère être un scénario apocalyptique pour les Kurdes. Ces derniers mois, les tentatives d’un accord de paix avec Assad ont toutes échoué. Le Conseil démocratique syrien reproche à Assad de ne pas vouloir accorder une véritable autonomie politique à la région sous contrôle kurde. Dorénavant, les Kurdes devront composer avec l’épée de Damoclès que représente la possible invasion turque, et avec l’absence du soutien militaire américain pour renforcer leur position.
Cette nouvelle dynamique sera probablement coûteuse. Les Kurdes sacrifieront peut-être des actifs stratégiques dûrement gagnés, tels que les gisements de pétrole de Deir Ezzor et les villes de Raqqa et de Tal Abyad.
Selon Aron Lund, analyste pour la Century Foundation, des négociations aussi tendues ne font que sonner le glas de l’autonomie pour laquelle se sont battus et sont morts les Kurdes de Syrie ces dernières années.
Il a ainsi déclaré : « Damas veut retrouver ses frontières et ses ressources. Je pense qu’elle ne fera pas de concession sur les formalités de rétablissement du contrôle gouvernemental. Ce serait vu comme un recul de la pleine souveraineté et du droit syrien. »
Et parmi toutes ces mauvaises options, la solution la moins catastrophique pour les Kurdes semble être un possible retour d’Assad dans la région du nord-est, où se trouve Manbij. Et ce, même en considérant les persécutions qu’ils ont subies lors du règne de sa famille.
Joshua Landis, spécialiste de la Syrie pour l’université de l’Oklahoma, estime qu’« il y a une possibilité d’accord. Le gouvernement syrien a besoin des Kurdes pour appuyer la policer au nord, et les Kurdes ont besoin de l’armée syrienne pour se protéger des Turcs. »
LES CIVILS PRIS AU PIÈGE
Au printemps 2018, les troupes turques et leurs alliés rebelles syriens ont envahi la région kurde du gouvernorat d’Alep lors de l’offensive sur Afrin. Au moins 134 000 Kurdes de Syrie ont fui leur foyer. La crainte d’une nouvelle invasion est donc ce qui pousse les Kurdes de Syrie – ainsi que les grandes minorités chrétiennes du nord-est de la Syrie – vers Assad.
« Si la communauté internationale ne fait rien pour arrêter l’offensive turque, nous allons assister à une catastrophe humanitaire dans une région habitée par plus de trois millions de gens d’ethnies et de religions diverses », déplore Mohamad.
Pour les minorités chrétiennes assyriennes et syriaques de la région, l’avenir semble également bien sombre. L’unique chose pouvant éventuellement unir les chrétiens du nord-est de la Syrie, divisés sur le plan politique, est l’aversion à la perspective d’un règne des rebelles soutenus par la Turquie. De nombreux chrétiens de la région ont déjà fui vers le Canada et la Suède à la suite des offensives des forces rebelles et djihadistes de 2013 et des attaques de l’organisation État islamique de 2014 et 2015 dans la vallée de Khabour.
Le 27 décembre, le commandement général du Conseil militaire syriaque (MSF) a averti dans un communiqué de presse qu’une invasion telle que l’offensive sur Afrin pourrait signer l’arrêt de mort de la population chrétienne dans cette région de la Syrie.
« Les églises seront détruites. Les chrétiens et les yézidis, qualifiés d’infidèles par les mercenaires turcs, seront massacrés. La présence du christianisme dans cette région risque fort de disparaître si nous ne prenons pas de vraies mesures de sécurité après le départ des troupes américaines », estime le MSF.
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