Le terme de « complotiste » m’agace, et ce depuis des années. Ambigu et paresseux, il a vite fait de mettre dans le même sac nauséabond les allumés de tous bords, les dangereux gourous et tous ceux qui ont le malheur de douter – parfois de façon légitime – des versions officielles servies par les membres de nos gouvernements. Lesquels étant, comme chacun sait, toujours irréprochables et d’une transparence sans faille.
Peut-on décemment mettre au même niveau celui qui fut l’initiateur du mouvement de la bogossitude au début des années 2000 et les membres du 9/11 Truth movement, composé entre autres d’ingénieurs et de physiciens exigeant une enquête indépendante sur les conditions réelles de l’effondrement des tours jumelles lors du 11 Septembre ? Tous ont pourtant été relégués sans nuance dans la catégorie complotistes à quelques années d’écart, à tort ou à raison.
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Disons le d’entrée de jeu, j’ai beaucoup de compassion pour les jeunes de 2020. Ils devraient en toute logique sortir en club jusqu’à pas d’heure et enchainer les cuites, coucher avec des personnes pas possibles, ingérer toutes sortes de junk food et foirer leurs partiels en beauté, autant de rites initiatiques qui font que la vingtaine mérite d’être vécue. Au lieu de ça, ils se voient refourguer du rêve factice par des démarcheurs virtuels qui les incitent à dépenser leurs maigres économies dans des vêtements en matières synthétiques de mauvaise qualité ou des interventions de médecine esthétique. Quand ils ne se font pas retourner le cerveau sur les origines du Covid par d’anciennes gloires télévisées incultes et âpres au sou, voyant là l’occasion rêvée de booster leur popularité et leur taux d’engagement à moindres frais.
« Des dérapages en chaîne et un cercle vicieux galvaudé qui n’empêchent pas le chausseur Clarosa ou la marque d’appareils d’électro-stimulation ABS Plus de faire appel à ses services »
Touchés par la crise économique comme l’ensemble de la population, certains membres de la corporation des leaders d’opinion 2.0 choisissent de surfer sur la vague conspirationiste avec un opportunisme guère dissimulé : c’est le cas de Sophie Laune alias Kim Glow, candidate de télé-réalité fantasque révélée dans les Marseillais. « Nous sommes en train de vivre un génocide, hurle la candidate aux traits brouillés à force d’overdose de filtres dans ses stories faisant la promotion du documentaire controversé Hold-up. Le virus a été inventé pour diminuer la population et esclavager [sic] le reste qui survit ! » Si le stratagème qui consiste à débiter un maximum d’énormités en un minimum de temps avec une mise en scène spectaculaire pour générer du buzz dû à la moquerie est pour le moins éculé, il fonctionne toujours aussi bien alors que l’ex-candidate n’en est pas à son coup d’essai. Des dérapages en chaîne et un cercle vicieux galvaudé qui n’empêchent pas le chausseur Clarosa ou la marque d’appareils d’électro-stimulation ABS Plus de faire appel à ses services.
Quant à Mickaël Vendetta, il semble avoir raté le train lucratif de l’influence : suivi par « seulement » 19 000 abonnés, l’ex-candidat de La Ferme Célébrités a récemment crée « La Santa Maria », concept obscur de soirées privées « réservées aux âmes célestes » après son initiation aux côtés d’un philosophe mystique venu de Bulgarie. Le candidat de télé-réalité repenti publiait le 24 novembre dernier une vidéo décousue sur les risques de la 5G, calant les mots « complot, secret, scandale » avec plus de régularité qu’un rédacteur SEO.
Blague à part, les influenceurs en mal de fame calqueraient-ils leurs stratégie sur celles des spécialistes en référencement en y ajoutant une pincée de trash ? L’hypothèse est loin d’être exclue si l’on en croit Whitney Philips, chercheuse et enseignante à l’université de Syracuse spécialisée dans les phénomènes de désinformation en ligne. Co-auteure de l’ouvrage The Ambivalent Internet, elle souligne l’aubaine financière que constituent les théories conspirationnistes pour celles et ceux qui vivent des vues et des interactions avec leur audience.
« La désinformation en ligne est un business colossal, et les théories du complot sont particulièrement lucratives. Et pas seulement pour les personnalités issues des réseaux sociaux qui monétisent leurs chaines YouTube et leurs contenus, mais aussi pour les plateformes elles-mêmes qui tirent profit de ces contenus et de leur propagation, ce qui explique leur réticence à intervenir en les modérant. L’auteure Anna Merlan qualifie d’ailleurs ce phénomène de « conspiracy entrepreneurship ».
À l’image de la vague spirituelle sur laquelle surfe Mickael Vendetta après son épiphanie supposée, certains influenceurs issus de l’univers du bien-être et du yoga semblent avoir été contaminés en masse par les théories complotistes, alternatives sulfureuses aux méditations guidées et aux salutations au soleil.
Comme le soulignaient le New York Times ou Rolling Stone en novembre dernier, une partie de la communauté wellness américaine s’est faite l’ambassadrice des théories conspirationnistes et pro-Trump de QAnon. Des débordements contraignant même certains influenceurs tels que @seanecorn ou @shannon.algeo à tirer la sonnette d’alarme dans un communiqué commun relayé sur leurs comptes Instagram respectifs.
Le problème ? Ces discours anti-science catastrophistes accrédités par l’acuité et la clairvoyance dont se réclament les néo-gourous ont fortement résonné sur une partie de leur audience féminine des plus vulnérables. Une communauté fragilisée qui peine souvent à trouver des réponses à ses problèmes dans la sphère médicale, et se tourne vers le yoga et la pleine-conscience pour résoudre les dépressions ou les burnouts que les médecins n’ont pas su diagnostiquer.
« Mon corps, mon choix. Je ne consens pas à porter un masque », « Les masques n’empêchent pas la propagation des virus. Ils sont un moyen de signaler notre soumission » postait l’influenceuse Kelly Brogan en mai dernier dans une suite de mèmes angoissants. Suivie par 121 000 abonnés dont une flopée de supermodels et d’actrices célèbres, l’experte en énergie vitale autoproclamée invite ses followers à combattre « l’âge de la censure ».
Dans un post désormais supprimé, l’influenceuse Bizzie Gold suivie par plus de 56 000 personnes évoquait quant à elle récemment « l’agenda Satanique » en cours aux Etats-Unis. La fondatrice des séminaires de développement personnel @breakmethod y relayait des références à l’adrénochrome, dérivée de l’adrénaline produite par le cerveau et soi-disant prélevée sur des enfants pour être ensuite utilisée comme drogue récréative par l’élite financière globale lors de rites sataniques, à en croire les délires des milieux complotistes.
« Avec l’inconnu viennent les peurs irrationnelles » – Catherine Lejealle
« Si le conspirationnisme est un phénomène très ancien qui découle de la défiance envers les élites et les experts, il s’est beaucoup exacerbé depuis 1986, explique Catherine Lejealle, sociologue et chercheuse au groupe ISC Paris. L’ouvrage qui a fait date dans l’étude de ce phénomène et ses répercussions, c’est La société du risque, sur la voie d’une autre modernité par le sociologue Allemand Ulrich Beck. L’auteur y expose l’émergence d’une époque du risque global pour les individus, en s’appuyant à l’époque sur Tchernobyl. Aujourd’hui, c’est également valable pour la 5G. Il y expose la façon dont les politiques résument ces risques à grande échelle sur lesquels les citoyens n’ont aucune prise dans des discours simplificateurs et manichéens, et la façon dont on passe de l’ère des faits et du scientifique à la croyance. »
Dès lors, comment lutter contre la désinformation de masse à l’heure où la moindre croyance, même la plus stupide, peut se voir amplifiée par un influenceur dont la popularité lui confère une certaine caution?
« Avec l’inconnu viennent les peurs irrationnelles, poursuit Catherine Lejealle. A l’époque où le sida a commencé à se transmettre, je me souviens qu’on craignait de l’attraper au restaurant si les verres étaient mal lavés ou dans des toilettes utilisées par une personne séropositive ! Les peurs créent un terreau favorable à la manipulation, et les influenceurs devenus des porte-voix modernes permettent à ce phénomène de s’embraser. Ces derniers ciblent des générations nées avec les réseaux sociaux, qui partent du principe qu’un discours est plausible du simple fait de son existence en ligne. »
La solution passera t-elle par une modération plus accrue et un véritable travail pédagogique de la part des réseaux sociaux ? Whitney Philips est quant à elle sceptique:
« Twitter s’engage contre la propagation de fausses informations et c’est une bonne chose, mais ce phénomène d’avertissement et de fact checking aurait dû être réalisé depuis bien longtemps. Les réseaux sociaux ne peuvent pas agiter leur gomme magique en espérant que le problème disparaitra de lui-même. Ils ont contribué à créer ce monstre, et il faudra plus que quelques timides initiatives en matière de modération pour réparer ces dommages. »
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