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Comment Rudolph Giuliani a mis à sac la vie nocturne new-yorkaise


Ty Bassett, Susanne Bartsch et Kenny Kenny dans un taxi. (Photo : Patrick McMullan)


Un soir, au milieu des années 90, l’impensable est arrivé : on m’a demandé ma carte d’identité à l’entrée d’un bar. Ça ne m’était pas arrivé depuis des lustres – déjà parce que la plupart des clubs ne la demandaient jamais, et ensuite parce que j’avais déjà un bon pie dans la trentaine. Mais on était entrés dans l’ère Giuliani, et certains patrons de clubs commençaient à comprendre qu’ils allaient devoir franchement resserrer les boulons s’ils ne voulaient pas mettre la clé sous la porte. On ne rigolait plus du tout avec la législation. 

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Comme tout le monde, je rêvais d’une vie nocturne plus sûre et plus vivable. Mais pas au point d’en faire un lieu sans vie, rongé par la crainte, où les gens tournent 7 fois leur langue dans leur bouche avant de parler, tout en guettant d’un œil inquiet l’arrivée de la police du fun.

Maire de New York de 1994 à 2001, Rudy Giuliani considérait la nightlife comme le cancer de la ville, et souhaitait en gommer les aspérités pour mieux accueillir les touristes ainsi que les futurs propriétaires et leurs poussettes. Sans tenir compte du fait que les activités nocturnes de la ville étaient également une source de profit et de dynamisme créatif susceptible d’attirer un grand nombre de touristes et de néo-bourgeois, Giuliani a passé un grand coup de Kärcher sur le monde de la nuit et en a profité pour virer tous les sex shops de Times Square, qui allait bientôt être envahi de pantins déguisés en Mickey.

Dynamiter la nuit new-yorkaise n’était qu’une partie d’un plan plus large, visant à faire baisser le taux de criminalité et améliorer ce que le maire appelait la « qualité de vie ». Pour ce faire, il a eu recours à d’anciennes et à de nouvelles législations permettant de maintenir les clubs sous surveillance ; ce fut par exemple l’occasion de ressortir du placard la cabaret law [loi sur les cabarets] – une loi archaïque décrétant qu’une boîte devait détenir une licence de cabaret si elle voulait avoir le droit d’accueillir plus de trois danseurs en même temps – et de s’en servir pour tomber sur le dos de tous les lieux où l’on venait se déhancher.

Penny Arcade, artiste performeuse de longue date dont le spectacle de 2002 New York Values accusait ouvertement Giuliani d’avoir privé la ville de son identité, se souvient de la façon dont les autorités s’en sont pris aux clubs qui ne possédaient pas cette licence. « Un bar de l’avenue A, qui faisait café le jour et bar gay la nuit, a écopé d’une amende de plusieurs milliers de dollars parce que les gens y dansaient sur de la musique ! » m’a-t-elle expliqué. « Et si les flics revenaient après leur avoir collé une amende, et trouvaient quelqu’un qui dansait encore, le bar prenait 1000 dollars d’amende, multiplié par le nombre de nuits écoulées depuis la première infraction. Qui avait envie d’aller s’amuser dans des clubs où les flics faisaient régulièrement des descentes ? »

Arcade est toujours furieuse contre le maire et son impact sur la nuit new-yorkaise. Elle se souvient de ce qu’elle appelle les « groupes d’intervention de la brigade des mœurs », formés par Giuliani pour garantir la « qualité de vie » des New-Yorkais. Ces groupes allaient de clubs en clubs, à la recherche d’infractions à sanctionner. « Ils distribuaient des amendes parce que les gens dansaient, parce que les gens fumaient de la weed, parce que les sorties de secours étaient mal indiquées – tout ce qu’ils pouvaient trouver, pour foutre les propriétaires dans la merde financièrement », explique-t-elle.

C’est à cette période que des associations de quartier se sont implantées partout dans la ville et ont commencé à refuser les licences aux nouveaux lieux qui voulaient s’y installer. Les comités, constitués de snobs râleurs et grincheux, ne voulaient ni bruit, ni « racaille » dans leur quartier. Bienvenue dans le Nouveau New York !

Ethyl Eichelberger, Keith Haring, John Sex et Cookie Mueller à la Danceteria en 1984. (Photo : Joseph Modica) 

Ok, le taux de crimes violents dans la ville a diminué de 56 % au cours des deux mandats de Rudolph Giuliani, selon le FBI Crime Index, et les gens ne vivaient plus autant dans la peur d’agressions constantes qu’auparavant. Mais à quel prix ? Giuliani cherchait clairement à faire disparaître le fun de ce qu’on appelait il n’y a encore pas si longtemps « la ville du fun ». À son arrivée au pouvoir en 1994, la scène club en plein essor dans les années 80 avait déjà entamé son déclin. Le club arty Area, dans le quartier de Tribeca, avait fermé en 1987, après une grosse perte de vitesse (Quick!, le club qui le remplaça, était bien loin d’être aussi excitant). Le Saint, un club disco gay très chaud avait fermé ses portes en 1988, sa clientèle ayant été décimée par le SIDA, et le troisième endroit valable, la Danceteria, fit de même en 1993.

C’est désormais le lounge qui avait le vent en poupe – des clubs où l’on ne dansait pour ainsi dire jamais, mais où l’on s’asseyait en attendant la mort, essayant de dialoguer par dessus les tubes pop et hip-hop du Top 40. Tout ça à cause de la surveillance maniaque de l’administration Giuliani. De nouveaux lounges comme le Spy Bar, qui a ouvert en 1995 en plein SoHo, poussaient comme des champignons, comme pour faire contre-poids à la scène complètement dingue des club kids, qui à cette période avait déjà commencé à montrer des signes de faiblesse. Il arrivait de temps à autres que des gens un peu mal à l’aise se mettent à danser entre les tables du Spy Bar, mais ça sonnait faux – les clients savaient qu’ils se confrontaient à un lourd tabou. Je commençais à voir New York comme cette ville dans Footloose, où il est interdit de danser. 

Tout au long des années 90, j’ai reçu des appels menaçants, provenant de gens que je suspectais d’appartenir au FBI ou à l’équipe de Giuliani, qui essayaient de glaner des infos sur toute activité illégale à laquelle aurait pu se livrer Peter Gatien. Gatien – une des cibles favorites de Giuliani – était le propriétaire du Limelight, un club sulfureux installé dans une ancienne église, qui accueillait bon nombre des soirées Club Kids de Michael Alig. Finalement, aucune des accusations de trafic de drogue dans son club (lors d’un procès en 1996), ne furent retenues contre lui, mais il fut finalement épinglé pour évasion fiscale en 1999, avant d’être reconduit à la frontière canadienne. On aurait presque dit que les autorités essayaient à tout prix de l’attraper, pour n’importe quel motif valable.

C’est en 1996 que Giuliani a vécu le climax de son mandat. Cette année-là, le tragique assassinat du clubber Angel Melendez par Michael Alig et son colocataire Robbert Riggs ont attisé la flamme de la campagne du maire. Le meurtre puis le démembrement atroce de Melendez donnèrent du crédit à Giuliani et à l’idée, à l’ordre du jour, selon laquelle les nightclubs étaient des lieux de perdition, et qu’il était donc de première nécessité d’instaurer une réglementation extrêmement stricte quant aux comportements des noctambules. Même si je reconnais qu’Alig a un peu déconné sur le coup, les accidents arrivent aussi au sein de la police – est-ce qu’on doit supprimer la brigade toute entière pour autant ?

Une invitation pour la Disco 2000 au Limelight, en avril 1993 (Archives : Michael Alig)

Malheureusement, les choses n’ont cessé d’empirer par la suite. Après le meurtre, la sinistrose s’est répandue au sein de la scène, et beaucoup de ses acteurs ont commencé à se refroidir et à s’imposer des barrières. Un conservatisme rampant s’est développé lentement mais sûrement. Même ceux qui haïssaient Giuliani ont commencé à réaliser que ce n’était plus vraiment cool d’être un club kid ; beaucoup ont remisé leurs habits de lumière et se sont inventés un nouveau personnage, et on été remplacés progressivement par le club des détenteurs de cartes gold qui faisait la loi dans les lounges. Le nouveau truc était le service à la bouteille – des bouteilles de vodka affreusement chères accompagnées de trois olives, servies par des blondes à fortes poitrines. C’est au Spy Bar qu’on attribue – enfin, qu’on reproche – l’avènement de cette mode, qui a sûrement fait empocher des tonnes de cash aux clubs qui se sont risqués dans cette voie.

L’immense fossé qui s’était créé entre les clubs vastes et bouillonnants et les lounges guindés ne cessait de se creuser et un retour en arrière semblait clairement impossible. À la fin des années 90, le Meatpacking District entamait son essor ; boutiques, restaurants, et nouveaux lieux mornes comme le Tenjune et le PM Lounge firent leur apparition dans une zone qui auparavant avait notamment accueilli des abattoirs, des usines de conditionnement, des prostituées, et un magasin de bagels (et avant ça encore, des clubs échangistes gays). Le quartier est alors devenu le décor type du mode de vie yuppie qu’on peut voir dans Sex and the City. Même Florent, l’historique restaurant français ouvert 24h/24 commençait à attirer une population un peu plus « comme il faut » qu’à l’accoutumée. Et à quelques blocs de là, on pouvait maintenant trouver Moomba, un restaurant/lounge branchouille du West Village où, à partir de 1997, les célébrités venaient serrer des pognes, poser, et s’imbiber d’alcool.

S’il restait encore des gens qui n’avaient entendu sonner le glas de la riche et créative vie nocturne de New York, l’essor du service à la bouteille était là pour s’en charger. Les clubs des années 80 comme l’Area étaient basés sur l’art, la performance et la danse, mais à présent, s’asseoir et payer un verre bien trop cher était considéré comme le sommet de l’expression de soi. En même temps, la technologie évoluait, la manière dont les gens nouaient des liens, et les éloignaient du simple plaisir de sortir. Avec la popularité grandissante d’HBO à la fin des années 90, il était soudainement devenu acceptable de dire qu’on préférait rester chez soi à regarder la télé plutôt que de sortir faire la fête. Internet allait également s’imposer comme un nouveau moyen de communication, et des gens qui avaient l’habitude de sortir en club 7 jours par semaine se retrouvèrent petit à petit à passer des nuits entières sur leur ordinateur.

Mais la nuit, qui est généralement le lieu de prédilection des parias et des excentriques en tous genres, a une façon bien à elle de combattre l’oppression. En signe de révolte, je continuais à m’habiller de manière toujours plus folle, et à fréquenter le club fétichiste Jackie 60 – un des derniers flambeau de la bohème dans un Meatpacking District en pleine mutation. Susanne Bartsch, organisatrice de soirées, continuait aussi à prêcher la bonne parole, attirant un cortège de cinglés magnifiques qui défiaient la politique de Giuliani.

Susanne Bartsch à NYC (Photo extraite de son livre Fashion Underground)

D’autres ramifications de la scène club se  sont ensuite développées, comme les drag queens, grâce à RuPaul et à des films comme Priscilla, folle du désert. Au début de l’ère Giuliani, je mettais du rouge à lèvres, portais des talons, et j’ai même fait une apparition dans une vidéo réalisée en 1994 par Cyndi Lauper pour son remake de « Girls Just Wanna Have Fun ». En 1998, j’ai co-signé Daddy’s Little Prostitute : The JonBenet Ramsey Story, une comédie sardonique mais acerbe, dont les rôles principaux étaient assurés par Flloyyd, Sweetie, et David Ilku, des acteurs majeurs de la scène. Ceux qui y ont survécu crient encore au scandale aujourd’hui.

On continuait donc activement à sortir, plus liés que jamais, parce que nous étions les derniers à le faire. À cette époque où les règles se faisaient de plus en plus strictes, l’outrage revêtait une dimension différente. Nous nous sentions encore plus avant-gardistes – une sensation qui avait commencé à disparaître de cette culture, à cause de Giuliani et de son terrible aspirateur. Au milieu des années 90, les SqueezeBox ! – soirées hebdomadaires qui avaient lieu au Don Hill’s –  s’imposèrent comme nouvelle terre d’accueil pour les drag queens, les rockers et renégats en tous genres, la seule règle en vigueur sur place étant l’interdiction formelle de chanter en playback. La foule disparate se posait clairement contre la volonté acharnée de Giuliani de purger la ville, ce qui eut pour effet de faire revivre l’authentique esprit rebelle du rock, jusqu’à ce que les soirées s’arrêtent en 2001.

Aujourd’hui, la vie nocturne new-yorkaise doit toujours faire face à un nombre invraisemblable de freins et de problèmes, comme les contrôles de sécurité aux entrées qui donnent l’impression qu’on s’apprête à embarquer pour un vol long-courrier, les prix atrocement élevés, et le fait que les gens ont maintenant tendance à se rencontrer via des applications et des sites, et plus dans des clubs. La soirée gay hebdomadaire Beige, qui existait depuis 1994, a pris fin en 2011, après qu’une copropriété se soit installée juste à côté de ses locaux et que ses habitants aient déposé une plainte pour nuisances sonores. Mais la scène tient bon et continue sa route, à mi-chemin entre la flamboyance des années 80 et le froid jeté par la répression des années 90. De nouveaux club kids sont apparus, mais avec l’augmentation du coût de la vie, ils sont nombreux à rentrer chez eux, à Brooklyn – le quartier vers lequel beaucoup de clubs ont migré, pour des raisons financières et de voisinage – à des heures raisonnables, pour pouvoir se lever et aller bosser le lendemain.

Et pourtant, sans Giuliani – ou son successeur, Michael Bloomberg, qui était aussi strict –, l’ambiance est un peu plus joueuse aujourd’hui. Tout n’est pas rose, ceci dit. L’année dernière encore, on m’a dégagé d’une banquette du club Stage 48 parce qu’on la réservait pour un potentiel client de ce putain de service à la bouteille !

L’impact de Giuliani sur la nuit new-yorkaise se fait encore durement sentir à chaque fois que vous voyez ce carton « table réservée », à chaque fois qu’on vous tape sur l’épaule et qu’on vous demande de baisser d’un ton quand vous discutez devant le bar, ou à chaque fois qu’il vous faut débourser 25 dollars en Uber pour aller dans un club à l’autre bout de la ville. « Au fond », m’a expliqué Penny Arcade, « Giuliani voulait livrer la dépouille de New York et de son esprit détraqué au reste de l’Amérique, qui a toujours haï le sentiment de liberté que la ville a longtemps symbolisé. » Il est rassurant de se dire que cet esprit ne mourra jamais vraiment, contrairement à la carrière politique de Giuliani qui, elle, semble être définitivement enterrée.