Au début du mois de juin, une trentaine de députés rendait les conclusions d’un travail entrepris depuis quelques mois sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite. Alors que les recommandations de la commission d’enquête s’attachaient principalement à donner de nouvelles armes à la justice et à la police pour combattre ces groupes, le premier chapitre pointait un élément essentiel de la « réussite » de ceux-ci. Bien que leurs effectifs soient relativement stables – environ 2 500 individus en France – les députés s’inquiètent de l’efficacité de leur propagande.
Quelques jours avant la remise dudit rapport, un jeune sociologue, Emmanuel Casajus, rendait lui sa thèse – intitulée « Images, cultures et aspirations dans les contre-cultures politisées » – dans laquelle il s’intéresse justement à la manière dont ces groupes façonnent leur image visant à construire une sorte de mythologie. « On a tendance à prendre pour argent comptant l’image qu’ils mettent en avant, du coup j’ai voulu déconstruire ce discours », explique Casajus, qui a passé plusieurs mois à suivre l’Action française, un groupe à tendance royaliste, cité dans le rapport parlementaire. Dans ce cadre, il a pu observer les interactions entre différents groupuscules d’extrême droite. Pour comprendre comment ces groupes procèdent pour construire leur image, notamment sur Internet, on a passé un coup de fil à Casajus pour discuter Skyblogs, memes et récits de bagarres.
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VICE : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cet angle mort de la réflexion sur les groupes d’extrême droite radicale ?
Emmanuel Casajus : Dès la fac, je me suis intéressé aux stratégies de communication des groupes d’extrême droite radicale. Au début, je dois admettre que j’étais un peu tombé dans le panneau de leur communication. Mais en déconstruisant leur discours, je me suis aperçu qu’au fond ce sont souvent des étudiants, qui ont entre 18 et 25 ans, qui généralement n’ont pas de copines, n’ont pas commencé une vie professionnelle, ni de vie de famille, qui s’ennuient un peu à la fac, et qui vont utiliser des images et des références construites au XIXème siècle pour se construire une identité personnelle qu’ils trouvent plus intéressante que leur identité sociale.
Vous expliquez que l’extrême droite a toujours eu un rapport particulier à l’image. Comment ces groupes façonnaient-ils leurs images avant l’arrivée d’Internet ?
Il est vrai que l’extrême droite a toujours été à l’avant-garde en termes d’images. Elle se représentait notamment beaucoup à travers les affiches ou des récits. Pour ce qui est de la période pré-Internet, dans les années 1980, il y a un élément particulier qui a participé à la constitution de la mythologie de ces groupes : les fanzines, qui sont grosso modo édités par ceux qui les lisent et dans lesquels on va mettre des images, des photos, des collages, des textes. Si ces petits magazines auto-édités ne sont pas uniques à l’extrême droite – mais ont été utilisés dans toutes les contre-cultures – ils ont permis de créer du lien social entre les différents groupes skinheads notamment, parce qu’ils s’envoyaient leurs fanzines respectifs accompagnés d’un petit mot. Le fanzine – qui s’apparente à un blog, puisque régulièrement réédité – était un prétexte à la discussion. C’était un peu des pré-commentaires.
Puis ces groupes vont rapidement investir Internet…
Très tôt, ces groupes vont effectivement se retrouver sur Internet. Par exemple, le premier serveur néo-nazi, Stormfront, est créé en 1995, alors qu’en France, le Front National est le premier parti à avoir un site Internet. Puis ça a continué, puisque l’extrême droite a toujours été à l’avant-garde des nouvelles technologies. Avant que Facebook ne devienne ce qu’il est aujourd’hui, l’extrême droite était déjà très présente sur les Skyblogs. S’il n’y avait pas de Skyblogs de groupes, de nombreux militants étaient présents sur la plateforme, qu’on surnommait les « Gogol 88 », parce qu’ils avaient une pratique super caricaturale : ils posaient avec de grosses lunettes pour prendre des « selfafs » ou pour poster des photos de leurs Doc Martens à lacets blancs. En faisant mes recherches, je me suis aussi aperçu que les premiers memes d’extrême droite commencent à exister très tôt en France – avant même que l’on parle de « meme ». Sur des blogs comme Zentropa et Badabing au milieu des années 2000, on commence à voir apparaitre des montages qui peuvent s’apparenter à des memes. Ils avaient assez bien vu la potentialité d’Internet pour créer une culture et permettre d’agglomérer des références entre elles pour donner du sens.
Et la politique dans tout ça ?
Ce que j’ai observé, notamment à l’Action française, c’est que la démarche politique est surtout présente chez les nouveaux arrivants. Puis très vite, ils se dépolitisent. Ils arrivent généralement avec un discours politique, puis ils s’aperçoivent que ce qui est sympa c’est de boire des bières, avec un peu de chance rencontrer des filles, et prendre des photos qui font peur pour les partager sur leur Facebook. Ce sont des témoignages que j’ai entendus, du type « Depuis que je suis à l’AF, je ne m’intéresse plus à la politique ». L’idée est avant tout de se créer une image. Un jour, j’ai même un type qui m’a dit qu’il faisait ça comme il aurait pu faire du yoga. Mais, disons que le yoga permet moins de se créer une image virile. Le fait que la politique n’est pas centrale se voit aussi quand les militants changent de groupe, ces revirements ne se font pas pour des raisons politiques, mais surtout sur des critères de style et d’esthétique. La ligne politique n’est qu’un aspect du package.
Pourquoi l’image est-elle si importante chez ces groupes ?
Pour expliquer cela, on peut faire appel à une référence un peu vieillotte mais utile développée par l’anthropologue Julian Pitt-Rivers et son concept de l’honneur. Il entend par honneur, le fait de prétendre à une certaine image et d’essayer de faire en sorte que les autres adhèrent à cette image et la respectent. Tout l’enjeu, c’est de montrer qu’on est des « vrais » et que les autres sont des « poseurs » ou des « fragiles ». C’est un enjeu très important pour ces groupes. Par exemple, dans les bagarres, il n’y a pas d’enjeu de rapport de force, le but n’est pas vraiment de tenir la rue. Le but c’est de démontrer à l’autre qu’il n’est pas ce qu’il prétend être. En gros, l’objectif final est de pouvoir dire « T’es un mec en L2 d’histoire et pas un guerrier fasciste ». Rien ne sert de détruire son ennemi, il faut détruire son image.
La multiplication des posts Facebook faisant le récit de bastons va dans ce sens ?
Forcément, ce processus de destruction de l’image de l’ennemi a été renforcé par Internet. Mais même avant ça, il y a eu ce qu’on peut appeler la « guerre des documentaires » entre antifas et skinheads, sortis à la fin des années 2000. En 2008, les anciens « chasseurs de skins » mettaient en récit à travers un documentaire leurs exploits passés (dans Antifa chasseur de skins, Résistance films, 2008). Vexée, la vieille garde skinhead a alors répondu à l’affront par un autre documentaire , Sur les pavés (Patriote Productions, 2009), censé rétablir la vérité : jamais, expliquaient-ils, ils n’ont été chassés par quiconque. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui les membres de ces groupes parlent de leurs histoires au présent.
Et qu’ils n’hésitent pas à poster des photos de leurs exploits post-bastons…
L’idée est de faire une image pour montrer qu’ils sont les plus forts, les plus virils et les plus stylés avec tout un look qui est assez coordonné. Ils peuvent même parfois s’appeler avant pour se dire « Dimanche on prend une photo, venez saper comme ça ». Après le mieux pour eux, c’est aussi d’arriver à poser avec une prise, un trophée, que ce soit une écharpe, un drapeau volé à l’adversaire. Le trophée vient certifier la victoire. À nouveau, il est même plus intéressant de repartir avec un trophée plutôt que d’avoir casser la tête de l’adversaire. C’est ce qu’ils appellent eux-mêmes faire « de la représentation » – preuve que cette démarche est pleinement consciente chez eux.
En complément des photos prises directement par les militants, vous expliquez aussi que ces groupes sont aussi bien contents quand un photographe de presse ou un journaliste vient les suivre.
J’ai observé qu’il y a parfois une espèce de connivence pas forcément consciente qui se fait entre le photographe et les militants. Généralement le photographe est bon et il tombe sur des gens qui savent bien se mettre en scène, donc il y a comme une collaboration qui se fait entre des groupes qui veulent faire valoir une certaine esthétique et des journalistes qui vont souligner cette esthétique pour faire de belles images, de beaux articles, quelque chose d’un petit peu « trash ». Le fait que les médias les suivent vient valider cette image qu’ils essayent de donner d’eux-mêmes. Cela vient valider cette image à un niveau macro-social. Et ça, cela les valorise énormément, cela donne du sens à leur vie, puisque cela les occupe quand même pas mal. Puis conforter cette image est rassurant en un sens pour le reste de l’opinion, savoir qu’ils existent des gens très très méchants ferait en somme de nous des gens très très gentils.
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