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Comment Rammstein est devenu l’un des plus grands groupes de ces 20 dernières années

« Ça ne marchera jamais. »

Voilà ce qu’a dit le promoteur Michael Arfin quand Rammstein a débarqué pour la première fois aux États-Unis, en 1997. Six allemands bardés de cuir, armés de lance-flammes et éructant des hymnes martiaux sur le sexe, la mort et la violence dans leur dialecte rocailleux : pas franchement la recette idéale pour conquérir les charts et le public américains. Mais Rammstein n’était pas exactement un groupe comme les autres. Et Michael Arfin n’a pu que le constater lorsqu’il les a vus, au fil des années, passer de la bande-originale d’un film de David Lynch à la scène du Madison Square Garden (où ils ont donné un concert sold-out en moins de 30 minutes en 2010). Contre toute attente, Rammstein s’est imposé auprès du grand public et a connu un succès commercial retentissant.

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Comme Nine Inch Nails et Marilyn Manson, Rammstein représente aujourd’hui une des passerelles les plus visibles et directes vers le côté obscur du rock. Écouter Rammstein est devenu un rite de passage quasi-obligatoire pour tous les ados qui découvrent les joies de la musique et des cultures alternatives. En 20 ans à peine, ils sont devenus l’équivalent de géants comme Metallica ou Slayer – des groupes qui ont marqué les époques et l’Histoire du metal. Il y a cependant deux choses qui les rendent encore plus remarquables que Manson, Nine Inch Nails ou même Metallica : 1/ ils ont gardé leur line-up originel tout au long de leur carrière et 2/ ils sont devenus une énorme référence internationale (quasiment) sans un seul morceau chanté en Anglais.

Le documentaire Rammstein in Amerika, qui sort ces jours-ci en DVD, revient sur le parcours de ces six mecs chelous de Berlin-Est, de leurs débuts fauchés au tour de force qu’ils ont accompli, ainsi que sur les raisons de leur succès. La clé de leur réussite ne réside en effet pas dans leur look post-apocalyptique, ni dans leurs paroles salaces, ni dans leur débauche d’effets pyrotechniques sur scène, mais dans la manière avec laquelle ils ont su mêler tous ces apsects avec intelligence, habileté et créativité, pendant deux décennies. Ils ont crée un groupe à la fois spectaculaire et divertissant, capable de repousser ses limites sans jamais compromettre son identité et son éthique.

Evidemment, ce serait mentir que de dire que leur image n’a joué aucun rôle. Que ce soit du côté de leurs fringues d’inspiration SM, de leur utilisation aussi habile qu’excessive du feu ou de leur charismatique leader, Till Lindemann. Avec son air aussi morose que menaçant et son imposante musculature, Lindemann a un sex-appeal unique, et s’il ne répond pas vraiment aux canons de beauté établis, il a tout ce que recherche une adolescente gothique en quête de frissons. C’est le genre de type qui grimpe sur scène vêtu d’une veste en cuir cloutée et beugle sur le cannibalisme et sur les pulsions meurtrières, mais qui vous confiera en interview, avec une voix soyeuse, que ses morceaux sont en fait des balades incomprises. C’est Satan qui cajole un chiot ou Goliath dans une robe à froufrous. Cet être über-viril qui arrose la foule d’alcool giclant d’un godemichet géant et crame les sourcils des premiers rangs à grands coups de lance-flammes se définit à la fois par une sexualité bestiale, une véritable intelligence émotionnelle et un sens de l’humour dévastateur – et c’est justement l’une des raisons pour lesquelles Rammstein nous intrigue tant. Leur cirque sur scène aurait très vite pu tourner à la bouffonnerie organisée si les flammes n’étaient une extension directe de la personnalité de Lindemann.

La brutalité de leurs performances scéniques fait partie de l’identité de Rammstein depuis le début. Dans Rammstein In Amerika, Christophe Schneider, le batteur, se souvient de l’un de leurs premiers gags sur scène : Flake Lorenz, le claviériste, montait Lindemann comme un cheval en le fouettant à grands coups de néons jusqu’à ce que celui-ci se brise. La première fois qu’ils ont essayé ça aux États-Unis, ils ont découvert que les néons américains étaient beaucoup plus résistants que ceux de production allemande. Plutôt que de se briser en milles morceaux, le tube s’est éclaté en deux, l’une des moitiés venant transpercer l’épaule de Lindemann et la seconde empalant Schneider, après avoir volé sur scène. « On est sortis de scène et on pissait le sang », raconte-t-il avec un large sourire. Même Marilyn Manson, qui est plutôt au fait des bizarreries sur scène, était scotché quand il a rencontré la première fois Lindemann. « Il était en feu, littéralement », se rappelle-t-il. « Il est entré dans ma loge en feu. »

Dante Bonutto, le directeur général UK de Spinefarm Records, l’une des branches de Universal, fait partie de ceux qui ont immédiatement reconnu l’énorme potentiel du groupe. « J’étais chargé par Universal de dégotter des groupes qui pouvaient gagner en popularité sur d’autres marchés, dans le monde entier », explique-t-il. « Rammstein est le premier groupe qui m’est venu à l’esprit. Ce qu’ils faisaient était incroyable, je voulais les aider à se développer à l’international. »

Contrairement aux managers américains que le groupe a essayé de séduire lors de son premier séjour aux États-Unis, Bonutto n’a jamais été dérangé par la barrière de la langue. « C’est justement tout l’intérêt qu’ils ne chantent pas anglais », dit-il. « Ils amenaient avec eux une autre culture et d’autres traditions, pour moi c’était très positif parce que c’était à la fois nouveau et excitant. » Bonutto était aussi attiré par leur identité visuelle unique. Ce n’était pas glam-rock et ce n’était certainement pas thrash, c’était un groupe inclassable. Le magazine Kerrang! les sacrera plus tard « groupe le plus pervers au monde » suite au photo shoot SM réalisé à l’occasion de la sortie de leur troisième album Mutter, en 2001 (photo ci-dessous). Bonutto a aussi confié que le groupe avait pour plan initial de porter des lederhosen et de se faire des nattes. « Ils avaient une manière très artistique de se présenter. Ils étaient à des lieues des stéréotypes du rock. Ils sont comme une installation artistique », poursuit Bonutto.

Si Bonutto croyait dur comme fer à leur succès en Angleterre, tout a pourtant failli capoter au dernier moment. Le promoteur de leur deuxième concert sur le sol anglais (à l’Astoria en 2001, cinq ans après leur première visite) a en effet eu une crise de panique en voyant la liste des 40 effets pyrotechniques prévus par le groupe. « La salle était en bois, on ne les avait autorisé qu’à utiliser un seul effet », raconte Bonutto. « Ils étaient prêts à donner leur concert et ils en avaient envie, mais ils ont pris la décision de ne pas jouer sans leurs effets pyrotechniques. À mon sens, c’était la bonne décision. S’ils n’avaient pas joué avec les flammes, les gens auraient été déçus. Près de 2000 personnes faisaient la queue dehors et les membres du groupe sont allés leur expliquer pourquoi ils ne joueraient pas ce soir. »

Toujours persuadé que Rammstein pouvait mettre le feu au Royaume-Uni (au sens figuré), Bonutto leur a dégotté une nouvelle date, cette fois-ci à la Brixton Academy, 6 mois après l’annulation du concert de l’Astoria. Avec, cette fois-ci, l’artillerie lourde en matière de pyrotechnie. « À la minute où ils sont entrés sur scène, j’ai serré leur manager dans mes bras. C’est quelque chose qui n’arrive normalement pas dans le monde de la musique. Il y avait tellement d’émotion ». Depuis, le groupe a rejoué trois fois à la Brixton Academy, ainsi qu’à la O2 Arena, à Wembley et au festival Sonisphere. Les visuels du concert n’ont pas perdu de leur attrait au fil du temps, bien au contraire, ce sont eux qui continuent de rameuter toujours plus les fans. Comme Bonutto le fait remarquer : « Je n’imagine pas leur musique sans toutes ces flammes. »

Si la percée de Rammstein au Royaume-Uni s’est faite presque sans encombre, il en a été tout autrement aux États-Unis. Comme CJ Ramone l’explique dans Rammstein in Amerika, les USA sont « toujours un pays très conservateur. Ce qui est assez ironique, puisque c’est aussi la capitale mondiale du porno, mais ils restent très conservateurs. » Lindemann et Lorenz ricanent en se rappelant de la fois où ils se sont faits arrêter pour « outrage à la pudeur » à Worcester, dans le Massachusetts, après avoir simulé leur célèbre partie de sexe anal sur scène pendant « Bück Dich » (qui se traduit par « Penche-toi »). À Salt Lake City, la police a refusé qu’ils fassent usage de leurs flammes, insistant pour que leur concert débute et se termine en plein jour. Malgré toute ce formalisme, ils ont réussi à atteindre un niveau de popularité insensé. On donne souvent crédit à Trent Reznor pour les avoir fait connaître en choisissant deux de leurs morceaux pour la B.O. du film de David Lynch, Lost Highway. Comme on peut lire dans un article de 1999 paru dans Billboard, le film ainsi que plusieurs compilations indie ont « beaucoup contribué à faire passer Rammstein dans les clubs rock du monde entier ». Mais comme en atteste leur concert triomphant au Madison Square Garden en 2010 – le temps fort du documentaire – ce succès n’était pas juste passager.

Contrairement à Slayer, qui a provoqué quelques remous dans les dîners en ville avec leurs morceaux « Angel Of Death » et « Jihad », l’intention de Rammstein n’a jamais été de provoquer ou de faire peur, même s’ils ont souvent réussi à faire les deux, tout au long de leur parcours. « Ils ont un super sens de l’humour et ne comprennent pas que les gens s’offusquent de ce qu’ils font sur scène ou dans leurs clips », s’amuse Bonutto. « Till trouve ça marrant de se pointer sur scène avec un gode. » On pourrait prendre leur désinvolture à ce sujet pour de l’arrogance, mais ces mecs font juste leur truc, se contentant de hausser les épaules devant ceux qui font l’erreur de le prendre un peu trop au sérieux.

À ce titre, il est important de souligner que Rammstein est un cas unique dans la musique. Il s’agit en effet d’un groupe qui a réussi à mener sa barque le plus sérieusement du monde, tout en se moquant ouvertement de lui-même. Un tour dont auraient bien fait de s’inspirer Kiss ou Mötley Crüe, qui se sont violemment cassé les dents en essayant de revenir au sommet scénique et artistique ces 20 dernières années. Leur secret ? Une propension à rejeter en bloc tous les clichés du rock – comme l’a précisé plus tôt Bonutto. Pas de frasques, pas d’alcool, pas de morceaux sur leur mode de vie larger than life fait de Harleys et de Cadillacs. Et surtout, pas de paroles en anglais. Et l’air de rien, ça aide. Parce que, quand on ne comprend rien aux paroles d’un morceau, c’est difficile de s’en lasser.

La clé du succès de Rammstein pourrait se résumer assez simplement : ils ont réussi à imposer une identité forte tout en la renouvellant sufisamment à chaque fois pour lui donner un côté frais, inédit et novateur. Le simple fait qu’ils aient réussi à remplir le Madison Square Gardens après 10 ans d’absence sur le territoire américain est une preuve irréfutable de leur talent et de leur réussite. Mieux : Michael Arfin, l’homme qui avait juré grands Dieux que ça ne marcherait jamais, est aujourd’hui leur promoteur sur le territoire américain. Parce que, oui, ça marche, et pas qu’un peu.

Lang lebe Rammstein !


Rammstein In Amerika est disponible en DVD et Blu Ray.

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