Stade Bollaert, le 19 février 2005. Ce soir-là, les yeux des supporters sang et or sont aussi humides que le ciel d’hiver qui recouvre Lens. Le coup d’envoi du match entre le RCL et Nantes n’est pas encore donné, mais l’émotion est déjà palpable en tribunes, où un supporter brandit une pancarte : « Une mine d’or s’est éteinte, au revoir Pierre » en l’honneur de Pierre Bachelet, mort d’un cancer des poumons à Suresnes quatre jours plus tôt. À Lens, et surtout à Bollaert, la nouvelle a mis tout le monde en deuil, ce qui a de quoi surprendre à première vue, car Pierre Bachelet n’est pas du coin.
Né à Paris, il a passé une partie de son enfance à Calais, d’où sa famille est originaire. Il en a gardé toute sa vie une grande tendresse pour le Nord-Pas-de-Calais et pour son héritage ouvrier. La preuve de cet attachement, tout le monde la connaît : elle se chante avec nostalgie dans « Les Corons », l’un des plus grands succès de l’artiste. Un hit sorti en 1982, dont le succès n’a jamais faibli depuis. Parmi les fans de la première heure, Pierre Bachelet peut compter sur les supporters lensois, qui lui rendent donc hommage depuis les tribunes de Bollaert. Pas le dernier, loin de là. La sono égrène les premières notes de la mélodie, puis les 32 000 spectateurs présents au stade ce soir-là reprennent en chœur les paroles, jusqu’au célèbre refrain.
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Ludovic, devenu aujourd’hui capo du Kop Sang et Or, l’un des principaux groupes ultras de Lens, était présent ce jour-là. Tombé amoureux du RC Lens lorsqu’il a découvert Bollaert à l’âge de trois ans avec son grand-père, il arpente les travées du stade depuis plus de 30 ans, et en connaît bien l’histoire : « Tout le monde a commencé à parler du public lensois et des corons après la mort de Pierre Bachelet en 2005, mais c’était déjà un chant traditionnel des ultras dans les années 1990. Je pense que ça s’est ritualisé entre 1993 et 1995. À l’époque, on le reprenait déjà naturellement en deuxième mi-temps, puis le club a décidé de le passer en sono pour pousser les tribunes à suivre. » Pour lui comme pour des milliers de supporters, « Les Corons » font écho à une histoire familiale à laquelle il montre un profond attachement : « Quand je l’entends, je vois le coron de mes parents, ma première maison. Je vois mon grand-père aller au stade. Je repense à lui, venu d’Italie pour travailler dans les mines, qui se faisait engueuler par son patron parce qu’il avait repeint son casque en sang et or. C’est la force de ce chant. Il nous touche en plein cœur, alors forcément on le chante avec amour et passion. »
Ludovic n’est pas le seul chez qui « Les Corons » évoquent un passé pas si lointain, devenu aujourd’hui un héritage revendiqué avec fierté. Jonathan, capo des Red Tigers, le plus gros groupe ultra lensois, rembobine lui aussi le film familial avec émotion : « Mon arrière-grand-père a fait 30 ans de fond, mon grand-père 32 ans. Ma grand-mère, dès qu’elle entend cette chanson, les larmes lui montent. Alors quand tout le stade la chante, pour moi, c’est un grand moment d’émotion. C’est aussi un moyen de célébrer à notre manière la beauté du passé. » Dans sa longue histoire d’amour avec le public lensois, le chant des corons a vécu plusieurs instants de gloire et d’émotion particuliers. Un an après l’acte fondateur de 2005, Françoise, la veuve de Pierre Bachelet, est invitée sur la pelouse de Bollaert par le speaker du club, Dominique Regia-Corte. « On ne savait pas qu’elle serait là, se souvient Ludovic. Sans qu’on se concerte, on a repris l’hymne direct, c’était quelque chose. Elle était au milieu de la pelouse, et on l’a applaudie. C’était instinctif, mais je pense que notre réaction l’a touchée. »
« Ma grand-mère, dès qu’elle entend cette chanson, les larmes lui montent » – Ludo, leader du Kop Sang et Or
Dix ans plus tard, le 11 Mars 2016 précisément, le chant des corons vit un nouvel épisode très fort de son histoire. Ce soir-là, le RC Lens commémore les 110 ans de la catastrophe de Courrières, la plus meurtrière de l’histoire européenne avec 1099 victimes. L’accident, dramatique en soi, est resté d’autant plus douloureux dans les mémoires que les secours avaient stoppé leurs recherches trois jours seulement après le drame, laissant quatorze personnes remonter par leurs propres moyens après trois semaines d’errance dans les galeries. Les grèves et les mouvements de protestation qui ont suivi ont été très durement réprimés par le gouvernement de l’époque et les 30 000 gendarmes mobilisés sur place.
110 ans après, la banderole « Nous n’avons rien oublié » qui court le long de la tribune illustre tout l’attachement du public du stade Bollaert à son passé, et la clameur des supporters, qui entonnent à l’unisson « Les Corons » a cappella, témoigne de l’émotion qui règne dans ses travées. Les groupes ultras sont eux aussi très impliqués dans le cérémonial. Les Red Tigers distribuent des milliers de cartons noirs aux supporters pour que les tribunes portent physiquement le deuil : « Ça reste un des plus beaux chants que j’ai entendus », se remémore sobrement Jonathan pour qui « les paroles incarnent parfaitement toutes les valeurs ouvrières : le goût de l’effort, le respect et la solidarité. Ce sont des valeurs chères aux mineurs, mais aussi des valeurs ultras, qu’on aimerait bien voir tout le temps sur la pelouse et en tribunes ! »
« Les Corons » ont donc embué les yeux des supporters lensois à de nombreuses reprises. Mais ils ont aussi été l’occasion de plusieurs moments beaucoup plus joyeux. Ainsi, Ludo rappelle l’improbable chant des corons entonné sur la pelouse du stade de la Libération, à Boulogne-sur-Mer, en fin de saison 2009. Pour fêter la remontée en Ligue 1 décrochée à l’issue du match, les supporters lensois envahissent le terrain. Ludo faisait partie de ceux-là : « Au début, les supporters boulonnais ont eu un peu peur. Mais ils ont vu qu’on était très amicaux. Je leur disais : “Il faut que vous montiez avec nous en Ligue 1 pour représenter le Pas-de-Calais !” Ça les a rassurés direct. On a échangé nos écharpes, et on a chanté “Les Corons” tous ensemble ! C’est un moment très fort là aussi, j’y pense souvent parce que j’ai gardé l’écharpe du Boulonnais qui me l’avait donnée. »
« Les Corons » ont permis aux Lensois de s’attirer un certain respect de la part des autres groupes ultras ou des simples supporters. À Saint-Étienne, autre ville minière et grand bastion du foot français, les Green Angels avaient ainsi chanté les fameuses paroles lors d’un match contre le RC Lens pour rendre hommage aux supporters sang et or qui venaient de faire le déplacement. Mais les ultras ne sont pas les seuls à montrer des marques d’admiration pour la tradition du chant des corons. Plusieurs artistes ont tenu à interpréter la chanson sur la pelouse de Bollaert, dont André Rieu, armé de son éternel violon : « Moi qui m’intéresse au classique, j’avais beaucoup aimé sa version du chant », se rappelle Ludo.
Au fil des années, le chant des corons est ainsi devenu un trait caractéristique du RC Lens, qui suscite la curiosité des néophytes et l’admiration des initiés. Jonathan, des Red Tigers, est bien conscient de ce prestige que le chant confère aux supporters lensois, souvent estampillé meilleur public de France : « J’ai déjà vu des équipes adverses ou des arbitres revenir un peu plus tôt de la mi-temps pour assister au chant des corons. On ne voit pas ça partout ! » Ce succès, c’est celui d’une rencontre entre une chanson et un public. Une rencontre inéluctable, d’après Jonathan : « Je pense qu’à partir du moment où elle a été écrite, cette chanson était vouée à devenir l’hymne du club tant les paroles collent à notre histoire minière et aux valeurs qui vont avec. Elle est devenue tellement emblématique que si un jour le club oublie de mettre la musique à la mi-temps, je pense que le stade la chantera quand même a cappella. »
Au cours de ses recherches pour sa thèse, Marion Fontaine, auteure du livre Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires », essai d’histoire sociale, a justement étudié cette question de l’identité ouvrière du club. Qui ne s’est pas construite en un jour, loin de là, puisque l’historienne explique qu’à sa naissance en 1906, le RC Lens n’a rien d’un club de mineurs de fond : « Comme c’est le cas pour la quasi-totalité des clubs de foot, le RC Lens est le fruit d’une petite bourgeoisie de centre-ville. Contrairement à la légende qui s’est bâtie ensuite, les mineurs des banlieues de Lens, qui représentaient les trois quarts des 25 000 habitants, n’étaient pas intégrés à la vie du club et ne s’y intéressaient que très peu à l’origine. De la même façon, les couleurs sang et or n’ont rien à voir avec le sang des mineurs et l’or des mines, c’est une référence à la domination espagnole. »
L’identité ouvrière du club, célébrée dans « Les Corons» , ne viendra que bien plus tard. D’abord avec son rachat par la compagnie des mines de Lens en 1934 – « et encore, pour les travailleurs de l’époque, le foot n’est qu’un divertissement, il n’a aucune valeur identitaire », appuie Marion Fontaine, puis au cours des années 1940, « quand le football est devenu le sport ouvrier dominant, notamment grâce à la presse communiste qui le popularise, c’est là que les mineurs ont commencé à s’identifier au club ». Le fait que plusieurs joueurs de l’équipe première soient des enfants de mineurs ou eux-mêmes mineurs contribue à construire cette identité, d’Ahmed Oudjani à Maryan Wisniewski. Jusqu’à la désindustrialisation à grande échelle, qui pousse la compagnie houillère, nationalisée, à passer la main en 1968 : « À ce moment-là, factuellement, on voit moins de mineurs dans l’équipe, mais l’identité minière de Lens ne disparaît pas pour autant », observe Marion Fontaine. Bien au contraire, les générations suivantes d’ultras et de supporters comme Jonathan et Ludo se montrent dignes de leur héritage, qu’ils honorent tous les jours de matchs. « On assiste à une réinvention de cette tradition, qui donne une image positive de Lens. C’est l’un des rares moyens pour les gens de cette région, très stigmatisée dans les médias et l’imaginaire, de se sentir valorisés », conclut la chercheuse.
Aujourd’hui, on peut néanmoins se poser la question : cette chanson, composée en 1982, qui décrit la France minière des années 1930, peut-elle continuer à séduire les nouvelles générations de supporters lensois ? Pour Jonathan, la réponse est indiscutablement oui : « C’est un chant qui prend de la force avec le temps. Les anciens en étaient fiers, mais c’est encore plus fort pour nous je crois. Plus le temps passe, et plus « Les Corons » font ressurgir les souvenirs d’une mémoire passée avec intensité. C’est ancré dans nos cœurs et ça restera gravé dans celui des générations futures.» Les tribunes de Bollaert n’ont donc pas fini de reprendre « Les Corons » à l’unisson, et les joueurs lensois savent que, malgré leur début de saison catastrophique en Ligue 2, cette chanson sera toujours là pour leur réchauffer le cœur.
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