Music

Comment les vidéos de skate ont forgé mes goûts musicaux

Les vidéos de skate sont une chose étrange, parce qu’elles ne ressemblent à aucun autre média sur Terre. Elles ont la durée d’un film, mais ne possèdent pas d’intrigue linéaire ou identifiable. On y trouve des tas de personnages différents, mais ils ont tous leur propre part. Elles mettent en scène un sport très physique, mais qui n’est pas intrinsèquement compétitif. Elles transpirent la masculinité, mais pas tant que ça en fait, parce que l’expression de soi et l’esthétique y occupent une place centrale. Et l’élément qui en constitue la colonne vertébrale, qui est présent de la première à la dernière image, c’est la musique.

J’ai passé les premières années de mon adolescence dans le nord de Londres, dans une zone cernée par les tours grisâtres, les collines, et les ledges en béton. Je ne garde pas beaucoup de souvenirs de cette époque de ma vie, parce que ma mémoire à long terme est plutôt naze, mais ce dont je me souviens bien, c’est d’avoir passé des heures, après les cours, à baffrer les boîtes de popcorn chicken à 1£ de KFC et à faire chier le monde avec mon skate autour de la mairie du quartier, jusqu’à ce qu’on se fasse virer ou que la nuit tombe. Avec le recul, je me dis qu’il existe une courte période, de quelques mois doux et étincelants – juste avant de se faire happer par l’âge adulte, juste avant de prendre conscience de son corps, juste avant de commencer à se préoccuper du sexe, de la fête, de l’argent – pendant laquelle on peut vivre les moments les plus libres de sa vie. Et j’affilie souvent, de manière assez romantique, le skateboard à ces moments-là. Mais revenons à nos moutons : les vidéos.

Videos by VICE

En rentrant, on s’entassait, avec mes potes de l’époque, les genoux couverts de croûtes, pour regarder une VHS provenant d’un des skate-shops, aujourd’hui défunts, qui parsemaient la ville. On se repassait les vidéos du début des années 2000, comme la Sorry de Flip, la Yeah Right de Girl, la Subject To Change d’Osiris, la Good And Evil de Toy Machine ou la Photosynthesis et la Almost : Round 3 d’Alien Workshop, encore et encore, comme seuls des ados de 13 ans qui s’emmerdent, sont capables de le faire. Il y avait, dans ces montages d’images au fish-eye de figures parfaites et de types qui se vautrent dans des escaliers au son de leurs morceaux préférés, un truc totalement hypnotique et addictif. Et, comme les jeux-vidéos ou les compiles maison, ces vidéos m’ont permis de découvrir un nombre incalculable de morceaux et de groupes qui ont façonné mes goûts musicaux et que j’écoute toujours aujourd’hui, alors que mon adolescence désœuvrée n’est plus qu’un lointain souvenir.

On trouvait dans les vidéos de skate absolument tous les genres de musique imaginables, et ça a toujours été comme ça – elles ne suivaient que très rarement les modes dominantes –, ce qui fait qu’il est impossible de désigner un type de musique plus important qu’un autre dans ce créneau (la vidéo Live After Death de Plan B s’ouvrait sur une chanson de Robbie Williams, c’est dire). Prenez la part de Jerry Hsu et Louie Barletta dans la Subject To Change, par exemple, filmée dans les rues baignées de soleil de Barcelone : le fait d’avoir choisi d’illustrer cette séquence avec « Age Of Consent » de New Order lui donne un côté à la fois optimiste et nostalgique. L’association entre le titre de New Order, rayonnant mais triste, et le skate, sport synonyme d’été, de jeunesse et d’insouciance, fonctionne à la perfection (tout comme « Love Will Tear Us Apart », de Joy Division, qui accompagne la part de Marc Johnson dans la Yeah Right, de Girl, qui se déroule d’ailleurs sur les mêmes spots). Je n’avais jamais écouté New Order avant de regarder Subject To Change, et c’est cette vidéo qui m’a poussé à télécharger toute leur discographie sur Limewire – et ce cas de figure s’est reproduit de nombreuses fois.

La musique utilisée sur les parts de skate est sensée refléter les goûts et le style du skater à l’oeuvre, qui peut également en profiter pour mettre en avant des artistes que les gens ne connaissent pas. Sans la part incroyablement fluide d’Ed Templeton dans Good And Evil, je n’aurais par exemple sans doute jamais entendu parler de Spell. Je n’aurais probablement jamais écouté Mellow sans la part onirique d’Heath Kirchart dans la This Is Skateboarding d’Emerica. Et je doute fort que je me sois passionné du groupe psyché-pop eighties The Church, si je n’avais pas été autant obsédé par la part de Matt Bennett dans la Suffer The Joy de Toy Machine, dans laquelle le moindre mouvement de son corps semble parfaitement synchrone avec les grincements mélodiques de « Reptile ». La musique des vidéos de skate n’est pas traitée comme dans les films normaux ; les morceaux ne se fondent pas dans l’arrière-plan – ils occupent une place tout aussi centrale que ce qu’on voit à l’écran ; la musique et le skateboard finissent par être étrangement entremêlés, d’une façon qui tient plus du clip que d’autre chose.

Il suffit parfois d’entendre un morceau pour être immédiatement accro ; on le rince jusqu’à la moelle jusqu’à ce que la mélodie nous paraisse soudainement plate, fade et chiante à mourir. Mais il arrive aussi que les morceaux s’emparent de vous par la force de l’habitude. On entend quelque chose, encore et encore, et sans s’en rendre compte, on l’absorbe, et petit à petit, les moindres recoins du morceaux vous deviennent aussi familiers que les rues dans lesquelles vous avez grandi, ou que le chemin pour aller au boulot. C’est de cette façon-là que les vidéos de skate ont façonné mes goûts. Souvent, il ne s’agissait pas de chansons que j’aurais forcément adoré au premier abord, mais à force de les écouter, j’ai fini par y revenir, et au final, ce sont toutes ces briques empilées les unes sur les autres qui ont fini par constituer mon identité musicale.

Je ne sais pas à quoi ressemblent les vidéos de 2017. Plus d’une décennie s’est écoulée, et il y a longtemps que j’ai pas ressenti le besoin d’observer une bande de mecs faire du bordel dans la rue et descendre des handrails sur des planches en bois. Ça ne veut pas dire qu’il ne m’arrive pas encore d’aller jeter un œil sur YouTube, pendant ces étranges heures du soir où je n’arrive pas à m’endormir. J’avais par exemple totalement oublié la douceur suave de le reprise du « Only Your Love Can Break Your Heart » de Neil Young par Saint Etienne avant de l’entendre par hasard sur la séquence de Johnny Wilson dans ce clip Nike SB de 2015. Aussi longtemps que le skateboard existera, l’art de la vidéo de skate perdurera, et avec lui, la musique qui l’accompagne. Sans elle, ma bibliothèque musicale aurait l’air bien terne aujourd’hui.