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Comment Twitter est devenu un refuge pour les travailleurs du sexe

Twitter sexe

Comme beaucoup de journalistes, je passe beaucoup trop de temps sur Twitter. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux sujets liés aux sexualités, ma timeline s’est remplie d’images plutôt NSFW [Not Safe For Work, NDLR]. Je ne m’attendais pas à voir des éjaculations faciales dès le petit déj. J’ose de moins en moins ouvrir Twitter en public, une double pénétration étant si vite arrivée. Alors que la plateforme est accusée de censurer et de bannir des comptes, pourquoi le partage d’images pornographiques est-il aussi facile sur Twitter ?

Une réponse simple à cette question serait : parce que c’est possible. Contrairement à d’autres réseaux sociaux, Twitter permet le partage de ce type de contenus, des nudes artistiques aux GIF hardcore, en passant par des vidéos « teasing » renvoyant vers d’autres sites dont, au hasard, Pornhub. Alors pourquoi s’en priver ? Pourtant, dire que Twitter est LE réseau du porn serait mensonger : l’histoire est un peu plus complexe que ça.

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Il est difficile de remonter à l’origine des premières images pornos présentes sur Twitter. La plateforme regroupe une grande communauté de travailleurs et travailleuses du sexe et pour la majorité d’entre eux, Twitter est essentiel à leur communication. Lélé O, performeuse érotique et créatrice de vidéos, s’est inscrite sur Twitter en 2017, à l’époque où elle était camgirl sur le site Cam4. « Quand on se mettait en ligne, il y avait un tweet, cela permettait d’avoir une communauté », se souvient-elle. Même son de cloche du côté de Marie-Léa Kinka, actrice X, présente sur Twitter depuis 2017 : « A cette époque, je comptais commencer l’activité de camgirl et les différents blogs que j’avais consultés disaient qu’il était très important d’avoir des comptes sur Facebook, Instagram et Twitter ». Sur Facebook et Instagram, elle précise ne publier « rien de sexy », et y partager sa vie en fauteuil roulant.

Les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS) ont trouvé sur Twitter une communauté et du soutien, comme l’explique Anna Furiosa. « Twitter est vachement chouette pour avoir une petite communauté, quasi bienveillante, avec qui on peut parler de tout », insiste la camgirl et créatrice de vidéos. Pour les TDS, le réseau permet une liberté impossible sur les autres réseaux : « Je m’y sens libre de poster ce que je suis, ce qui est intéressant au niveau porn », nous souffle Lélé O. Comme le résume Lowiness, TDS depuis 2018, « Twitter c’est la seule plateforme qui me permet de publier des nudes et du contenu sexuel et pornographique, il y a une grosse communauté sexpositive et de TDS donc un soutien facile, peu de risque de bannissement, et une diffusion super facile de mes tweets “pro” ».

Twitter n’était auparavant pas le seul média qui permettait le partage de contenus dits
« adultes » : pendant longtemps, Tumblr a abrité de nombreux GIF et blogs érotiques ou pornographiques, notamment de la communauté BDSM. Sauf qu’en décembre 2018, Tumblr décide de bannir tout contenu « adulte » de sa plateforme : parties génitales, tétons et actes sexuels de toute nature, en photo, vidéo ou même en GIF. Ce « PornBan », tel qu’il a été appelé outre-Atlantique, a provoqué une chute vertigineuse du nombre de visiteurs du site : Tumblr aurait perdu 21% de visiteurs uniques par mois entre 2018 et 2019.

En novembre 2019, Twitter publie ses nouvelles conditions générales d’utilisation pour l’année à venir : sauf que cette modification a engendré de nouvelles règles concernant les médias dits
« sensibles » et le contenu pour adultes. Dans ces directives, on retrouve une interdiction de nudité (partielle ou totale) et d’images sexuellement explicites. Ces modifications ont fait craindre un immense « PornBan » pour le 1er Janvier 2020… qui n’a finalement pas eu lieu. Ou du moins, pas aussi radicalement : les nouvelles règles se concentrant principalement sur les photos de profil et de bannière.

https://twitter.com/Realbustygirl/status/1215289981687795713?ref_src=twsrc%5Etfw

Quelques mois après ces modifications, qu’est-ce qui a changé ? Selon les TDS qui utilisent le réseau d’une manière professionnelle, la censure est plus insidieuse. « J’ai vu quelques comptes se faire suspendre, mais à priori ce sont des collègues qui se font signaler par des personnes haineuses. Ce que j’ai remarqué par contre c’est le “shadow ban” massif des comptes des TDS », rapporte Lowiness. Ce shadow ban, c’est l’invisibilisation de contenus dits « sensibles ». Par exemple, le hashtag « porn » ne conduit désormais qu’au compte de Pornhub… ce qui rend le travail des TDS plus complexe.

Interrogé à ce sujet, Twitter nous a rappelé sa politique : « Twitter travaille à la protection d’une majorité d’utilisateurs et utilisatrices qui ne souhaitent pas être exposés à des contenus pour adultes. […] Twitter demande aux personnes postant du contenu sensible de marquer ces contenus en tant que tels ». Quant au shadow ban, Twitter nous a renvoyé vers un article de leur blog commençant par « les gens nous demandent si nous pratiquons le “shadow ban”. Ce n’est pas le cas », et qui explique comment la plateforme classe les tweets et les résultats de recherche.

Hypocrite, Twitter ? C’est le ressenti de nombreuses TDS, qui voient leurs comptes sauter ou invisibilisés tandis que les gros comptes de l’industrie porno ne sont pas menacés par les changements de conditions d’utilisation. C’est le cas du compte Twitter de Jacquie et Michel, qui compte plus de 143 000 abonnés : “Nous avons été reçus au sein de l’Assemblée Nationale pour être consultés quant à la protection des mineurs sur internet. Nous sommes tout à fait d’accord que Twitter doit se mettre au pas des autres plateformes et interdire le contenu trop explicite” nous a indiqué la marque. Ainsi, Jacquie et Michel se place du côté de plateforme, dont l’objectif semble de plus en plus s’orienter vers une protection des mineurs, notamment au niveau français. En 2018, Twitter avait bloqué ses utilisateurs de moins de 16 ans, dans ce même objectif de prévention.

Cependant, si les règles de Twitter venaient à se durcir, les TDS seraient les premiers à en pâtir. « Si c’est sur des photos ça va, mais pour les liens ou les mots clés, là on serait morts », commente Lélé O. « Ça stopperait 90% de mon activité et de mes revenus. La plupart d’entre nous devraient renoncer à notre activité. Les autres seraient obligées de se mettre en danger, de jouer avec les CGU sans cesse, de changer de compte », nous rapporte Lowiness.

Pour les grands noms du divertissement pour adultes, l’enjeu est moins grand, comme nous indique Jacquie et Michel : « Le contenu explicite sera banni de Twitter à moyen terme mais pour nous ça n’aura aucun impact. Nous sommes le premier site français de divertissement pour adultes et nous avons plusieurs millions de visiteurs mensuels. Twitter est un outil de communication et n’a jamais été une quelconque source de revenus ». Un système à deux vitesses, qui sous réserve de protection des utilisateurs – et notamment des mineurs, fragiliserait les TDS indépendant.e.s … au détriment des grands noms de l’industrie.

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