Des piles de livres jalonnent le pan de mur livide qui donne sur la rue. Marguerite Duras chevauche Les Mille-et-une Nuits, Les Illuminations de Rimbaud jonchent Mâle Décolonisation de Todd Shepard. Nous sommes dans l’atelier de Tarek Lakhrissi, à Noisy-le-Sec, en banlieue parisienne. Désormais artiste à plein temps – pratiquant performances, installations, vidéos et poésie – le jeune homme de 26 ans revient de loin.
Jardinier, c’est ce à quoi le destinait sa conseillère d’orientation au lycée. « J’ai grandi à Châtellerault, ça sonne très mignon, mais en fait, c’était un ghetto » lance-t-il d’emblée. Adolescent solitaire à la « vie intérieure très mouvementée », il rêvait alors de devenir acteur. Son modèle ? Mike Waters, personnage introverti, sensible et queer, tiré du film My Own Private Idaho de Gus Van Sant.
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Quête d’une identité hybride
Tout comme ce héros en quête d’identité, Tarek n’avait qu’une idée en tête : échapper à une destinée toute tracée pour lui. Sur les conseils d’une enseignante, il s’est appliqué à adopter le langage châtié dans lequel il s’exprime aujourd’hui. Il a élaboré dans ses carnets intimes – entassés dans un cabas rouge vif à l’entrée de l’atelier – une forme d’expression hybride. Il a toujours écrit en français, pourtant « trop rationnel » pour ce poète débordant d’affects, qui use de l’arabe hérité de ses parents d’origine marocaine et s’épanche en anglais, territoire linguistique neutre. Cette affection pour les mots l’amène vers des études de Lettres et de Théâtre à Paris. Ville qui lui a offert un espace cosmopolite où il a pu affirmer son identité queer. Mais c’est à l’occasion d’un échange universitaire à Montréal que Tarek a commencé à politiser cette identité en construction . Outre-Atlantique, il a ainsi étudié les écrits d’importants théoriciens de la question queer comme ceux de l’américain José Esteban Muñoz.
« Décoloniser » son Tumblr
À lecture de Muñoz, le poète s’est saisi d’un concept fondateur pour l’ensemble de sa pratique artistique : la désidentification. Il s’agit pour les les « queers de couleur » de réaffirmer une identité hors du carcan normatif blanc et hétérosexuel, tout en s’appropriant ces codes dominants. « longtemps, je me suis identifié uniquement à partir de tropes blancs. mes posts tumblr ont été témoins de cet étrange processus inversé à moi-même » explique-t-il sur son site personnel – sans majuscule, en hommage à l’activiste féministe bell hooks. En partageant des images de corps bigarrées sur le réseau social, Tarek entreprend la « décolonisation » de son Tumblr. « Internet est un outil extraordinaire pour être qui tu veux lorsque tu grandis dans un monde où tu ne te sens pas représenté » poursuit-il. En fond sonore, la chanson « Come to me » de l’icône bionique Björk, est distillée sur une enceinte en cylindre.
« L’art est une manière de créer des conflits »
Peu surprenant, donc, que l’artiste choisisse pour ses performances de naviguer sur le Web en public, de façon (quasi) intuitive. Son écran d’accueil est projeté au mur de façon XXL. Il passe sans prévenir d’un morceau d’Amel Bent à un extrait de Cheb Mami sur YouTube… Ce projet nommé « Blouse Bleue » – orchestré à la Gaîté Lyrique en mai dernier et présenté au Point Ephémère le 21 septembre – amène le spectateur à penser l’afro-futurisme. Afro-futurisme ? Oui, en d’autres termes, Tarek catapulte le spectateur dans un monde où l’occident n’est plus le centre du monde.
Pour lui, « l’Art est une manière de créer des conflits. C’est comme ça que les conversations avancent. » L’avancée du dialogue entre les marges et le mainstream est également au coeur de son documentaire diaspora/situations réalisé l’an dernier. Neuf jeunes artistes queer de pays différents reviennent face caméra sur leur rapport à leur corps et à leurs affects. La qualité amateure de l’image est largement compensée par l’élégance des portraits, couplée à la force du message porté à l’écran. Ce premier film remporte un prix Spécial du jury au Festival Transposition d’Annecy, évènement cinéphile LGBT.
Fort de cette sensibilité pour l’image, il s’apprête à reprendre la caméra pour réaliser un film de science fiction consacré aux banlieues. Sur la grande table de son atelier, des images d’archives INA issues de ses recherches sont soigneusement disposées : le projet est pour l’heure à l’état embryonnaire. Mais pour Tarek, cela ne fait aucun doute : « Le futur se trouve en périphérie. Surtout pas dans le centre de Paris. »