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À Barcelone, dans les volutes de la cuisine fumée

Pour se sentir transporté à mille lieues de Barcelone, tout en restant dans la capitale catalane, il suffit de faire un tour au Rooftop Smokehouse dans le district de l’Eixample. Les volutes enivrantes de fumée évoquent les arbres et le bois qui brûle, des odeurs typiques d’un climat plus froid. Autant dire qu’on trouve ce fumet nulle part ailleurs

Les rues gorgées de soleil dégagent toutes une odeur. Les nombreuses boulangeries laissent échapper les fantômes doux et sucrés des baguettes à peine sorties du four ; de délicieux nuages émanent des crustacés aillés dégustés debout sur le bitume ; et puis sans prévenir – BAM ! – un bon vieux relent d’égout tout droit sorti des canalisations de la ville. Voilà l’odeur de Barcelone : la mer, le sel, le soleil, la bonne bouffe méditerranéenne et un soupçon de mierda.

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Si vous avez l’habitude de ces odeurs, vous ne vous étonnerez pas de mon envolée lyrique à la Patrick Süskind (l’auteur du Parfum) en découvrant le Rooftop Smokehouse. Car son atmosphère boisée vous emmène très loin de Barcelone.

Cet endroit, c’est le paradis de la viande et du poisson fumé ainsi que de n’importe quel accompagnement puissant, croquant ou épicé. Tout est fumé sur place, du maquereau au pastrami en passant par les poulpes, les anguilles, les canards, les papadas, le bacon anglais voire des cochons entiers. Le restau fait ses propres conserves de légumes et d’autres produits fermentés. Pareil pour la moutarde et la bière. En plus de servir des repas, le Rooftop Smokehouse organise des ateliers et vend ses produits à différents restaurants ou épiceries fines.

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Le Rooftop Smokehouse fait ses propres conserves. Toutes les photos sont de Iris Humm.

Il faut préciser qu’ici, la méthode de fumage est différente d’un barbecue américain. Pas de viande marinée dans des mixtures sucrées. On se rapproche plutôt de la cuisine nordique. Il s’agit davantage de sécher délicatement la viande tout en la fumant subtilement.

À présent mariés et jeunes parents, Carla Rodamilans et Buster Turner se sont rencontrés à Londres. Carla, originaire de Lleida en Catalogne, bossait comme styliste tandis que Buster, un vrai Londonien, était photographe en plus d’être le baby-sitter des enfants de Fergus et Margot Henderson.

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Le couple a déménagé à Barcelone en 2007, pour le travail de Carla. Ne trouvant plus de commandes, Buster a pris un petit boulot de guide touristique à vélo. Lors de ses tournées, il passait toujours devant l’école hôtelière Hofmann. Un jour, il décide d’y entrer et de suivre le cursus pour devenir chef cuisinier. Là-bas, il se rend compte qu’il ne veut pas du tout reproduire de la cuisine française classique. C’est aussi dans cette école qu’il rencontre Jakob Zeller, un membre essentiel de l’équipe du fumoir.

Même si l’on vante souvent la richesse gastronomique de Barcelone, il y avait quelques trucs londoniens que Buster et Carla n’arrivaient pas à retrouver.

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Buster Turner au milieu des canards prêts à être fumés.

« Barcelone est une ville très gastronomique, mais à chaque fois qu’un nouvel endroit ouvrait, on était déçu », explique Carla. « Les choses étaient très bien réalisées, mais les menus toujours prévisibles. Et toujours composés de tapas. »

« C’est vrai – croquettas, patatas bravas, olives… » continue Buster. « C’était toujours la même chose mais avec une petite touche différente. Faut pas abuser. »

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Carla et Buster se sont donc mis à faire la bouffe dont ils étaient un peu nostalgiques en ouvrant un pub éphémère, le Horse & Heron. Ils y ont invité des amis, articulé les dîners autour de leurs aliments londoniens préférés, et importé l’atmosphère d’un pub cosy avec de l’alcool et une ambiance plutôt détente – tout en gardant une vraie exigence pour la nourriture servie.

Alors qu’ils cherchaient où se procurer des ingrédients fumés, une obsession est née : « Buster ne supportait pas l’idée que quelqu’un d’autre que lui procède au fumage », se rappelle Carla.

« Comme on avait mis du pâté de maquereau fumé sur notre menu, on achetait du maquereau fumé pour le préparer. Mais on s’est dit que ce serait mieux de le faire nous-mêmes. C’est comme ça qu’on a commencé », explique Buster en montrant le tonneau de Priorat transformé en fumoir. « On a fabriqué tout ça simplement pour servir un plat de notre menu éphémère sur notre terrasse. »

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Maquereau fumé.

« On commandait aussi des tonnes de bois que les livreurs laissaient parfois dans la rue, » ajoute Carla.

Lors d’un week-end particulièrement chargé en réceptions sur leur terrasse, quarante personnes étaient attendues le samedi midi et autant le dimanche soir. La météo annonçait des orages mais Carla et Buster ont maintenu les repas. Le barbecue était allumé et, alors qu’ils changeaient l’organisation de l’espace pour tenter de protéger un maximum le rooftop de la pluie, la confrontation a eu lien.

« Quinze minutes avant que les invités n’arrivent, deux voisins sont venus toquer à notre porte en nous disant ‘Vous nous saoulez depuis sept heures du mat’ avec vos histoires, vous foutez quoi ? On appelle la police !’ ».

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La queue devant la nouvelle adresse du Rooftop Smokehouse.

Buster et Carla ont tenté un coup de bluff en prétextant une réception pour le baptême de leur fille. Mais ça n’a pas marché.

« Ils ont dit qu’ils en avaient assez de nos salades et qu’ils allaient appeler les flics. C’était une menace. Mais comme on n’a plus entendu parler d’eux entre ce moment-là et la lettre d’expulsion, on pensait qu’ils nous avaient oubliés et qu’ils passaient l’éponge. »

Malgré tout, la réception fut un succès. Les gens ont bien bu et bien rigolé. Le cochon était délicieux. Alors que le voisinage rongeait son frein à force de sentir l’odeur de la viande fumée, d’entendre les scies à bois et de se prendre les pieds dans des bûches, l’équipe du Rooftop Smokehouse était sur son petit nuage, concentrée sur un nouveau défi : vendre leurs meilleurs produits dans un foodtruck pendant le Van Van Market de La Mercè 2014.

« À une semaine de l’ouverture du marché, on rentre à la maison et on trouve une lettre de notre proprio sous la porte », se rappelle Carla. « Elle disait qu’elle avait tout découvert, qu’elle avait contacté ses avocats et qu’on avait cinq jours pour stopper toutes nos activités illégales. Elle disait avoir vu des flammes, de la fumée et des étincelles et que nous avions un ‘restaurant clandestin’ sur notre terrasse. On s’est dit, ‘Oh, mon Dieu…’ »

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Dans le nouvel espace.

L’événement a été retransmis en direct à la télévision. Sur la vidéo, on entend l’équipe annoncer fièrement : « C’est le Rooftop Smokehouse, tout a commencé sur notre terrasse ! »

« Alors qu’on rentrait chez nous, on se disait que l’expulsion nous pendait au nez », se souvient Carla.

Et Buster d’ajouter : « Notre fille venait de naître et on allait nous mettre dehors. »

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La situation était tellement critique que le couple était face à un dilemme : « Investir ou mourir », pour reprendre leur formule. Il fallait tenter de légaliser leur fumoir coûte que coûte.

Aujourd’hui, on retrouve le Rooftop Smokehouse dans la jolie Fábrica Lehmann. Impossible de rater l’élégante cheminée de trente mètres qui libère leur fumée haut dans le ciel.

Au départ, beaucoup de gens leur ont dit qu’ils n’arriveraient jamais à fumer des aliments ici. C’est vrai que l’équipe n’y connaissait rien mais ils se sont battus pour arriver au bout des procédures administratives leur permettant d’ouvrir légalement.

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L’équipe du Rooftop Smokehouse.

« Quand on a vu la cheminée fonctionner pour la première fois… Pffiu » s’exclame Clara en recouvrant son visage de ses mains pour cacher son soulagement.

« Les choses auraient pu mal tourner », explique Buster. « Mais ça a plutôt bien marché. En plus, on ne prévoyait pas du tout d’en faire une vraie entreprise. C’était pour s’amuser et aujourd’hui encore on a l’impression de s’amuser. Ce qui est bizarre, c’est qu’on a maintenant un avocat et des employés – c’est assez chelou d’avoir des gens qui bossent pour notre idée, qui s’investissent. Parfois, je dois me rappeler que les gens doivent effectivement partir en vacances. Ils ne peuvent pas rester au boulot tout le temps. »

Il rigole avant d’ajouter, « Il faut se faire à cette idée. »

« Ce qui est vraiment génial, c’est qu’on évolue tout en gardant le même principe que lors de notre tout premier événement public. On vend toujours nos produits dans des restaurants, parfois des étoilés, dans des épiceries fines, et maintenant c’est légal. On a fait grandir notre idée en la rendant plus forte et plus large », se félicite Carla.

Tout est bien qui finit bien. Le Rooftop Smokehouse peut faire ses fumages en paix tandis que les vieux voisins ne finiront pas asphyxiés.