Music

Concert solo pour spectateur unique : c’est ça aussi, le monde d’après

La Gare, jazz, Paris coronavirus

Ça doit bien faire six décennies maintenant que le jazz se coltine une image d’Épinal peu amène avec ses origines pourtant furibardes. Dans l’imaginaire collectif, deux pôles a priori contraires (mais au final complémentaires) s’y côtoieraient : d’un côté, une image de premier de la classe à la démarche feutrée dans ses charentaises camomille, de l’autre un dogmatisme formel qui ne saurait être compris et apprécié que par des experts. Experts qui ne seraient plus que les seuls à vibrer pour une musique ne provoquant plus que de mollasses hochements de tête de reconnaissance de gens de bon goût lors de soirées rétrospectives Peter Brötzmann à la Philharmonie de Paris.

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Tout ce que n’est pas la Gare en somme, lieu atypique en bordure de la Petite Ceinture dans le 19e arrondissement de Paris qui éclate tous ces préjugés en proposant « des concerts de jazz pas chiants qui donnent la banane » à prix libre depuis 2017 – ce qui correspond à peu près à la période où les lignes ont recommencé à bouger pour ce genre pendant très longtemps voué à certaines gémonies. Bâti en esprit lointain sur l’ancien emplacement de feu la Gare Aux Gorilles, squat historique qui a fait les belles heures des barlous arty de Paname, et en géographie sur la gare désaffectée du Pont de Flandre (d’où elle tire son nom), la Gare a pour ainsi dire pris le pouls de ce renouveau de ce qu’on appelait encore il y a peu les musiques improvisées (pour faire savant), mais plus vraiment free jazz – pour éviter certaines polémiques.

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« Il y a des mecs du Figaro qui sont venus, et ensuite on a été envahis par des mecs en polo Lacoste fluo, on n’est pas trop friand de ça ici »

Une musique vivante faite par des gens aux horizons divers, et dont nous parle le fondateur du lieu, Julien de Casabianca (l’autre étant Yassine Abdeltif, plus versé dans le « dur » que le premier dans l’artistique), en ces termes : « Pour moi la seule définition du jazz, c’est ce qui va naître devant le public. Les musiciens improvisent, même si c’est une base commune, et ça ne pourra plus jamais exister ensuite. C’est la raison pour laquelle je refuse qu’on fasse des captations. Ça se passe ici et maintenant, et après ça disparaît pour toujours. »

Il suffit de se rendre sur place pour mesurer le fil sur lequel marche cet artiste-squatteur, auteur notamment de la série d’œuvres murales Outings, et comprendre que la Gare abrite un certain esprit (libre) qu’il convient de chercher à préserver. L’accueil ne se fait pas d’abord sous les meilleurs auspices, l’hôte se montrant dans un premier temps méfiant à l’égard d’une certaine presse. « Il y a des mecs du Figaro qui sont venus, et ensuite on a été envahis par des mecs en polo Lacoste fluo, on n’est pas trop friand de ça ici ». « Ça », c’est le genre de populace pas très popu justement, que la Gare s’efforce de contenir afin de rendre ses locaux accessibles à tous, particulièrement dans un quartier dont la gentrification galopante n’a pas encore grignoté tous les lierres.

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Et si la population de cette soirée printanière a la dégaine du souteneur de thèse sur le cinéma expérimental soviétique d‘avant-guerre (disons qu’elle a l’air à la fois précaire et bien mise, jeune mais pas trop, sachante sans être plombante), on est tout de même loin de l’ambiance after work jazzy de la Villette à deux pas d’ici. À la place, une atmosphère assez réconfortante, une foule clairsemée mais tout de même présente, aidée en cela par les derniers rayons de soleil de la journée et 2000 m2 de terrasse agrandie sur les rails. La façade du lieu, très belle, est l’œuvre de Casabianca lui-même.

Bonhomme, l’homme nous explique le concept des soirées postconfinement, qui se déroulent dans des circonstances particulières suite aux mesures sanitaires préconisées par le gouvernement : un public composé de la plus petite jauge possible, réduit à une personne maximum. On donne son nom sur une liste en arrivant, et on est appelé lorsque vient notre tour. Casabianca poursuit : « J’avais testé ce format au laboratoire de la création, un de mes squats, pour la nuit blanche il y a 15 ans. J’avais vu la puissance de cette expérience-là, l’impact sur les musiciens, les spectateurs. La capacité de mobilisation de l’être humain est multipliée par 1000. Ta mobilisation personnelle, d’écoute et de vibration est totale. Tu regardes le musicien dans les yeux, t’es là pour lui, tu deviens totalement respectueux. Et le musicien il reçoit ça. C’est essentiel. Or, si tu le fais dans les conditions de la loi, tu mets 10 personnes dans la salle. Comment tu peux t’appuyer sur 10 personnes, tu t’appuies pas, tu tombes. »

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Après avoir pris note, on descend au sous-sol pour vérifier de nos propres yeux ce qu’il se passe, et déjà, la salle, si elle n’est pas grande, a du cachet. Les voûtes entourent une vague odeur d’ocre et de recueillement, où, plongé dans le noir, un jeune mec timide entouré d’un rack de pédales d’effets et d’un saxophone nous attend, puis se lance dans une improvisation. On prend des photos, il n’est pas forcément à l’aise, mais ce n’est pas bien grave, car on comprend alors ce dont nous parle Casabianca. À la fin de la courte performance, on demande à quoi sert la guitare posée à côté, « c’est pour le prochain » nous dit-il. Comprendre : le prochain musicien, qui doit prendre la suite dans une vingtaine de minutes maintenant, pour le deuxième round de la soirée.

« Quand tu vas à un concert, tu sais qui tu vas voir, parce que t’auras écouté d’abord un lien sur Youtube ou Spotify, tu te renseignes. Chez nous, on ne donne aucune information, pas de lien, rien »

On remonte et on verse notre menue participation dans le chapeau, en se disant que décidément, ce lieu n’est pas comme les autres. Casabianca toujours : « Ce qui m’intéresse, c’est de retrouver cette raison pour laquelle on va à des concerts. Et cette raison, c’est la communion entre le public et les musiciens. Il se trouve que cette magie-là est rare. À mon sens, trop fréquemment, les musiciens sur scène ont le sentiment que le deal n’est pas équitable. Ils sont mal payés, ils sont pressurés au maximum. Le public a le même sentiment, c’est cher, les boissons sont chères, il a l’impression d’être une vache à lait. »

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Ici, chaque musicien est déclaré, il y a une petite dizaine de salariés, des concerts tous les soirs, ce qui contribue à faire du lieu une exception, tout autant culturelle qu’économique, dans le paysage des petites salles de concerts à Paris. Ajoutons à cela le manque de communication (volontaire) sur le lieu et sur les artistes qui y jouent, et une aura de mystère tout autant que de curiosité véritable commence à s’y détacher fortement : « Quand tu vas à un concert, tu sais qui tu vas voir, parce que t’auras écouté d’abord un lien sur Youtube ou Spotify, tu te renseignes. Chez nous, on ne donne aucune information, pas de lien, rien. Tu te pointes et c’est l’expérience de la musique qui te fait décider si tu aimes ou pas. C’est ça qui donne toute la force à la musique. La plupart des gens ne savent pas qui ils vont voir jouer tous les soirs. Ça remet la musique au cœur, et c’est ça qu’on cherche. »

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Du coup, l’expérience de ce soir, plus subie que voulue, deviendrait-elle une force tapie dans l’ombre du carcan gouvernemental ? Casabianca le reconnait à demi-mot : « Pour te dire la vérité, j’aimerais bien avoir un lieu dédié à ça à plein temps. Longtemps, j’ai cherché un squat pour faire ça. Moi je voulais un immeuble avec, à chaque étage, un conteur, un danseur, une saxophoniste. C’est un de mes fantasmes absolus. Là, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, mais en tout cas on est un lieu pour donner les conditions pour que la magie d’un concert opère. Ça peut naître avec une salle comble, mais pas avec une salle hygiénique. Soit on peut faire des concerts sales, soit on fait des solos. Le truc au milieu, non. »

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Ce qui pose pas mal de questions quant au devenir proche du milieu de ce qu’on appelle dans les cercles officiels le « spectacle vivant ». Quel est le rôle de l’artiste en temps de crise ? De quel manière cet aspect marchand et ces atours de limonadiers vont-ils être remis à plat une fois la crise sanitaire passée – sans parler de la crise économique à venir ? Pour pallier à cette absence de perspective culturelle, Casabianca use d’une métaphore fleurie qui ravira les tenants d’un art qui n’aime rien tant que de mettre les mains dans le cambouis : « Il faut pas déconner, je veux bien qu’on mette des capotes, mais si faut rajouter encore d’autres capotes, la digue, le masque, on ne fait plus l’amour en fait. C’est la même problématique là, on baise pas dans ces conditions. Or un concert, c’est bien de communion dont il s’agit. »

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Et le futur, si tant est qu’il y en ait un, Casabianca l’envisage sous le prisme des musiques électroniques, et plus particulièrement de club. En effet, la Gare a pour projet d’abriter à court terme un club au sein de son sous-sol : « Les gens se disent que le jazz c’est pépère, mais pas chez nous. Surtout, on parle des mêmes gens. On croit qu’il y a des clivages vachement marqués entre les pratiques, mais c’est faux. Dans la réalité, tu viens faire un concert de Rick Margitza, le saxophoniste historique qui a accompagné Miles Davis, en résidence tous les lundis. Derrière oui tu peux aller danser deux heures en bas, c’est totalement normal, parce que les gens sont comme ça. »

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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