Lavil: Life, Love, and Death in Port-au-Prince est une compilation d’histoires orales au sujet de Haïti. L’écrivain Peter Orner et le médecin Evan Lyon ont adopté une approche non-académique « sans message, sans leçon, sans réponse détaillée, sans solution miracle ». Au contraire, leur livre a pour but de « discréditer les notions simplistes de la vie en Haïti, en particulier à Port-au-Prince, en fournissant au lecteur curieux une multiplicité de voix ». Le livre, paru début juin, se concentre sur les conditions de vie dans la capitale haïtienne – « une ville témoin », écrit Edwige Danticat dans l’excellente préface, « une ville aux cicatrices visibles et invisibles ». Lavil est une puissante collection de ces témoignages, qui comprennent des récits de violence, de pauvreté, d’instabilité, mais aussi de joie, d’animation, et d’indomptable volonté de survivre.
L’extrait suivant retrace l’histoire de Jean Pierre Marseille, 44 ans, père de six enfants et homme à tout faire : journaliste, fixeur, traducteur et vendeur. Né aux Bahamas en 1971 (bien qu’aucun acte de naissance ne le prouve), Jean Pierre a grandi au Cap Haïtien sur la côte nord de Haïti. Il a ensuite été amené aux États-Unis à l’âge de 12 ans par deux inconnus que sa mère avait embauchés. Adolescent en Floride, il s’est mis à dealer de la drogue à l’âge de 15 ans afin de gagner le statut social auquel il aspirait. Il a été renvoyé en Haïti en 1994, où il a affronté de nombreux dangers et difficultés à Port-au-Prince avant de se marier et de reprendre pied. Avec la décision de l’administration Trump de renouveler le statut protégé temporaire seulement à partir de janvier, plus de 50 000 Haïtiens pourraient bientôt être expulsés des États-Unis. L’histoire de Jean Pierre est particulièrement opportune en cela qu’elle expose les pièges potentiellement mortels qui attendent même les déportés les plus débrouillards et résilients.
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– James Yeh
Je m’en souviens parfaitement. J’ai 22 ans. Il est quatre heures. Un gendarme américain arrive chez nous dans une voiture grise et toque à la porte – boom boom boom boom. Ma mère ouvre. Il a un mandat d’arrêt contre moi. Ma mère demande : « Pour quelle raison ? » Il répond : « Pour défaut de comparaître suite à une suspension de permis de conduire et possession de marijuana. » Un sachet de weed d’une valeur de cinq dollars. Le gendarme poursuit : « Ne vous inquiétez pas. » En allant au tribunal ce lundi-là, j’étais effrayé, mais l’expulsion ne m’a pas traversé l’esprit une seule seconde. Le juge m’a expliqué que, si ça ne tenait qu’à lui, il me laisserait du temps, mais que j’étais détenu sous statut d’immigré illégal. J’ai pensé, Mec, ce doit être une erreur, j’ai ma carte verte. J’ai appelé ma mère. Elle a récupéré ma carte verte et l’a ramenée au tribunal.
Parce que, voyez-vous, vous ne pouviez pas être expulsé sous Reagan du moment que vous aviez une carte verte. Il était président quand je suis arrivé aux États-Unis en 1982. J’avais 12 ans. Je dis toujours aux blancs américains que je rencontre : « Vous savez qui est mon président préféré ? Ronald Reagan. » Ils n’en reviennent pas. « Pourquoi aimes-tu Ronald Reagan ? Ça a été un horrible président. » Pas pour nous ! Les Haïtiens vivant aux États-Unis adorent Ronald Reagan. Ronald Reagan l’a clairement annoncé – si vous vivez aux États-Unis depuis cinq ans minimum, vous pouvez obtenir une carte verte ; ils ne vous expulseront pas. J’ai donc obtenu ma carte verte avec l’aide de Ronald Reagan, mais Bill Clinton est devenu président en 1994. Et le nouveau protocole d’expulsion de Bill Clinton m’a frappé de plein fouet. Il est devenu possible d’être expulsé, même en possession d’une carte verte. Si le crime est suffisamment grave.
Et mon cas était suffisamment grave. Parce que mon expulsion n’était pas fondée sur une seule infraction, mais sur plusieurs. Lorsque j’ai comparu devant le tribunal pour possession de marijuana, le juge et un agent de l’immigration m’ont appris que j’étais recherché depuis ma première infraction majeure – une plainte pour avoir lancé un projectile, une brique, sur un véhicule occupé. Mais la raison de mon expulsion était liée à une histoire d’association de malfaiteurs. Plus précisément une association de malfaiteurs « en vue de distribuer ou d’acheter de la cocaïne dans un rayon de 300 mètres autour d’une école », et ce, malgré le fait qu’ils n’aient trouvé aucune drogue sur moi. Certes, je vendais de la drogue, mais je n’ai jamais été arrêté pour cela. D’abord, il y a eu cette accusation de possession de drogue, puis cette histoire d’association de malfaiteurs. J’ai assisté à une audience d’immigration, et je l’ai perdue. Ils m’ont enfermé dans la prison du comté. Ils m’ont dit que si l’Immigration ne venait pas me chercher dans un délai d’un mois, ils n’auraient pas d’autre choix que de me relâcher. J’ai demandé au garde : « Arrive-t-il que l’immigration ne vienne pas ? » Il m’a répondu : « Parfois, ça arrive. » J’ai compté les jours. Vingt-neuf jours plus tard, un garde a crié : « Jean Marseille. » Ils sont venus à la dernière minute. Ils m’ont lié les pieds et enchaîné la taille. Pour la première fois, j’ai vraiment eu l’impression d’être un prisonnier. Ils m’ont transféré dans trois prisons de comté différentes avant de m’enfermer à Oakdale, en Louisiane – un centre de détention fédéral, avec un département de l’administration fédérale et un tribunal de l’immigration où ils détiennent les gens en passe d’être expulsés. J’ai vu d’immenses barbelés, ainsi que la neige, pour la première fois de ma vie.
Les gendarmes américains sont remontés dans leur avion. J’ai commencé à avoir vraiment peur. Les flics haïtiens nous ont aussitôt réclamé de l’argent.
Je n’ai pas beaucoup repensé à Haïti après le décès de ma grand-mère, quand j’étais en quatrième. Je n’y suis pas retourné pour les funérailles. Ni même pour une simple visite. Jamais. Pas une seule fois après que je sois arrivé aux États-Unis. Je pensais être américain. En tout cas, je faisais semblant de l’être. Mais une fois à Oakdale, j’ai su que je n’avais pas la moindre chance d’éviter l’expulsion. J’ai commencé à m’intéresser aux événements qui se déroulaient en Haïti. D’après les infos, [le premier président démocratiquement élu, Jean-Bertrand] Aristide avait été poussé hors du pays et n’était pas autorisé à y remettre les pieds. Ses partisans se faisaient assassiner dans les rues. J’ai également lu quelque part que les Tontons Macoutes étaient de retour, qu’ils violaient et abattaient les gens. J’ai essayé de comprendre la situation du pays, l’environnement. Comment pourrais-je vivre dans un endroit aussi violent ? Y avait-il au moins de l’électricité ? Des routes ? J’ai également entendu dire à Oakdale que les expulsés renvoyés là-bas se faisaient tuer dès leur arrivée à l’aéroport.
Alors que j’attendais l’audience, ma mère m’a envoyé une lettre pour m’annoncer quelque chose d’incroyable. Elle est allée en Haïti avec des pèpè [des vêtements collectés grâce à des dons internationaux] et a fait un tabac. Savez-vous ce qu’elle a fait de tout cet argent ? Elle m’a acheté une maison à Port-au-Prince. Sérieusement. La maison dans laquelle je vis actuellement. Elle savait que j’allais être expulsé et a fait de son mieux pour que je sois bien installé. Elle m’a envoyé l’adresse de sa cousine, en m’exhortant à l’appeler aussitôt que je serai arrivé.
Mon audience a eu lieu quelques mois plus tard. Mon avocat commis d’office a fait de son mieux, mais il en savait peu sur moi. De plus, j’avais un casier judiciaire, que pouvais-je donc bien faire ? Le juge m’a condamné à l’expulsion.
Au milieu de la nuit, des gendarmes sont venus nous chercher, un autre Haïtien et moi, un de mes amis nommé Geral. Encore une fois, on m’a attaché. Je me sentais stupide. Je n’étais pas quelqu’un de dangereux. Pourquoi devait-on m’attacher ? Ils nous ont fait monter dans un petit avion privé, un peu comme un Learjet, un avion de gendarmes. Ce n’était pas un vol commercial. Il y avait trois Jamaïcains – avec des dreads – à bord de l’avion. Les Jamaïcains sont descendus en premier. Mais seulement deux d’entre eux. « Yo, mec, qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais jamaïcain ? » Pour la première fois, il a parlé créole : « Je suis haïtien, moi aussi. » Je lui ai demandé : « Depuis que nous sommes montés dans cet avion, tu as caché le fait que tu es haïtien ? » Il m’a répondu : « Je n’ai nulle part où aller. » Il était terrifié. Moi aussi. Je me disais : « Ces Haïtiens vont nous tuer. » Ils n’étaient pas censés renvoyer des gens en Haïti à ce moment-là, car le pays était considéré comme instable. Il était regrettable qu’ils aient déjà arrêté les vols commerciaux à destination de Haïti. Ces Américains se débarrassaient de nous.
L’avion a atterri et les gendarmes nous ont menottés en bas de la rampe. C’était un peu comme quand Obama sort de l’avion avec les services secrets, descendant les escaliers en faisant signe de la main. Sauf qu’en sortant de l’avion en Haïti, je suis tombé sur des cadavres reposant sur le tarmac. Vous pensez que je plaisante ? Les gendarmes nous ont emmenés au commissariat de l’aéroport. « Ces deux-là ont été expulsés. » Ils ne parlaient pas créole et n’avaient pas de traducteur. Les flics haïtiens ne comprenaient pas l’anglais. Alors j’ai traduit. Mon créole était à peu près compréhensible. Il n’était pas aussi bon qu’il l’est maintenant, mais je suis parti de Haïti en parlant le créole et je l’ai toujours parlé avec ma mère. Les gendarmes m’ont enlevé les menottes et m’ont dit : « Et voici. » Ils nous ont tous les trois laissés aux flics haïtiens et ont repris leurs menottes. Ils sont remontés dans leur avion. J’ai commencé à avoir vraiment peur. Les flics haïtiens nous ont aussitôt réclamé de l’argent.
Avant que je ne signe l’autorisation d’expulsion, les gendarmes américains m’avaient filé dix dollars. C’est la somme qu’ils filent à toute personne expulsée. J’avais aussi un peu d’argent en plus, que mes parents avaient retiré sur mon compte, dissimulé sous mes couilles. Ça faisait cent dollars au total. Je leur ai dit : « Eh, écoutez, j’ai de la famille au gouvernement. Je suis de la famille de Mme et M. Charles Cherenfant. Charles Cherenfant était le mari de la cousine de ma mère, un mec qui avait bossé à la Maison-Blanche avec Duvalier, un ancien Macoute. » Ce type avait reçu une balle et était connu pour n’avoir qu’une seule main. Parce qu’Aristide était parti, les Macoutes étaient de nouveau au pouvoir. « Oh ! » Un flic a entendu le nom. « Laissez-moi voir l’adresse. » Il a regardé le papier que je lui tendais et m’a dit : « Toi. Mets-toi sur le côté. Je connais la famille. » Il m’a demandé de m’asseoir. J’ai montré Geral : « Il est avec moi. » Geral et moi avons donc attendu que le policier termine sa journée de travail. Il était adorable avec moi. L’autre mec, avec les dreads – je ne sais pas ce qui a bien pu lui arriver.
En dehors de l’aéroport, le ciel était nuageux. Il y avait de la fumée et des soldats dans les rues. Nous n’avons pas pris de voiture. Nous avons marché depuis le commissariat. Nous avons marché pendant près d’une heure, à travers les champs, et sommes passés devant des baraques. Encore une fois, j’ai vu des cadavres. La nuit est tombée. Il faisait noir. J’étais nerveux. J’ai offert dix dollars au flic, il les a refusés. Je me suis demandé s’il allait m’abattre dans les buissons. Et si nous atteignions la maison – cette femme, la cousine de ma mère, allait-elle se souvenir de moi ? Ce flic était-il vraiment un mec bien ? Ces gens allaient-ils m’accepter parmi eux ? Onze ans s’étaient écoulés depuis que j’étais parti. Toutes ces choses me préoccupaient.
Nous sommes arrivés devant la maison, le flic s’est mis à crier : « Madame Cherenfant. Madame Cherenfant ! » Ma tante – ce n’est pas vraiment ma tante, mais je l’appelle comme ça – est sortie de chez elle. Elle m’a regardé. « Tu es l’enfant de Jocelyn ? » Je me suis senti comme quelqu’un qui étouffait et qui respirait enfin de l’air frais. J’ai répondu : « Ouais. » Ah, ça faisait du bien. J’ai regardé derrière moi. Le flic avait disparu. Je ne l’ai plus jamais revu.
Ma tante nous a fait entrer. Ce soir-là, elle nous a préparé du poisson. Quelques jours plus tard, Geral a poursuivi son chemin. Très vite, les choses se sont compliquées pour moi. Je veux dire, je ne connaissais personne. Pas une seule personne. Surtout, les Haïtiens se méfiaient des expulsés. Ils pensaient que tous étaient des tueurs et des voleurs. Pour ne rien arranger, j’étais chauve avec plusieurs dents en or. Sans parler du fait que j’étais vraiment gros. Genre 90 kg. Un énorme bide. Aujourd’hui, je tourne autour de 70. Les gens avaient peur de moi. J’étais le premier expulsé dans le quartier.
Puis ma tante s’est mise à voler la nourriture que ma mère m’envoyait. Elle la cachait dans sa chambre. Elle a aussi essayé de me donner un couvre-feu. Je sortais tout juste de prison, et je devais être à la maison avant 20 heures. Rappelez-vous que j’avais 22 ans. Je voulais trouver une fille. J’étais seul. Je me mettais sur mon trente-et-un et je parcourais le quartier, abordant les gens avec mon créole approximatif afin de me faire apprécier. Mais personne n’était prêt à me donner une chance.
Peu de temps après, j’ai rencontré un type appelé Fenix. Il m’a emmené chez lui, m’a présenté sa femme et sa fille et m’a invité à rester pour le dîner. Il m’a fait croire que j’étais son ami. Il m’a dit en argot haïtien : « Je sais que tu as fait la guerre vu que tu as été expulsé, tu sais tirer avec un flingue, tu sais faire tout ça, pas vrai ? » Je lui ai répondu : « Ouais, je peux faire ça. Je suis un dur. » Je ne voulais pas qu’il pense que j’étais une mauviette. Il m’a expliqué son plan. Il s’agissait de voler du gaz. À l’époque, beaucoup de gens volaient du gaz à cause de l’embargo. Le gaz n’entrait plus dans le pays, donc il était cher. Le plan consistait à se rendre dans un grand terrain vague près de l’aéroport afin de voler des marchands de gaz. Il faut dire que je m’ennuyais pas mal chez ma tante. « OK, je vais le faire », ai-je annoncé. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose. Comment gagner ma vie ici ? En volant ? Peut-être pourrais-je m’acheter de nouveaux vêtements et donner une meilleure image de moi. Peut-être pourrais-je gagner de l’argent et rentrer aux États-Unis d’une façon ou d’une autre.
Le lendemain, nous avons garé le véhicule et nous nous sommes dirigés vers le terrain vague situé près de l’aéroport. Un sentier traversait les herbes sauvages. Fenix s’est arrêté et a sorti un .38. « Voici le flingue. Tu le pointes sur eux et je me charge de récolter l’argent », m’a-t-il ordonné. J’ai ressenti une sensation désagréable. Je veux dire, il était tout de même question d’essence. Si je tirais, le truc pouvait exploser. J’ai répondu : « Ouais, passe-moi le flingue. »
Il me l’a tendu. J’ai reculé d’une dizaine de pas et l’ai pointé sur lui. « Tu vas me ramener à la maison. Pourquoi tu m’emmènes en mission suicide ? » Fenix était effrayé. Rappelez-vous que j’étais, selon lui, un grand criminel venu des États-Unis. « Yo, yo, yo, calme-toi ! Je te ramène à la maison. Allez, mec. Baisse ce flingue », s’est-il défendu. Je tremblais. J’ai rangé le flingue dans ma poche. De retour dans la voiture, je lui ai dit : « Écoute, je n’ai pas envie de mourir bêtement. » Une fois arrivé chez ma tante, j’ai vidé le chargeur et j’ai rendu le flingue à Fenix. « Passe récupérer tes balles demain matin. » J’étais heureux d’être en vie. J’ai compris que ce n’était pas la porte de sortie.
Comment gagner ma vie ici ? En volant ? Peut-être pourrais-je m’acheter de nouveaux vêtements et donner une meilleure image de moi. Peut-être pourrais-je gagner de l’argent et rentrer aux États-Unis d’une façon ou d’une autre.
Trois mois plus tard, j’avais tellement honte de mon expulsion et de moi-même que j’ai fait retirer mes dents en or. Je n’avais toujours pas d’amis. Il me fallait le soutien d’une famille, si bien que je suis retourné à Cap Haïtien. Ma femme – qui n’était pas encore ma femme à l’époque – a accepté de venir vivre avec moi à Port-au-Prince. Mais je devais trouver un moyen de gagner ma vie. J’avais rejoint un programme de réinsertion des expulsés dans la société. J’ai pris des cours d’histoire haïtienne et de français. J’avais besoin de savoir où j’avais mis les pieds, comment me sortir de certaines situations, comment obtenir des informations, comment tenir une conversation. Il s’est avéré que ce programme était une arnaque, mais ce n’était pas grave. Le peu de français que je connaissais m’a permis de trouver un travail. J’arrivais à comprendre les communautés francophones.
Puis l’invasion américaine a ramené Aristide au pouvoir. Ça m’a sauvé la vie. Tous ces Américains parlaient anglais et je pouvais m’identifier à eux. Les soldats ont compris que j’avais été expulsé. Je n’ai pas eu besoin de leur dire. La façon dont je parlais, la façon dont je m’habillais, mon bouc, tout ça. Ils ont bien vu que je n’étais pas d’ici. Eux-mêmes ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient ici. Des gens se battaient dans les rues, d’autres tuaient des Macoutes – mais ces soldats étaient impuissants. J’ai pu travailler. Je leur ai vendu des chaussures. Je les ai aidés à tirer leur coup, à trouver de la weed et des clopes. Ils me filaient 20 dollars contre un paquet de cigarettes. « Garde la monnaie, mec. Je comprends ta situation, mec. Garde la monnaie. »
À peu près au même moment, j’ai effectué mon premier vrai boulot de traducteur. Je suis allé à l’aéroport et j’ai vu un mec blanc costaud aux cheveux noirs, vêtu d’un short, sortir de l’avion. Je lui ai demandé : « Eh, vous parlez anglais ? »
Il parlait anglais, et il bossait pour NPR News.
« Vous avez besoin d’un traducteur ? », lui ai-je demandé.
C’est comme ça que j’ai commencé.
Je n’ai aucun doute là-dessus – si j’étais resté en Floride, je serais mort en Floride.
Si j’avais le choix, je préférerais mille fois revenir ici plutôt que d’aller en prison aux États-Unis. À certains égards, je me dis que Dieu a voulu que je sois arrêté et expulsé. J’aurais fini par tirer sur quelqu’un, ou j’aurais été pris dans des feux croisés. Je n’ai aucun doute là-dessus – si j’étais resté en Floride, je serais mort en Floride. Je n’aurais pas rencontré ma femme, je n’aurais pas eu mes enfants – c’est-à-dire les personnes qui m’inspirent, qui me gardent en vie.
Je ne suis rien aux États-Unis. Rien d’autre qu’un dealer de drogue, un criminel condamné. Mon expulsion à destination de Haïti est de loin la meilleure chose qui me soit arrivée. Je n’ai jamais eu de problème ici. Mon casier judiciaire est vide, mon permis de conduire est en règle. Je ne vole pas les gens avec qui je travaille. Je n’ai pas de mauvaise réputation. Je suis un journaliste respecté qui a collaboré avec le LA Times et le Miami Herald. Je travaille dur afin que mes enfants aient la vie plus facile. Je suis traducteur, mais j’exerce aussi d’autres boulots pour arrondir les fins de mois. Je vends des canettes de Coca. Je tiens un business de charbon – je vends du charbon fait à partir de bois pour faire bouillir de l’eau et cuisiner. Je vends des sacs d’eau, ces sacs plastiques transparents que l’on voit partout dans le quartier. Ouais, je vends de l’eau. Parce que tout a un prix à Port-au-Prince. Il faut acheter son eau. Heureusement pour moi, j’ai un frigo et un congélateur à la maison, si bien que j’achète des sacs de 5 litres pour 3 ou 4 dollars et je les congèle. Ils se vendent plus vite.
Notre foyer est ouvert aux affaires. Ma femme aussi vend du charbon. Elle vend également des pèpè, du riz et des haricots. Les gens viennent la voir. Je suis un mec optimiste. Je me dis toujours que les affaires vont marcher. Peu importe le genre d’affaires, j’essaie et je vois ce que ça donne. Chaque boulot est un défi. Il y a un mot pour ça en créole. Brase. On l’utilise très souvent.
Ceci est une version abrégée de l’histoire de Jean Pierre, extraite de Lavil: Life, Love, and Death in Port-Au-Prince, éditée par Peter Orner et Evan Lyon, en accord avec Verso Books. un remerciement particulier à Laura Scott et à Jean Pierre Marseille.