Culture

Rire dans la terreur : comment les humoristes cubains se jouent de la censure

Depuis 18 ans, Ricardo Isidron dirige La Esquina de Mariconchi – un spectacle humoristique qui réunit les comiques les plus célèbres de Cuba. Ce programme, plus ou moins équivalent au Jamel Comedy Club français, permet également aux jeunes espoirs du one-(wo)man-show de faire leurs preuves. Néanmoins, ont-ils réellement le droit de plaisanter au sujet de la mort récente de Fidel Castro ou de la gestion du pays par son frère Raúl ?

Ricardo, d’ordinaire jovial, semble quelque peu mal à l’aise lorsque mon interprète lui pose ce qui me semblait être une question assez évidente. Les noms « Fidel » et « Raúl » sont échangés entre les deux hommes, de manière presque inaudible.

Videos by VICE

« Non ! Non ! Non ! », répète Ricardo en secouant la tête. Trois mois après sa mort, il est toujours difficile de ne serait-ce que mentionner des blagues évoquant Fidel Castro – et ce alors que nous sommes confortablement installés à l’arrière d’un théâtre discret.

« Les Cubains font des blagues sur Castro lorsqu’ils sont chez eux, mais jamais en public », me confie tout de même Ricardo. « De fait, les humoristes doivent développer des stratagèmes pour raconter des blagues sans mentionner le nom des concernés. »

Ils sont d’ailleurs parvenus à trouver un moyen de contourner la censure en utilisant le nom de code « le Barbu », que tous les habitants de La Havane comprennent. D’une autre manière, les humoristes ne manquent pas de déclamer des horoscopes assez cinglants au sujet des Lions – sachant que Fidel Castro est né le 13 août 1926.

À l’image des Cubains, qui ont fait face à des pénuries pendant des décennies – plus ou moins liées, selon les versions et les idéologies, à l’embargo américain – les comiques ont eux aussi ont dû faire preuve d’ingéniosité et de débrouillardise lorsqu’il s’agissait de faire des blagues au sujet de la politique.

Cette atmosphère de censure latente a même créé un terreau fertile pour de nombreuses blagues.

« Aujourd’hui, un humoriste peut très bien crier sur scène “Tous avec Fidel…”, puis, après quelques secondes, “Martinez !” [du nom d’un footballeur équatorien, ndlr] ! », me précise Ricardo Isidron.

Ricardo a commencé sa carrière il y a plus de 40 ans, mais a été forcé de renoncer à la scène à cause d’ennuis de santé. Il s’est alors reconverti dans l’écriture et la production de spectacles. Il fait aujourd’hui partie des figures majeures de la scène comique cubaine. Vous ne trouverez pas de meilleur interlocuteur si vous souhaitez comprendre l’histoire de la comédie cubaine, bien souvent liée aux difficultés économiques qu’a connues le pays.

« Imagine un hôtel ayant deux magnifiques piscines », avance Ricardo pour que je saisisse plus précisément ce qui fait toute la particularité de Cuba depuis 50 ans. « Le gérant dit à un client : “Regardez un peu ces somptueuses piscines.” »

« Le client répond : “Oui, elles sont bien belles mais elles sont vides.” »

« Effectivement, nous n’avons pas d’eau, mais ce sont de belles piscines. »

« Oui, mais elles sont vides. À quoi servent-elles ? »

« On les remplit de terre, et on y plante des arbres. »

Ricardo éclate alors de rire.

« Voilà comment les choses se passent dans ce pays, dit-il. C’est totalement absurde. »

Ricardo Isidron

L’histoire de la comédie cubaine remonte aux années 1800, lorsque des troupes théâtrales espagnoles ont débarqué à Cuba pour effectuer des représentations à La Havane. Sous le régime de Batista, le crime organisé américain a fait de La Havane le Las Vegas des Caraïbes ; les humoristes américains, à l’image de Jerry Lewis, jouaient souvent dans les casinos du pays. Après la révolution de 1959, la comédie cubaine a radicalement changé. Très peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, Leopoldo Fernández – un humoriste à qui l’on doit la création d’une émission radiophonique très populaire intitulée La tremenda corte – a été ostracisé après avoir de nouveau interprété l’un de ses personnages favoris, Pototo, au cours d’un sketch. Dans celui-ci, il employait la feinte cubaine classique en se moquant de Castro de manière détournée – ce qui n’a absolument pas plu au nouveau régime et a poussé Fernández à rejoindre le Mexique.

Selon les dires de Ricardo Isidron, l’année 1991 a marqué le renouveau de la scène comique cubaine avec le triomphe d’Álvarez Guedes et de son humour pince-sans-rire.

Du fait de la politique en place à La Havane et des relations avec Washington, les humoristes cubains n’ont pas eu accès au territoire américain pour se faire mieux connaître du monde et s’inspirer des grands showmen du XXe siècle. Logiquement, ils ont puisé leur inspiration dans l’histoire de l’humour cubain et d’autres pays hispanophones. L’humoriste dominicain Julio Sabala, spécialisé dans les imitations musicales, a eu une influence capitale sur la scène cubaine contemporaine.

En 2017, les spécialistes s’accordent à dire que le dénommé Panfilo domine la scène humoristique cubaine, grâce notamment à ses vidéos cocasses réalisées en compagnie de Barack Obama lorsque ce dernier s’était rendu à Cuba pour une visite historique en 2016. Ricardo Isidron ne manque pas de rappeler que les sketchs dans lesquels figure l’ancien président américain, pourtant populaires, ont été retirés de YouTube quelques jours après leur publication à cause de la censure du gouvernement.

Le stand-up cubain a pourtant toujours été très conciliant envers les hommes politiques – du moins, en public. Vous n’assisterez jamais à un spectacle anti-Trump à Cuba, par exemple. « Néanmoins, de nombreux humoristes font des imitations et s’expriment bien souvent à travers ce canal », tempère Ricardo.

George Smilovici

George Smilovici se pavane dans les rues de La Havane comme s’il était le maire du quartier. Il s’arrête pour embrasser les femmes sur la joue, discuter, faire des signes de la main et lancer des « hola » à tous les passants.

« Je me sens chez moi ici », me confirme-t-il.

George, né à Cuba de parents immigrés roumains de confession juive, se produit en Australie une moitié de l’année et passe la seconde moitié à Cuba, où il enregistre des chansons cubaines avec son orchestre, Frente Caliente.

« Ici, les comiques sont respectés car ils ont les couilles de se présenter sur scène, me précise George. Le public respecte ceux qui montent sur scène pour divulguer la vérité. Voilà l’essence même de la comédie – faire éclater des bulles. »

« Ici, les pauvres souffrent davantage, et ils ont besoin de rire. » – George Smilovici

D’après George, la clé pour toucher le public cubain est de se donner corps et âme à son auditoire.

« Ils doivent vous adorer, avance-t-il. Lorsque vous donnez quelque chose de vous-même, vous recevez dix fois plus en retour. »

Contrairement à d’autres pays où l’humour est beaucoup plus incisif et grivois, la comédie cubaine est davantage orientée vers un public familial. « Les comiques cubains n’aiment pas jurer, poursuit George Smilovici. Ils sont assez timides et conservateurs, dans un sens. » Au lieu d’employer des termes crus pour désigner les parties génitales d’un homme, un humoriste optera pour le terme pinga – qui signifie littéralement « bâton ».

D’une tout autre manière, certaines blagues, très « cubaines », ne pourraient pas être prononcées dans d’autres pays, notamment celles qui touchent à l’apparence des gens, à l’ethnie ou à l’orientation sexuelle. « Les humoristes cubains se foutent du politiquement correct – ils ont d’autres préoccupations, des choses beaucoup plus importantes », me dit George.

La Havane est une ville accueillante, chaleureuse, à la pauvreté visible. « Ici, les gens prennent leur papier toilette avec eux quand ils sortent parce qu’il n’y en a pas dans les toilettes publiques, les bars ou les restaurants », m’explique George.

À La Havane, un médecin gagnera souvent autour de 60 pesos convertibles par mois, ce qui correspond à 56 euros – un revenu assez avantageux au vu des standards cubains, car de nombreux produits et services sont subventionnés et offerts par l’État. Malgré tout, ce même médecin devra souvent travailler à côté pour boucler ses fins de mois. À Cuba, « les artistes gagnent plus que les médecins », me dit George. Les salles de spectacle locales reversent une partie des bénéfices à un syndicat contrôlé par le gouvernement – syndicat qui reverse ensuite une partie de l’argent aux humoristes. Une tête d’affiche qui se produit dans une salle de spectacles de La Havane peut facilement percevoir 20 pesos pour une seule représentation.

« L’humour est absolument nécessaire dans un pays où les gens souffrent et subissent un stress permanent, poursuit George. L’humour n’est pas un produit de luxe, comme en Australie. Ici, les pauvres souffrent davantage, et ils ont besoin de rire. »

« Il n’y a qu’un seul moyen d’affronter la vie à Cuba – et c’est à travers l’humour. » – George Smilovici

Au cours de ma visite, j’assiste à la 874e représentation de la Esquina de Mariconchi. La foule se presse dans le Teatro America, une magnifique salle art déco où tous les âges se confondent et remplissent les 1 600 sièges de l’établissement. C’est précisément ce que vous faites les jeudis soir à Cuba : vous sortez pour assister à un spectacle.

Les lumières s’éteignent. Le rideau rouge se lève pour laisser apparaître Mariconchi, le Monsieur Loyal de la soirée, affublé d’une perruque et d’une robe. « Un type dans les coulisses voulait prendre un bateau pour se rendre en Floride, mais la météo était vraiment mauvaise, alors il a dû rester ici », lance tout de go Mariconchi, ce qui a pour conséquence de faire exploser de rire une salle acquise à sa cause – heureusement pour moi, George était là pour me traduire la blague.

Trois femmes présentes dans la salle pour célébrer un anniversaire sont invitées à monter sur la scène. Mariconchi organise un concours de play-back et offre un tube de dentifrice à la gagnante – une récompense en rien ironique lorsque l’on connaît l’ampleur des pénuries qui touchent le pays.

La plupart des spectacles humoristiques cubains paraîtraient sûrement « datés » aux yeux du public américain et européen. Enoel Oquendo délivre par exemple des blagues assez simples tout en dansant entre chaque fou rire. De son côté, le duo Espatula présente un numéro assez classique, réunissant un homme très grand et très maigre  et un mec plus petit et grassouillet.

« Faisons une minute de silence. Rappelons-nous des années 1970, 1980 et 1990 – toutes ces années où nous avions tout, alors que maintenant nous n’avons plus rien. »

(Il s’agit là d’une blague sur la décennie 1980, au cours de laquelle des milliers de Cubains ont fait face à de très fortes pénuries.)

Le théâtre devient chaleureux et le public se fend de longs rires cathartiques. Tous ont connu les pénuries de ces produits que l’on considère bien trop souvent comme acquis.

« Il n’y a qu’un seul moyen d’affronter la vie à Cuba – et c’est à travers l’humour, me chuchote George. Le rire est la seule option possible. »

Harmon Leon est sur Twitter.