Comment se sent un dissident turc après le coup d’État raté

Pour planifier sa fuite de Turquie ces jours-ci, on a besoin de deux choses : une carte géographique de la Terre et la page Wikipédia énumérant les conditions d’obtention d’un visa pour les citoyens turcs. Quand on marque d’une croix les pays qui exigent un visa, on se rend vite compte que la moitié inférieure de la carte est plus accessible que la moitié supérieure. Si on parle espagnol, on a de nombreuses options : presque tous les pays d’Amérique du Sud accueillent les Turcs à bras ouverts.

« Ce ne doit pas être si difficile à apprendre », m’a demandé un ami en cherchant Duolingo dans l’App Store. On était assis sur un balcon à Istanbul, où on vit tous les deux. On entendait des milliers de personnes chanter le nom du président, Recep Tayyip Erdogan, à la place Taksim, à quelques centaines de mètres de nous.

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Depuis la tentative de coup d’État militaire le mois dernier, la Turquie est plus divisée que jamais. Les partisans du gouvernement, dont ceux qui ont aidé à faire avorter le coup, envahissent les places publiques de tout le pays chaque jour pour célébrer la victoire du gouvernement démocratiquement élu.

Mais les autres, ceux qui comme mon ami désapprouvent le gouvernement, ne célèbrent pas. Ils sont terrifiés à l’idée d’être arrêtés dans les vastes purges qu’a menées le gouvernement depuis que le coup raté.

Jusqu’à maintenant, plus de 60 000 employés ont été suspendus et 18 000 citoyens arrêtés, dont 17 journalistes bien connus. Des dizaines d’institutions liées à Fethullah Gülen, l’imam exilé en Pennsylavnnie depuis 1999 et soupçonné d’avoir organisé le coup, ont été fermées. 50 000 passeports ont été annulés, une décision qui, selon l’AKP, le parti au pouvoir, vise à empêcher les conspirateurs de fuir le pays. L’état d’urgence a été instauré et le gouvernement a commencé à adopter des décrets qui ont force de loi.

Une semaine après le coup, Amnistie internationale a rendu publiques des preuves de torture et de viols contre des hommes et des femmes accusés de conspiration au cours de leur détention. Une allégation que le gouvernement a niée.

C’est ce qui est le plus troublant : on ne peut pas prévoir ce qui se passera, on ne peut rien prévoir.

Le gouvernement assure cibler seulement les partisans de Gülen, mais, de l’avis de nombreux Turcs, les purges ne sont qu’un écran de fumée pour se débarrasser de ses opposants. Terrifiés par la possibilité d’être bannis de l’entreprise qui les emploie ou arrêtés, ces derniers planifient leur fuite du pays.

« C’est la première fois que je pense sérieusement à partir, révèle Burcu*, citoyen d’Istanbul. On nous prive de la liberté de nous exprimer, de travailler et même de voyager à l’étranger. C’est complètement instable. C’est ce qui est le plus troublant : on ne peut pas prévoir ce qui se passera, on ne peut rien prévoir. »

Après avoir regardé des images de chaque pays du Mexique à l’Argentine sur Google, mon ami a finalement choisi le Costa Rica. Il y a des plages et des Américains, et là où il y a des plages et des Américains, il y a du travail dans les bars, s’est-il dit. Mais bon nombre de Turcs, notamment les diplômés universitaires, voudraient plutôt déménager là où il y a du travail dans leur domaine, souvent des pays d’Europe de l’Ouest ou les États-Unis, qui ne se précipitent pas pour accorder des visas aux Turcs.

« Je ne quitterai pas la Turquie pour n’importe quel pays. La Hongrie, la Russie et la Biélorussie ne sont pas mieux. J’irai en Europe de l’Ouest, je retournerai peut-être au Royaume-Uni », affirme Ali, un analyste politique qui a fait ses études dans une université britannique. « Je me sens davantage chez moi là-bas. Le 15 juillet [la nuit du coup d’État] m’a rappelé pourquoi j’ai très envie de repartir. J’avais l’habitude de critiquer ouvertement le gouvernement, mais, avec l’état d’urgence et la suspension des droits de la personne, c’est trop intimidant. »

Une situation difficile. La classe moyenne libérale d’Istanbul ne vit pas dans une zone de guerre, leur vie n’est pas en danger. Mais la peur d’être arrêté et le sentiment général d’être surveillé — de devoir constamment se censurer quand on prend la parole ou écrit — lui sont très inconfortables.

« Je suis désillusionné. Je ne veux pas me consacrer autant à la politique », admet Mert dans un café de la partie européenne d’Istanbul. « Il y a une limite à se battre. À un certain point, mener sa vie de la façon qu’on le souhaite devient un geste politique. C’est ridicule. »

L’envie de partir est nourrie par l’impression que la situation est sur le point d’empirer. La nuit du coup, près de 300 soldats, citoyens et policiers sont morts. Des avions de chasse F-16 ont bombardé des édifices gouvernementaux à Ankara et des hélicoptères ont mitraillé les rues, fauchant des vies à chaque passage. Sur le pont du Bosphore, des militaires opposés au gouvernement avaient stationné des tanks pour empêcher les automobilistes de passer de l’Asie à l’Europe. Des citoyens progouvernement auraient décapité un soldat.

Bon nombre de recrues de l’armée qui se sont retrouvées dans les rues la nuit du coup ont depuis plaidé ne pas avoir été informées qu’ils participaient à un complot pour renverser le gouvernement. On leur avait dit que c’était un exercice militaire.

Personne ne sait si le président profitera de la situation pour se réconcilier avec ses opposants ou accaparer plus de pouvoir. Cette seconde possibilité pourrait déclencher une autre tentative de coup ou même une guerre civile.

Ayhan ne pouvait pas attendre de voir laquelle ce sera. Quelques jours après la tentative de coup, son nom a été inscrit dans une liste de journalistes soupçonnés d’appuyer les conspirateurs, ce qu’il nie. Il a su à ce moment qu’il devait fuir. En évitant les aéroports par crainte d’y être intercepté, il a réussi à s’échapper. « Ce n’est pas sécuritaire », estime-t-il depuis un endroit gardé secret. « Peu importe ce qu’on écrit, le gouvernement peut l’utiliser contre nous. C’était devenu impossible pour moi de travailler. C’est très difficile pour ceux qui croient en la démocratie et aux normes de l’Union européenne. »

Sur le balcon à Istanbul, mon ami cherche un vol pour le Costa Rica sur Skyscanner. Les billets sont chers : plus de trois fois le salaire mensuel moyen en Turquie. Les plages costaricaines devront attendre.

* Des noms ont été changés pour protéger l’identité de personnes citées.

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