Le couple de sociologues Pinçon-Charlot l’appelle « l’arrondissement de l’entre-soi bourgeois ». Le XVIe arrondissement parisien caresse la place de l’Étoile, court jusqu’au bois de Boulogne, enlace les quartiers de Chaillot, de la Porte Dauphine, de la Muette et s’étend, plus au sud, jusqu’à Auteuil. Récemment, il a été le théâtre d’un mouvement de fronde de certains habitants contre l’ouverture d’un centre d’hébergement d’urgence et de plusieurs cambriolages pour des pactoles parfois estimés entre 500 000 et un million d’euros d’œuvres d’art et de bijoux. C’est dans cet arrondissement riche et vecteur d’une multitude de fantasmes que je me suis rendue pour demander aux jeunes du coin comment ils vivaient leur sexualité – quelques semaines après avoir fait la même chose dans une cité de Mantes-la-Jolie.
Christian*, qui me reçoit dans l’appartement parental situé dans un quartier central du XVIe, porte une chevalière et un pull vert foncé. Regard et cheveux tout aussi clairs, il a un sourire chaleureux et le sens de l’accueil, même s’il ne voudrait sans doute pas des Pinçon-Charlot à sa table. Une clope dans une main, un verre de whisky dans l’autre, il m’invite à m’asseoir sur un fauteuil confortable dans un élégant salon aux teintes rouges. Deux de ses potes, des bruns au minois juvénile, se sont joints à la conversation.
Videos by VICE
« Tu vas pas aux putes, tu couches pas avec une fille de 17 ans et tu prends pas par-derrière la première fois. » – Christian
Tous trois ont entre 20 et 25 ans. Ils vivent sous le toit de leurs géniteurs et viennent d’un milieu « catho avec des valeurs » mais « pas intégriste non plus ». Dit autrement, ce ne sont pas des « PAM » – pour « pas (de sexe) avant le mariage », comme on dit chez les tradis. Philippe a vécu sa première fois dans un dortoir lors d’un séjour au ski avec sa classe. Après ça, il a collectionné les conquêtes avant de se mettre en couple. Il est catholique pratiquant mais ne s’est jamais privé à cause de cela. « Jésus n’a jamais dit que le sexe était mal », tient-il à me signifier. « La sexualité est une expérience aussi importante que de partir six mois à l’étranger, affirme-t-il. Ça permet de connaître ses envies, ses limites, et soi-même. Ce n’est jamais qu’une mise en relation entre deux personnes. » Avec, toutefois, un minimum de cadre « moral » à respecter.
« Tu vas pas aux putes, tu couches pas avec une fille de 17 ans et tu prends pas par-derrière la première fois », rebondit Christian. Pour ce dernier, la règle suprême, celle qui encadre et régit la vie amoureuse, n’intervient que plus tard dans la vie d’un homme. Au moment du mariage, en fait. « Tout le monde sait qu’on nique avant. Simplement, nos parents ne veulent pas en entendre parler. Tu peux faire ce que tu veux tant qu’au bout du compte, tu épouses une fille du même milieu, avec les mêmes valeurs et la même éducation catholique. C’est ça le but ultime. Tu sais que tu peux jouer, mais à la dernière case du jeu de l’oie, on t’attend au tournant. » Philippe acquiesce : son frère s’est fiancé à une femme issue d’un milieu ouvrier. « Pour ma famille, c’est niet. Il a été rayé du testament. De toute façon, sa socialisation primaire va revenir au galop. Dans notre entourage, les mariages mixtes ont tous foiré. »
En attendant la dernière case du jeu de l’oie, Christian fait l’amour chez ses conquêtes ou dans la maison de campagne familiale – où il chasse régulièrement le week-end. Valéry, le deuxième pote présent, profite de l’absence de ses parents pour ramener des filles rencontrées en soirée, qui ne sont pas forcément du quartier. Pour séduire, tous invoquent l’indispensable galanterie. « Nonobstant, il va de soi qu’avant de me la mettre sur le bout, je lui taillerai un quart d’heure de causette », avancent mes interlocuteurs en faisant référence à une phrase prononcée par un personnage du film Les Aristos. Pour Christian, il est inenvisageable de laisser une femme monter dans une voiture sans lui tenir la porte, ou de ne pas ramener une jeune demoiselle chez elle après une fête. Pour Valéry, « la séduction passe par les attentions, une attitude qui traduit tes valeurs. Je ne supporte pas qu’une fille paye le resto, par exemple. »
« Quand une meuf se fait niquer dans les deux kilomètres à la ronde autour du Trocadéro, tu peux être sûr que sa mère le saura le dimanche qui suit. » – Christian
À eux le jeu et la multitude avant de se caser, aux femmes la discrétion et la chasteté si elles veulent avoir grâce à leurs yeux. Ils l’admettent volontiers : on ne présente pas une fille qui aurait la réputation d’être volage. Si elle ne doit pas obligatoirement arriver vierge au mariage, ils préféreraient qu’elle ne l’ait pas fait « trop tôt ou avec trop de monde ». Pris par un accès de sincérité, Philippe va plus loin. « Le problème fondamental dans le XVIe, c’est que nous vivons par le regard des autres, avoue-t-il. C’est un milieu dédaigneux, dans lequel on va juger les femmes plus durement. L’autre problème, c’est que tout finit par se savoir dans notre petit cercle. » Et Christian de compléter : « Quand une meuf se fait niquer dans les deux kilomètres à la ronde autour du Trocadéro, tu peux être sûr que sa mère le saura le dimanche qui suit. »
Parlent-ils de sexualité avec leurs parents ? « Jamais », répondent-ils. « Déjà, on ne s’embrasse pas et on ne se dit jamais “je t’aime” dans ma famille », témoigne Christian. Le vouvoiement est de rigueur, et les discussions tournent autour de l’économie, la politique ou les prochaines vacances. À ce moment-là, je me sens presque tenue de leur demander s’ils ne trouvent pas tout cela un peu archaïque. Non, disent-ils, car les « barrières morales » et la « transmission des valeurs » sont, selon eux, préférables au « déracinement » des bobos. « Les coiffeurs veulent des coiffeurs. Les aristos, des aristos. C’est comme ça », conclut Philippe.
« J’ai déjà surpris une organisatrice de rallye dire à ma mère : “Fais gaffe, ta fille couche avec plein de garçons”, alors que c’était complètement faux. » – Marie
Je discute de tout cela quelques jours plus tard avec Marie, une blonde issue d’un milieu catho aisé. Âgée d’une vingtaine d’années, celle qui se dit « plutôt open » regrette le regard différencié porté sur la sexualité des hommes et des femmes – dans le XVIe comme ailleurs. « Le mec qui couche avec tout le monde, c’est le petit connard dont les filles tombent amoureuses, alors que la fille qui s’amuse, c’est celle qui va se faire huer », lance-t-elle.
Étudiante, Marie fréquente aujourd’hui un autre milieu et apprécie de pouvoir aborder des sujets tels que la fellation sans provoquer les réactions outrées de ses interlocuteurs. Elle a tout de même pas mal d’exemples de slut-shaming étiqueté XVIe arrondissement à me raconter – slut-shaming datant notamment de l’époque où elle fréquentait les rallyes, ces boums mondaines données par des parents friqués pour distraire leurs jeunes têtes blondes. « Pour la génération de nos parents, les rallyes servaient à rencontrer le futur époux. Pour nous, c’était plutôt pour se bourrer la gueule et choper un, deux, ou trois types. Le problème, c’est que si tu es vue en train d’embrasser un mec, tu passes pour une traînée. J’ai déjà surpris une organisatrice de rallye dire à ma mère : “Fais gaffe, ta fille couche avec plein de garçons”, alors que c’était complètement faux. Une autre fois, j’avais mis une jupe très courte lors d’une soirée et j’ai reçu un mail des organisatrices pour me le faire remarquer par la suite. »
Comment baise-t-on dans le XVIe quand on habite chez ses parents ? Les mecs accueillent plus facilement des filles dans la maison parentale, me fait remarquer Marie. Lorsqu’elle faisait l’amour chez son copain, elle devait fuir au petit matin, chaussures à la main, pour ne pas croiser la famille de l’amant – à l’image de ce que font pas mal de ses copines. L’une d’elles s’est déjà retrouvée coincée dans la chambre alors que les parents étaient éveillés. N’y tenant plus, elle a dû faire pipi dans une tasse et jeter son contenu par la fenêtre. D’après Marie, l’alternative est à trouver dans les chambres de bonnes, situées sous les combles. On les rejoint par l’escalier de service, et elles se transforment en garçonnières qu’on se refile « entre amis ».
« Pour coucher, je dépense pas plus de 80 euros – dans un accessoire ou un collier. » – David
Louise, une amie de Marie justement, a accepté de me parler par téléphone. Cette jeune femme porte un regard acerbe sur le sujet de la sexualité dans un arrondissement qui compte un foyer sur dix payant l’ISF, mais qui est plus diversifié qu’on ne pourrait le croire. Les rallyes ? « Des soirées qui coûtent une fortune alors que l’on est trop jeune pour en profiter. » La séduction à la sauce XVIe ? « Tout dépend de la zone géographique. » D’après elles, les nouveaux riches « bling bling » du nord de l’arrondissement n’ont pas la même approche que les cathos tradis d’Auteuil. Parmi ces derniers, elle cite le cas d’un jeune homme très fier de ses titres de noblesse. « Il m’a décortiqué tout son arbre généalogique. Quand je lui ai demandé pourquoi il me racontait tout ça, il m’a dit : “Je voulais que tu saches que je ne suis pas n’importe qui.” Je trouve absurde de plastronner à cause d’une particule, d’un château ou de ses ancêtres », raconte-t-elle. Tout comme elle trouve absurde les déclarations de ses parents, qui ne veulent pas d’un gendre musulman, ou encore la leçon de morale de son père, qui lui a dit qu’il ne voulait pas qu’elle fasse l’amour avant 24 ans – consigne qu’elle n’a pas respectée.
Après avoir été houspillée pour avoir chopé plusieurs types de la même bande, elle a décidé de « s’en foutre » et de « sortir du cloître ». Désormais, elle lève du mâle en boîte et fuit les commérages, même si elle craint toujours « l’image de la fille entreprenante ».
C’est du côté de ce « nord » bling bling évoqué plus haut que je me rends par la suite. La scène se déroule non loin des Champs-Élysées. David, 21 ans, col roulé et lunettes rondes, me reçoit dans le spacieux appartement familial. Nous discutons autour de l’immense table noire de la salle à manger, bien installés sous les moulures du plafond. « Si mon père débarque, on dira que tu m’aides pour les maths », prévient-il.
David met en avant sa belle montre, évoque la voiture avec laquelle il se rend à la fac à quelques rues d’ici, et me montre sa chambre, immense, avec salle de bains personnelle. Pour choper une nana dans le XVIe, il lui arrive de sortir sa carte bleue. « Tu fais kiffer la fille dans le sens où tu lui fais oublier le quotidien, disserte-t-il. Tu vas manger au Fouquet’s ou dans les restos d’hôtels, tu vas faire du shopping. C’est comme un jeu. Pour coucher, je dépense pas plus de 80 euros – dans un accessoire ou un collier. Il m’est arrivé d’acheter une paire de Louboutin à une fille que j’aimais bien. Mais pour les filles avec qui c’est vraiment sérieux, je préfère ne pas trop montrer que je suis privilégié. »
« Plus tu payes, mieux elles sont. » – David
S’il reste convaincu que n’importe qui baiserait en échange d’une certaine somme, « l’amour, en revanche, ne s’achète pas », admet-il. Contrairement à ses acolytes méridionaux, David affirme ressentir une grande liberté au quotidien. Il envoie des captures d’écran de conversations avec ses copines à ses parents, fréquente parfois plusieurs filles en même temps et a le droit d’en ramener chez lui. Il évite malgré tout de le faire, à cause du parquet des appartements haussmanniens et sa tendance à craquer sous les pas – ou les coups de reins.
L’argent de papa lui a déjà servi à fréquenter des escorts de luxe. « Il y en a plein dans le XVIe. J’ai voulu essayer, par curiosité. Je l’ai fait deux-trois fois. C’est un fantasme, comme si tu étais avec une pornstar. Elles font tout ce que tu veux. Ça peut coûter 350 euros de l’heure. Plus tu payes, mieux elles sont », assure le jeune homme. Lui ne sort pas nécessairement qu’avec des filles du quartier, qu’il trouve un peu « princesses ». Il affirme apprécier les nanas « chics et mignonnes » et a déjà connu quelques histoires d’amour. En ce moment, il a mis tout cela de côté, le temps de finir sa prépa d’école de commerce.
À l’autre bout de Paris, vers la place de la République, je rencontre Cécile. Cette brune de 25 ans, habillée tout en noir, bosse dans une institution culturelle. Sa famille a habité dans le XVIe arrondissement de Paris pendant trois générations. Céline a aimé grandir dans ce quartier, tout en se construisant en opposition à ce monde. Contrairement à David, elle a enchaîné les petits boulots pour se payer ses tenues de soirée, ses premiers strings et ses sorties en boîte. À l’adolescence, elle a redoublé, s’est fait virer d’un collège où l’uniforme était de rigueur, fumait des joints, sortait en cachette et regardait des pornos avec sa sœur pour voir « comment les filles se font prendre ». Elle a fait l’amour pour la première fois à l’âge de 16 ans. Quand son père l’a appris, il lui a collé une baffe et lui a dit : « De toute façon, tu penses qu’au cul. » En dehors de cet épisode, la parole a toujours été plutôt libre chez elle.
Mais voilà. Les rallyes, les garçons bien élevés et lisses qu’elle trouve « asexués », les filles en Chanel qui veulent que leur mec gagne mieux leur vie qu’elles : tout ça, ce n’était pas son truc. Cécile a pris le large.
Elle ne se range dans aucun « cliché » accolé au XVIe. C’est avec une copine catho qui va à la messe tous les dimanches qu’elle a discuté pour la première fois « de ce que c’est qu’une bite ». Elle se fout que son mec fasse HEC ou qu’il paye la note à l’issue d’un dîner. Aujourd’hui, elle vit avec un garçon juif d’origine algérienne, un ancien ami d’enfance qui disait à qui voulait l’entendre qu’il se marierait avec elle. C’est avec lui qu’elle a « tout appris ». « Pour mes parents, ce n’était pas le gendre idéal, avoue-t-elle. Ils étaient un peu réticents au départ mais ils ont compris que je n’avais jamais été aussi heureuse et ils l’ont très vite accepté. Ça m’a rapprochée de mon père. »
Un jour, le couple s’est rendu dans une boîte de strip-tease pour se marrer. À l’origine, Cécile n’était pas super emballée. « Mais quand je l’ai vu avec une femme, ça a réveillé un truc en moi et j’ai trouvé ça très excitant, dit-elle. J’avais confiance, on vivait les choses à deux. Quelque part, je crois que c’est à ce moment que je me suis dit : “C’est l’homme de ma vie.” »
*Tous les prénoms ont été modifiés.
Pauline est sur Twitter.