Confessions d’un reporter de guerre

Patrick Baz, nouvelle vie

« C’est une passion. Raconter des histoires, être présent là où elles se passent, rester jusqu’à leur dénouement… C’est une partie de moi. Je ne me suis jamais questionné là-dessus. Et je ne pense pas que je pourrais faire autre chose un jour ». À la vue de cette interview, donnée en 2013 pour les besoins du documentaire « Under my skin », Parick Baz sourit. « C’est dingue comme on peut changer », analyse-t-il froidement, 6 ans plus tard.

Récompensé par plusieurs prix très prestigieux, ce Franco-Libanais de 56 ans est également reconnu dans la profession pour avoir été l’un des premiers photojournalistes français – avec Jean Paul Mari – à briser le tabou sur l’état de stress post-traumatique (ESPT). Ces symptômes, caractérisés entre autres par des reviviscences, une hypervigilance ou des angoisses incontrôlables, finissent par rattraper de nombreux journalistes. Pourtant, l’ESPT est souvent ignoré au sein d’une profession qui a longtemps choisi d’enfouir ces souffrances. « Le photographe de guerre, c’est un personnage que tu crées, explique Patrick Baz. Tu es considéré comme l’aventurier, infaillible, celui qui peut voir et supporter toutes les horreurs ».

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Alors, combien sont-ils à avoir développé ces symptômes quelques jours, quelques mois, ou quelques années après un reportage ? Nombreux, selon Olivia Hicks, médecin du travail à l’AFP : « Ce que je constate chez les journalistes que je suis, c’est que beaucoup continuent de travailler alors qu’ils ont en eux des traumas importants, parfois très anciens, et non traités. En conséquence, ils ont parfois du mal à établir des liens entre des troubles qui apparaissent tardivement, et leur cause ».

Patrick Baz, lui, n’a pas eu de mal à identifier ses maux et a pu être accompagné dans cette épreuve, en particulier par Olivia Hicks : « J’ai l’avantage d’être à l’Agence France Presse, qui m’a beaucoup soutenu. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Un freelance qui déclarerait avoir un ESPT ne serait tout simplement plus envoyé sur le terrain, au lieu d’être pris en charge. Moi j’avais toujours un salaire à la fin du mois. C’est pour cette raison que j’ai pu en parler, contrairement à tant d’autres. Et c’est aussi pour cela que je le fais », rapporte-t-il.

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Un blindé ukrainien passe devant des religieuses catholiques en attente d’être évacuées par un convoi de l’ONU en provenance de Sarajevo, le 5 novembre 1992 ©Patrick Baz / AFP

Si pendant des années, Patrick Baz a couru après les conflits, son premier contact avec la guerre, lui, a été subi. Nous sommes en 1975. Il a 12 ans, et vit avec sa famille sur ce que deviendra la « Ligne verte », une séparation entre les chrétiens de Beyrouth-Est des musulmans de Beyrouth-Ouest. Cette démarcation est bien plus qu’une ligne de front : c’est le symbole de la déchirure libanaise et de la descente aux enfers d’un pays tout entier. Avec d’autres enfants, il passe ses journées à ramasser les douilles des snipers, au hasard des rues beyrouthines, à la recherche de recharges pour les miliciens. Il vit alors, comme beaucoup de Libanais, une histoire d’amour et de haine avec la guerre et les armes. Sa famille, à plusieurs reprises, le sort de cet univers. Mais ses voyages pour Paris ne sont jamais sans retour.

La photographie l’obsède. C’est dans cet univers d’absolue confusion qu’il réalise ses premiers clichés. Mais, contre toute attente, ce n’est pas au Liban qu’il réalise sa « première vraie couverture d’événement », mais à Paris, après l’attentat de la rue Marbeuf. Ce 22 avril 1982, dans un contexte international tendu, une voiture piégée explose devant le siège d’Al Watan al Arabi, un journal libanais ouvertement pro-irakien. La scène se déroule à quelques centaines de mètres des Champs-Elysées. « Je m’étais rendu sur place avec une fausse carte de presse. Je suis rentré dans des bureaux parisiens pour faire des photos… Ce sont les premières que j’ai vendues. Je n’avais pas encore 19 ans », se souvient-il.

« Je suis devenu accro à la guerre. C’était ma drogue »

Il repart quelques semaines plus tard à Beyrouth. Sur place, il a troqué la kalachnikov contre l’appareil photo. Ses photos sont publiées dans Newsweek, Time, Paris-Match, Der Spiegel… Son pays, lui, a définitivement sombré dans la guerre. Les balles sifflent, se croisent, et s’entrecroisent. Pourtant, après le départ des forces palestiniennes, les médias occidentaux n’accorderont à la guerre civile libanaise qu’une audience limitée, mais l’apparition du Hezbollah et l’affaire des otages au milieu des années 80 – dont des journalistes – propulsent à nouveau le conflit au centre de toutes préoccupations. « J’ai été alors beaucoup publié. Pas tant pour mes compétences photographiques, mais plutôt parce que je parlais trois langues, et que je pouvais communiquer avec la presse occidentale », rapporte-t-il. En 1989, il signe à l’Agence France Presse. Il ne la quittera plus.

L’AFP lui propose de partir à Jérusalem, après le déclenchement de la première intifada en décembre 1987. La guerre des pierres fait alors rage et, comme à Beyrouth, Patrick Baz évolue dans une ville divisée. « Il fallait monter un réseau de photographes. L’agence voyait en moi le français arabophone, moi je me voyais plus comme le Libanais pour qui il était impensable d’aller là-bas. J’ai finalement dit oui, et cela a été une expérience très formatrice », reprend-t-il.

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Une fillette palestinienne au milieu de soldats israéliens dans la vieille ville de Jérusalem, le 11 octobre 1990. Trois jours avant, 21 Palestiniens étaient tués, provoquant des émeutes ©Patrick Baz / AFP

Les conditions de travail des photojournalistes ne sont pas celles d’aujourd’hui : « Ce n’était, à cette époque, pas la meilleure photo qui était publiée, mais celle qui arrivait la plus vite ». Patrick Baz quitte le terrain souvent prématurément afin d’imprimer ses images, de taper les légendes à la dactylo, avant de les faire parvenir à l’agence. Sur place, il monte le premier réseau de photojournalistes palestiniens, une profession qui n’existe pas encore.

« À partir de là, je suis devenu accro à la guerre. C’était ma drogue », confie-t-il. Après avoir couvert, entre autres, la guerre du Golfe en 1990, il est envoyé par l’AFP à Sarajevo en 1992. Sur place, il est l’un des rares journalistes à couvrir le siège de la capitale de la Bosnie-Herzégovine presque totalement privée d’électricité et de gaz, où des civils en quête de nourriture sont abattus froidement chaque jour par des snipers. Nous sommes dans les premiers mois d’un enfer qui, pour les habitants de la ville, durera trois ans et fera dix mille morts. « C’est un des endroits où j’ai le moins bien travaillé. Je ne supportais plus de porter un gilet pare-balles, des protections, alors que les civils se faisaient descendre simplement pour aller chercher de l’eau ». À bord de son véhicule blindé, il part souvent dans les villages serbes afin de récupérer des vivres, qu’il partage avec les civils pris au piège. Son départ sonne comme une déchirure : « C’était une souricière. En partant, j’ai eu la sensation que j’abandonnais tous ces gens… »

En 1993, il arrive à Mogadiscio au lendemain du lynchage à mort de plusieurs journalistes. Au cœur d’une Somalie plongée dans le chaos, il est placé sous la protection d’une équipe de jeunes hommes, censés sécuriser ses déplacements sur place. Ils n’ont guère plus de 25 ans : « Ils n’avaient que des armes qui n’étaient pas adaptées. Je leur ai demandé de revenir le lendemain avec des armes appropriées. Ils m’ont demandé si j’avais été sergent dans l’armée. Je leur ai répondu que j’avais l’expérience des terrains de guerre. Le lendemain ils sont arrivés avec ce que j’avais demandé. Tous les matins, je vérifiais tout ».

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Une blanchisseuse somalienne au milieu de carcasses d’avions somaliens, le 29 juillet 1993 à Mogadiscio ©Patrick Baz / AFP

Alors, pourquoi à l’heure d’évoquer les souvenirs les plus marquants de sa carrière, la Somalie revient-elle systématiquement ? « Là-bas, tu es un homme blanc. Dans d’autres pays, tu peux te dissimuler, mettre des tenues locales… En Somalie, quoi que tu fasses, tu es blanc et ça se voit. Tu es assimilé aux Américains, tu n’as pas d’issue de secours. Et le danger peut venir de partout : on peut te tuer pour te voler ta montre », témoigne-t-il.

En 1995, il se voit attribuer par l’AFP la gestion du pôle Moyen-Orient et développe un réseau de photographes dans la région. « Je partais du principe qu’on ne pouvait pas monter un réseau sans être sur le terrain. Je faisais donc tous les conflits », concède-t-il, hilare. Le 20 mars 2003, au moment de l’invasion américaine en Irak, il est déjà à Bagdad et capture les premières frappes américaines sur la capitale. « Je sautais d’un conflit à l’autre. Je m’emmerdais ? Je partais en Afghanistan. Et je cherchais les points les plus pourris, les endroits où même les militaires n’osaient pas sortir de leur base ».

En 2012, Patrick Baz part sur les routes de Libye. C’est un terrain miné. Il le sait. L’inquiétude ne le ronge pas pour autant : « Au cours de ma carrière, j’ai échappé à des enlèvements, des tentatives d’assassinats, j’ai été détenu par des polices militaires, mais je m’en suis toujours sorti. Je ne crois pas à la chance mais plus à la connaissance de l’environnement, au feeling, ton expérience, avec toujours cette phrase en tête : ne pousse pas le bouchon trop loin ».

L’époque des courses contre la montre dans les ruelles de Jérusalem est déjà lointaine. Les « agenciers » se déplacent désormais en équipes multi-médias. En Libye, Patrick coordonne une équipe, et prend la route d’Ajdabiya, une ville côtière située entre Benghazi et Syrte. Ils suivent une colonne de rebelles libyens, « un croisement entre Mad Max et des sans culottes, capables d’attaquer des chars de l’armée régulière avec un poignard ».

« Une ONG m’a proposé de former des photographes syriens, depuis la ville turque de Gaziantep. Beaucoup étaient des militants, qui avaient choisi l’image pour témoigner de la situation de leur pays »

Des chasseurs vrombissent dans le ciel libyen. A 500 mètres de là, des positions de l’armée régulière. Patrick le sait : le risque d’être touché par un friendly fire [euphémisme militaire désignant le fait d’être touché par les tirs venant de son propre camp] est important. Alors qu’il décide de s’éloigner, un homme surgit de nulle part, ralliant les siens au cri d’Allahu akbar. « C’est effrayant. Sur les terrains de conflit, ce cri fait perdre tout discernement à tout le monde. Ils ont foncé vers le convoi du régime ». Patrick et son équipe les suivent. « C’était de la folie. Les obus pleuvaient… Ça a été une boucherie. Nous avons fait demi-tour, mais j’étais responsable de cette connerie… », analyse-t-il à froid.

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La 7e brigade blindée britanniques dans le désert saoudien le 7 janvier 1991 ©Patrick Baz / AFP

Moins préoccupé par son propre sort que par celui-ci de ceux qu’il avait embarqué là-dedans, le déroulé de ces événements tourne en boucle dans sa tête. Quelques mois plus tard, pour la première fois, il vit un conflit à distance, depuis son bureau situé à Chypre. Il décide de ne pas se rendre en Syrie, d’une part car sa nationalité libanaise est source de danger, et d’autre part car ses blessures invisibles commencent à faire surface.

« Une ONG m’a proposé de former des photographes syriens, depuis la ville turque de Gaziantep. Beaucoup étaient des militants, qui avaient choisi l’image pour témoigner de la situation de leur pays », se souvient-il. De la quinzaine de photographes qu’il a formés, tous n’ont pas connu un sort heureux : « Le conflit syrien est extrêmement cruel. Certains ont disparu dans la nature, d’autres ne voulaient plus faire ce métier. Plusieurs ont été kidnappés, blessés ou tués. Une guerre très sanglante ». Depuis son bureau de Nicosie, il voit déferler des centaines d’images, plus violentes les unes que les autres : une accumulation de souffrances en haute définition qui le mène au burn-out.

« Le traitement à la MD créée une empathie envers toi-même, tu es obligé de te livrer, tu ne peux plus te cacher ou éviter de tout raconter comme chez le psy »

À partir de 2014, il ne couvre plus de conflits. Il suit tout d’abord une psychothérapie, puis un EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing). « Dans le cas de Patrick, ce n’était pas suffisant. Il souffrait d’une multi-exposition, de longue date », constate Olivia Hicks.

En addition, il suit également eu une thérapie – interdite au Liban et en France – basée à partir de MDMA, et fraîchement utilisée pour traiter les militaires américains. « Le traitement à la MD créée une empathie envers toi-même, tu es obligé de te livrer, tu ne peux plus te cacher ou éviter de tout raconter comme chez le psy », explique-t-il. Rapidement, il témoigne de sa situation, et braque des projecteurs sur ces blessures trop longtemps ignorées : la simplicité avec laquelle il aborde cette pathologie a une résonance particulière, dans un milieu souvent considéré comme viriliste.

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Une jeune femme Libanaise fume le nargilé près de la piscine du Saint-Georges, hôtel emblématique de Beyrouth, le 5 juin 2005 ©Patrick Baz / AFP


Olivia Hicks mène ce combat à ses côtés, et demande une réelle prise en considération des troubles de stress post-traumatique, dans l’ensemble du métier : « Les définitions de l’ESPT sont aujourd’hui sont assez restrictives. Beaucoup de psychiatres, s’il n’y a pas de confrontation à la mort où à la mise en danger de l’intégrité physique de la personne, ne considèrent pas ces symptômes comme relevant de l’ESPT. En réalité, cette pathologie frappe de manière beaucoup plus large : recueillir la parole de victimes, passer sa journée à travailler sur des photos ou des vidéos traumatisantes sont aussi des pourvoyeurs d’ESPT. Briser le tabou passe également par reconnaître cela ».

Alors, pour Patrick Baz, la page de la photographie de guerre est-elle tournée ? « Aujourd’hui, en tant que photographe, c’est quelque-chose qui ne m’intéresse plus, je fais un autre métier, et je suis un homme heureux. Je parle de cela comme d’un chapitre de ma vie. Tu commences ta deuxième vie quand tu réalises que tu n’en as qu’une ».

Des vies, il semble pourtant en avoir vécu des dizaines au cours de ces 32 années de carrière, alors même que la mort rodait autour de lui. « Pourquoi pas moi ? » se répète-t-il sans cesse, à l’heure des bilans. « J’ai vu tellement de personnes tomber autour de moi… La guerre, c’était ma came ». Aujourd’hui, il s’émeut de voir des journalistes qu’il a formé être à leur tour récompensés par des prix prestigieux. « Je suis encore plus fier pour eux, en analysant l’évolution du métier : quand j’ai débuté, ces prix étaient réservés aux blancs ».

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Des rebelles libyens dans un avion-bus carbonisé, le 29 août 2011 ©Patrick Baz / AFP

Directeur d’AFP-Services, une filiale de l’AFP, pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, il continue néanmoins la photographie. Pour le plaisir, aussi, avec « Beyrouth intime », une page Instagram où il met ses talents « au service du beau ». « C’est une thérapie. Toutes proportions gardées, c’est comme partir dans les zones de conflits. Tu fais tes photos, et tu ne penses pas à ce que tu as en face de toi. Tout ce que tu veux, c’est sortir de belles images. Tu ressors de cela, tu regardes ton travail, tu vois ces corps nus magnifiques… J’étais là, moi ? » s’amuse-t-il.

Dans cette ville mystérieuse et envoûtante « où se côtoient talibans et chippendales », il poursuit sa carrière, loin de l’odeur de la mort qui l’a si souvent poursuivi. Pas de regrets pour autant. « Même si cela m’a énormément couté en relations humaines et familiales, ce n’est pas une vie que je regrette. Je suis heureux d’être vivant et de pouvoir en témoigner ».

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