1995 et leur victoire de la musique urbaine en 2014.
Il y a aujourd’hui tellement de rappeurs en France qu’il est devenu difficile, même pour un passionné, de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais. Mes critères sont par exemple devenus tellement improbables que j’en viens à glorifier de la merde et à abhorrer d’excellents artistes. En somme : je suis devenu un auditeur de rap lambda. Désireux de suivre à la lettre l’adage « le public est un con », j’ai, depuis quelques années, intégré à la liste de mes critères un élément aussi improbable que stupide : les ventes d’albums. Ou comme le dit si bien Driver, « la dictature de la première semaine ».
Videos by VICE
Je n’irai pas jusqu’à dire que j’attends les chiffres de vente d’un album avant de dire s’il est bon ou mauvais –je préfère me fier à mon mauvais goût légendaire-, mais il est indéniable que voir un artiste vendre 50 ou 60 kilo-albums influe sur l’opinion que j’ai de lui. Je considérerais certainement Jul comme un simple chti du sud peroxydé et mal fagoté, s’il vendait 2000 exemplaires de chacun de ses albums. Le voir taper des scores incroyables –à plus forte raison dans sa position d’indépendant en autoprod- force le respect. Je le vois toujours comme un chti du sud mal fagoté, mais un chti qui prend l’industrie du disque en levrette. Résultat, le mec attire ma curiosité, je finis par l’écouter … et entrer dans son univers.
Le cas contraire est un peu moins vrai, j’ai toujours autant d’amour pour Alkpote quand il tweete –non sans humour- son crash complet dans les bacs.
Je reconnais également que comme tout bon internaute, j’ai tendance à énormément me foutre de la gueule des rappeurs que je n’aime pas, quand ceux-ci se vautrent en première semaine. Une légende raconte même que Kennedy a vendu 67 exemplaires de son album Sur écoute, et pas mal de gens très mal intentionnés se plaisent à lui rappeler à la moindre occasion. Récemment, Booba –pas un novice en matière de troll sur les réseaux sociaux- n’a pas manqué de faire remarquer les 700 ventes du dernier single de Rohff. De mon côté, je me suis surtout étonné de voir 700 personnes payer pour ça, mais après tout, plus rien ne m’étonne vraiment.
Le problème qui commence à se poser, c’est que le nombre de ventes d’un album n’est depuis longtemps plus un indicateur fiable pour mesurer le succès populaire d’un artiste. D’abord, il y a le streaming audio (Deezer, Spotify …), que l’on ne comptabilise pas dans les chiffres de ventes. Il y a les vues Youtube, bien sûr, ainsi que les écoutes sur Soundcloud ou Bandcamp. Et puis, le nombre de followers sur Twitter ou Instagram a son importance, tout comme le nombre de likes sur Facebook, et je ne vous parle pas de Snapchat (puisque je suis né avant 1990). Tout cela ne reflète absolument pas la qualité ou le talent d’un rappeur, bien entendu, mais uniquement sa popularité. La popularité n’est pas une science exacte, mais analysons les différents critères qui peuvent la définir :
Les ventes en première semaine
En plein mois d’août –période traditionnellement creuse dans les charts-, Dre vient d’écouler 286 000 albums en moins de 7 jours, et le tout uniquement en numérique. Si le score est surtout dû à l’évènement qu’est la sortie d’un disque attendu depuis 15 ans, il est loin d’atteindre des records : Drake, Meek Mill ou Future atteignent régulièrement des scores incroyables en un temps record. Chez nous, c’est un peu moins folichon. C’est d’ailleurs devenu le petit événement de chaque début de semaine : le lundi, les chiffres tombent. Et comme des cons, on les attend comme si notre salaire en dépendait. C’est bien souvent l’occasion d’une franche rigolade –les 200 ventes de Jamais 203 sont entrées dans la légende-, et c’est désormais l’occasion de pronostics « pour du beurre ». Je suis d’ailleurs super fier quand je tombe sur un score juste.
Au final, à part faire marrer, est-ce que les ventes en première semaine ont une réelle importance ? Disons que c’est un bon indicateur de la fidélité de la fan-base du rappeur en question, mais c’est également parfois trompeur : certains mecs sont très populaires mais sont peu soutenus par leur public, alors que d’autres ont un public plus restreint, mais réussissent à convaincre tous ces cons leurs fans de lâcher une douzaine d’euros pour les aider à rester des artistes libres et authentiques. Enfin il y a les mecs qui vendent beaucoup, mais trainent derrière eux un nombre incalculable de haineux –et donc une popularité à double tranchant. Exemple probant : Big Flo & Oli.
Fiabilité : 8/10
Le disque d’or
On a en effet longtemps cru que le disque d’or était une science exacte, le genre de calcul pas trop compliqué à faire qui consiste à attribuer une jolie récompense à un artiste dès qu’il écoule le chiffre rond de 50 000 exemplaires d’un album ou d’une mixtape –ajoutez un zéro pour le seuil US. Sauf que le rap français est le royaume des petits génies, et qu’un mec du label de Youssoupha a cru bon d’inventer le mini-disque d’or. Techniquement, ça s’appelle le disque d’or de mise en bacs, une manière détournée de crier « CINQUANTE MILLE » quand tu n’as en fait vendu que 16 000. En gros : j’ai placé 50 000 disques chez les revendeurs, et si le stock leur reste sur les bras, c’est pas mon soucis. Notre troll de luxe, Booba, qui avait évidemment marqué le coup en sortant sa meilleure arme : un joli post Instagram.
Fiabilité : 7/10
Le car-test (ou le haut-parleur d’iPhone pour les usagers des transports en commun)
Scientifiquement, c’est peut-être le critère le moins précis de la liste, mais au moins il est réel. Bon, souvent, les gens en voiture écoutent la radio, et dans ce cas, Maitre Gims et Black M éclatent tous les suffrages. Et ouais, à New-York les gars s’ambiancent sur Hot97, pendant qu’à Paris on se tape encore Difool et Romano. Mais beaucoup profitent de leur sono low-cost pour jouer bien fort leurs meilleurs mp3 dégueulassement rippés sur YouTube. À ce petit jeu, Jul devance absolument tout le monde. Qui n’a jamais vu un quinqua grisonnant, fenêtre ouverte et marmots sur le siège arrière, débouler au feu rouge avec « Jack Miel » dans les enceintes ? Dans le même genre, on peut aussi citer l’indéboulonnable Booba, ou, pendant une période courte mais intense, Gradur. Au final, les mecs qui sont matraqués en voiture vendent tous plutôt très bien, et jouissent tous d’une popularité qui dépasse le public rap de base. Un indicateur très imprécis, certes, mais pas inefficace pour autant.
Fiabilité : 6/10
Haute-Culture
Aux Etats-Unis, Datpiff, Livemixtapes ou Hot New Hip Hop sont des références incontournables qui ont contribué à rendre pérenne le format « mixtape gratuite ». On a longtemps espéré que les fondateurs de Datpiff, un peu à l’image de Rap Genius, se décident à filer carte blanche à un petit frenchie désireux d’importer le concept dans nos contrées. Ca ne s’est jamais fait, et le site Haute Culture, né en janvier 2014, s’est engouffré dans ce marché peu juteux mais libre de toute concurrence. Même si quelques rappeurs de gros calibre commencent à jouer le jeu en balançant des mixtapes gratuites exclusives au site –Despo Rutti, DJ Weedim, Grodash, Driver, Canardo-, il manque encore une ou deux véritables têtes d’affiche pour permettre au public de véritablement adhérer au principe. Jusqu’ici, seul Gradur –bien au fait des codes US- a osé balancer un véritable projet gratuit via Haute Culture, faisant à cette occasion saturer les serveurs du site pendant 24 heures. D’ici quelques mois/années, le nombre de téléchargements/écoutes sur Haute Culture (ou ses éventuels futurs concurrents) aura certainement un poids dans la mesure de la popularité d’un artiste … mais pour le moment, c’est un critère léger, car limité à des auditeurs déjà avertis.
Fiabilité : 3/10
Le buzz du 27 août 2015 sur Shazam.
Shazam
En 2002, quand je revenais du lycée et que j’allumais la télé pour regarder une énième rediffusion de Dragon Ball Z sur MCM, je tombais régulièrement sur un petit spot publicitaire qui m’incitait à appeler le 2580 en tenant mon téléphone à proximité d’une source musicale, pour recevoir un sms m’indiquant le nom de l’artiste et le titre de la chanson. Quinze ans plus tard, Shazam existe toujours, via une application smartphone, et compte un demi-milliard d’utilisateurs à travers le monde. Outre cette fonctionnalité de reconnaissance musicale, Shazam est également réputé pour prévoir les futures tendances. Shazam est un outil presque formidable, qui permet à un trader new-yorkais de découvrir un mauvais chanteur de RnB alternatif (oui, ça existe) du fin-fond de l’Alabama. En France, le principe est beaucoup moins développé, malgré des onglets « futurs hits » ou « buzz du moment » qui permettent de découvrir avant tout le monde qui tournera en boucle dans les Clio l’été prochain. Enfin, ça, c’est ce que dit le descriptif de l’application. Dans les faits, le top « hip hop France » de Shazam se résume à Maitre Gims, Soprano, Nekfeu et Jul, point.
Fiabilité : 1/10
Les vues YouTube
On a longtemps pensé que faire 50 ou 100 millions de vues de ses clips sur YouTube était une garantie relative de réussite dans les bacs. Et puis, Tyga est arrivé. En France, le compteur de vues est également le nouveau cheval de bataille de l’industrie du disque. Pendant pas mal d’années, des mecs plus doués pour vendre du déodorant que pour découvrir des artistes ont pensé que faire des vues YouTube était synonyme de succès infaillible dans les bacs. Et puis, un beau jour, la jurisprudence Zifou est arrivée. C’est un peu moche, parce que c’est tombé sur un mec un peu niais mais pas mauvais dans le fond, qui n’avait rien demandé à personne, mais les premières victimes dans une guerre sont toujours les innocents et les handicapés. Zifou et ses 8 millions de vues –à l’époque de la sortie de l’album- pour « Chicha toute la night » écoule au final … 3000 galettes de son premier disque solo, Zifou 2 dingue (ce n’est pas une vanne, c’est le vrai titre). En gros : une vente toutes les 2600 vues, un ratio sympathique qui correspondrait à un disque d’or pour 130 millions de vues. En comparaison, Nekfeu qui fait ostensiblement le même nombre de vues (la plupart de ses clips tournent à 8/9 millions), a déjà vendu plus de 80 000 exemplaires de son album. Je fais le calcul pour vous : une vente toutes les 100 vues, prends-ça Internet.
Fiabilité : 2/10
Le crowdfunding
Il y a une époque où faire la manche était encore une activité mal vue par la société, mais en 2015, grâce à Internet, ça passe crème. Aujourd’hui, on ne mendie plus : on fait participer ses fans à un projet extraordinaire dont ils se souviendront toute leur vie. Le rappeur de base étant génétiquement programmé pour gratter à tous les râteliers, nous avons donc vu fleurir ces derniers mois des « projets de financement » visant à « mettre en image » le nouvel album de Al, à permettre à Georgio d’avoir un joli album bien mixé, ou encore à Alkpote et Sidisid de « faire vomir Olivier Cachin » ; pendant qu’aux States, les TLC récoltaient plus de 400 000 dollars et De La Soul 600 000 (dont 180 000 en moins de 24h). La chose étonnante, c’est que jusqu’ici, hormis une ou deux exceptions (dont les Geto Boys, quelle tristesse), la grande majorité de ces projets de collecte a fonctionné. Preuve que si les rappeurs sont fauchés, le public, lui, a toujours envie d’investir et de soutenir les artistes en qui il croit. Et concrètement, 400 mecs qui rapportent 15 000 euros, c’est tout de même autre chose que 8 millions de spectateurs YouTube qui achètent 3000 CD. Conclusion : une fan-base petite et fidèle vaut mieux qu’un milliard de cons.
Fiabilité : 9/10
Le taux de présence sur les sites spécialisés
Il y a encore quinze ans, il était très simple de savoir si un artiste rap était populaire ou non : avait-il déjà fait la couv’ de Radikal ? En 2015, les choses sont beaucoup plus compliquées : la presse papier spécialisée est morte, et le moindre quidam possède un blog à plus de 50 vues mensuelles, sur lequel il s’évertue à publier des chroniques d’albums bourrées de fautes d’orthographe. Dans le rap, peut-être plus que dans tout autre genre musical, les sites spécialisés sont légion. Et s’il est difficile d’y voir clair, c’est que chacun à sa ligne éditoriale, ses rappeurs préférés, et sa petite liste noire. Toutefois, l’émergence récente d’un groupe comme PNL, soutenu à la base uniquement par une petite poignée de sites estampillés « musiques urbaines » tend à prouver que le lobbying des petits a encore du poids. Cela ne fonctionne pas à tous les coups, bien entendu, et le contre-exemple serait Lino : son dernier album, plutôt décrié par la majorité des sites rap, a finalement très bien fonctionné dans les bacs. Au final, ces médias de niche restent de bons indicateurs des tendances naissantes et anticipent leur éventuelle montée en puissance.
Fiabilité : 7/10
La barre de recherche Twitter
Voilà qui est peut-être le plus grand fléau du 21ème siècle, après les punaises de lit et Bernard-Henry Lévy : ces rappeurs qui tapent leur nom dans la barre de recherche Twitter. Les plus égocentriques d’entre-eux (c’est-à-dire : TOUS, SANS EXCEPTION) se contentent de retweeter à leurs milliers de followers le moindre compliment ou message suffisamment neutre pour ne pas être pris pour une critique. D’autres vont plus loin et cherchent carrément la bagarre avec leurs détracteurs, mais que voulez-vous. Au final, taper le nom d’un rappeur dans la barre de recherche de Twitter est un moyen assez rapide de se faire une idée sur pas mal de choses, notamment le type de public du gars en question et son niveau de crédibilité global. En somme : si le nom de l’artiste est tweeté les trois quarts du temps par des adolescentes mal maquillées, cela en dit beaucoup plus sur sa musique qu’une chronique complète de son album chez l’ABCDR. Idem si son nom est plus souvent associé à une mauvaise vanne qu’à un compliment : soit ce mec s’appelle Rohff –et dans ce cas, aucun critère humain ne s’applique-, soit sa popularité est équivalente à celle de François Hollande : on te tolère, mec, mais uniquement parce que c’est facile de se moquer de toi.
Fiabilité : 6/10
Genono avoue avoir déjà tapé son nom dans la barre de recherche Twitter.