Il n’a fallu que quelques minutes pour que toute une communauté s’enflamme. Au début du mois, Logan Paul, l’un des youtubeurs les plus suivis de la planète, donnait rendez-vous à ses abonnés le 27 février 2021 pour un événement hors-norme : le plus grand “unboxing” de cartes Pokémon de l’Histoire. Une date pas choisie par hasard par le vidéaste américain puisqu’il s’agit du 25ème anniversaire de la franchise. Pour marquer le coup, il a investi deux millions de dollars pour se procurer six boîtes de la première édition anglaise. Une somme stratosphérique qui reflète pourtant le prix du marché pour des items qui, aujourd’hui plus que jamais, valent de l’or.
« On est sur une expansion incroyable, des cartes qui valaient 70 euros en janvier 2020 se vendent maintenant 1 000 euros. Et ce n’est peut-être que le début, le marché s’étend. » Cela fait cinq ans qu’Idir consacre presque tout son temps à sa collection de cartes Pokemon. Débutée dans des brocantes par nostalgie, elle a pris un autre tournant au fur et à mesure de ses recherches et de ses trouvailles. Selon lui, ce retour de hype s’est effectué en trois temps. Le premier intervient en 2016 avec le phénomène Pokémon Go, qui remet la licence au goût du jour pour le grand public. Dans le même temps est commercialisée une série spéciale pour le 20ème anniversaire, “Evolutions”, avec des cartes reprenant les illustrations de celles sorties au tout début de l’aventure. Le second correspond au début de la pandémie mondiale de Covid-19. « Des gens ont eu plus de temps pour s’intéresser aux cartes, et certains avaient un budget loisirs plus important car le cinéma, les musées, les concerts… tout s’est arrêté. » Enfin, des influenceurs ont profité de cette période pour s’y mettre et communiquer en grandes pompes sur leurs réseaux sociaux, attirant ainsi leurs communautés. De quoi faire fleurir un peu plus la franchise la plus rentable au monde, loin devant Star Wars ou Hello Kitty.
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Le Pikachu Illustrator, carte la plus rare au monde qui n’existe qu’en 39 exemplaires, avait été offert aux gagnants d’un concours d’illustration sur l’archipel en 1998. Il est aujourd’hui estimé à plus d’un million de dollars.
Depuis l’arrivée des 151 – n’oublions pas Mew – Pokémon de la première génération sur nos Gameboy françaises en octobre 1999 (1996 au Japon), le succès ne s’est jamais démenti. La diffusion du dessin animé retraçant les aventures de Sacha, avec son générique culte, a scotché des millions d’enfants des après-midi entières devant le poste. « Ce sont des symboles de notre culture, au même titre que Mickey pour les générations précédentes. Et ils sont là pour durer. » Nasser, 35 ans, vit aujourd’hui en Allemagne. Il a débuté sa collection de cartes dès leur sortie avant, progressivement, de les mettre de côté. Au début des années 2010, des contenus spécialisés arrivent sur Internet, que ce soit des sites (Pokécardex, PokéBeach) ou des chaînes YouTube comme celle, iconique, de DavidLafargePokémon. Et c’est en 2016 que Nasser décide de replonger… par nostalgie, grâce notamment aux rééditions.
« Ça a fait revenir pas mal de monde, confirme Vincent, collectionneur habitant en région parisienne. Ceux qui ont connu les débuts du phénomène arrivent à un âge où ils ont un travail et peuvent dépenser leur argent dans ce souvenir d’enfance. » Au point de constituer pour certains d’entre eux un boulot à temps plein.
Pendant cinq, six heures par jour voire plus, ils écument les sites d’enchères en ligne et autres groupes Facebook à la recherche de la bonne affaire. Pour les collectionneurs les plus aguerris cette passion est progressivement devenue leur métier principal, ou à défaut un deuxième job de trader un peu particulier. Présents dans le game avant la flambée du cru 2020, leurs possessions ont pris de la valeur. « C’est un trésor de guerre », s’amuse Idir, bien conscient du potentiel économique que représentent ses cartes. « Je ne viens pas d’une famille très aisée donc forcément quand tu te retrouves avec des items estimés à 10 000, 20 000 euros dans les mains, alors que c’est le salaire annuel de mes parents, ça te fait réfléchir ». Reste à les céder – ou non – au bon prix. Et pour cela une connaissance parfaite du marché est exigée. Petit récap’ des indispensables :
- Cartes anglaises, japonaises ou françaises ? Les deux premières représentent l’essentiel du trafic international, tandis que les cartes françaises constituent le plus gros marché local. Pendant longtemps, les cartes japonaises ont stagné à des prix très bas et ont mis du temps à s’exporter, faute d’accessibilité et d’intermédiaires (voir plus bas). Loin d’avoir rattrapé les prix anglais, le marché nippon possède néanmoins une particularité : la rareté. Habitué à commercialiser des cartes trophées ou promotionnelles limitées à quelques exemplaires, le Japon a produit les cartes les plus rares du monde. Le Pikachu Illustrator, carte la plus rare au monde qui n’existe qu’en 39 exemplaires, avait été offert aux gagnants d’un concours d’illustration sur l’archipel en 1998. Il est aujourd’hui estimé à plus d’un million de dollars.
- Évaluer les cotes des cartes. Ebay est l’outil le plus prisé des acheteurs et vendeurs pour ajuster leurs prix. Grâce au numéro de série présent en bas à droite de chaque carte, ils vont pouvoir rechercher précisément celle(s) qu’ils visent. Ensuite, ils consultent les ventes réussies pour voir à combien celles-ci sont parties et vont ajuster le tarif en fonction. Le compte de la PWCC, l’une des plus grosses maisons d’enchères, fait office de référence.
- Recourir à des intermédiaires. Ils ont été indispensables pour ouvrir le marché japonais. Fonctionnant souvent par le bouche-à-oreille, la prise de contact avec une personne sur place permet de faciliter les démarches : les acheteurs lui envoient les liens des cartes qu’ils veulent acquérir, le contact réalise l’achat sur place, demande son paiement et une fois effectué, il expédie (souvent en évitant de déclarer le montant exact pour éviter les frais de douane).
- Faire estimer ses cartes auprès d’agences de notation. Existantes depuis des années aux États-Unis pour les collections de cartes de sport, ces entreprises – PSA à l’échelle internationale et PCA pour le marché français – vont estimer la valeur objective des cartes Pokémon qui leur sont adressées. Plusieurs critères sont observés : centrage de la carte, état, authenticité… En fonction de cela, elles vont attribuer une note de 0 à 10, la mettre dans un boîtier et la ré-expédier au propriétaire. Gage de crédibilité et indispensable pour vendre certaines cartes prestigieuses, cette notation opère comme un régulateur du marché. À noter qu’une carte notée 10 plutôt que 9 pourra voir sa valeur doublée voire triplée !
- Attention aux arnaques et aux fausses joies. Fausses cartes, boîtes re-scellées… Le marché explose et attire les fraudes. D’où l’importance de se référer aux cartes expertisées au préalable par les agences, qui sont le seul garde-fou dans une jungle sans véritables règles. Un moyen de contrôle qui évitera aussi les fausses joies car non, vous ne trouverez pas un lingot d’or dans votre tiroir : le marché des cartes d’occasion sera très loin de flamber autant que celles en parfait état de la première génération.
Depuis un an, les précurseurs d’hier discutent avec des célébrités d’aujourd’hui qui veulent racheter leurs cartes. Un changement de rapport de force unique en son genre qui brise le cliché du geek fan de Pokémon. Pour le rappeur Bigflo, « c’est la vengeance des ringards du fond de la classe, ils ont été regardés de haut pendant des années, ont fait leur truc de leur côté et 10 ans après ça pète et tout le monde veut s’y mettre ». Il fait partie de ces personnalités publiques qui ont switché depuis le premier confinement.
« Énorme fan de la franchise depuis toujours » – il est allé jusqu’à se tatouer un Magicarpe sur le bras – le rappeur se rappelle avoir mis 120 euros sur la table pour récupérer un Dracaufeu en 2016. « Mes potes m’avaient insulté, même moi je n’assumais pas, mais j’avais trop envie de récupérer cette carte. Aujourd’hui, je ne sais pas, elle vaut peut-être 5 000 balles. » Au printemps dernier, on le met en contact avec un DJ toulousain de trance, Ti-K-Ry, très calé sur le marché. Un intermédiaire indispensable pour repérer les bons items. « Je déconseille aux gens de s’y mettre à corps perdu sans contact parce que c’est un milieu dur. Sans lui, si j’étais arrivé en mode BigFlo j’aurais pu me faire fumer. »
« On sent qu’il y a des gens qui n’en ont rien à foutre de Pokémon et qui sont là en espérant trouver le nouveau bitcoin »
Dans le même temps, d’autres noms connus ont commencé à “poper” : Kev Adams, Théo Griezmann… Mi-janvier, le streamer Kameto, qui n’avait jamais acheté la moindre carte Pokémon, a diffusé en live sur sa chaîne Twitch l’ouverture de deux boosters de la première édition. 22 cartes dévoilées en mondiovision parmi lesquelles… un Dracaufeu holographique, la plus recherchée et pouvant être estimée à plus de 10 000 euros selon sa notation. L’exemple d’une évolution logique pour un marché en pleine explosion. « Quand j’en parle avec mes potes youtubeurs, c’est un truc qui commence à leur titiller l’oreille, précise BigFlo. Même certains gros rappeurs ou ceux de ma génération sont à balle dedans. On n’est pas à l’abri d’une explosion comme il y a eu aux US. Le jour où un mec comme Squeezie décide d’en faire une grosse vidéo, qu’est-ce que ça va être ? » Reste un danger qui fait transpirer les collectionneurs de la première heure : voir leur passion se confronter à des investisseurs richement dotés qui vont déréguler les prix.
Aujourd’hui la communauté Pokémon se retrouve dans un entre-deux plus ou moins bien vécu. D’un côté, certains vont être contents que leur collection prenne de la valeur et que l’image autour de celle-ci se démocratise. De l’autre, la communication autour de l’argent amenée par ces nouveaux acteurs gangrène presque tout et oblige à surveiller de près son compte en banque. D’autant qu’elle menace de gagner d’autres franchises comme les cartes Yugioh, Harry Potter… « On sent qu’il y a des gens qui n’en ont rien à foutre de Pokémon et qui sont là en espérant trouver le nouveau bitcoin, regrette BigFlo. Ils achètent tout 10 fois plus cher et niquent un peu tout. C’est dommage parce que la plupart des gens que j’ai pu rencontrer restent des passionnés. » Mais compliqué de reprocher à un investisseur de croire au potentiel d’un marché qui touche toutes les générations et génère autant de cash…
En coulisses, beaucoup de collectionneurs pensent à raccrocher d’ici peu. La sécurité financière que pourrait leur apporter la vente de leurs cartes est non-négligeable. Mais à peine l’idée suggérée que tous s’imaginent déjà replonger dans le game dans quelques années. Il suffit de reprendre l’exemple du pionnier David Lafarge : en août 2019, il expliquait dans une vidéo avoir été contraint de tout vendre ; depuis, il a retrouvé une bonne partie de ses possessions. Reste d’autres pistes, plus communautaires. Depuis Lille, Victor collectionne les cartes par illustrateur, crédité sur chacune d’entre elles. Son objectif serait de pouvoir ouvrir une exposition permanente pour « mettre en lumière les artistes qui font la richesse du “trading card game”. Selon lui, Pokémon sera peut-être l’équivalent du marché des objets d’art pour notre génération, qui s’y identifie bien plus. » Sous-entendu, un marché qui n’a pas fini de tout cramer sur son passage.
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