Quand la photographe américaine Carol Highsmith, qui a chronique les États-Unis du XXIe siècle, a offert ses archives à la Bibliothèque du Congrès, elle avait en tête de rendre son travail libre de droit. L’institution américaine s’est donc félicité du véritable trésor qu’allait constituer les quelque 100 000 images du Carol M. Highsmith Archive, couvrant les 50 états du pays — de leurs bâtiments emblématiques aux routes perdues au fin fond des campagnes.
C’est donc avec un grand étonnement que Highsmith a découvert dans un courrier qu’elle a reçu que la License Compliance Services (LCS), lui réclamait, au nom d’Alamy — un service de licence photo associé à Getty Images —, 120 dollars pour avoir utilisé une de ses — propres — photos sur son site This Is America! Foundation. Après avoir compris qu’Alamy se chargeait des droits pour des individus et des organisations, et « leur garantissant un droit d’auteur exclusif », Highsmith a décidé de porter plainte, réclamant un milliard de dollars de dommages et intérêts.
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Getty Images a répondu à la plainte de Highsmith dans un communiqué : « Nous pensons qu’il s’agit de plusieurs malentendus, que nous espérons arranger avec la plaignante dès que possible. Si c’est impossible, nous nous défendrons vivement. Le contenu en question est dans le domaine public depuis plusieurs années. C’est une pratique courante pour les bibliothèques d’images de distribuer et laisser en libre accès du contenu libre de droit, et il est important de noter que distribuer et laisser un accès à du contenu de domaine public est différent d’en revendiquer les droits. »
Pour mieux comprendre cette affaire, The Creators Project a contacté l’avocat Robert Penchina, de la compagnie Levine Sullivan Koch & Schulz. Selon ce dernier, la plainte que Highsmith a adressé à Getty est une première.
The Creators Project : Que connaissez-vous de cette affaire et des différents aspects légaux qui en découlent ?
Robert Penchina : La plainte a été déposée et c’est à peu près tout ce que nous en savons. Je ne suis pas sûr de savoir où ça en est, c’est-à-dire que je ne pense pas qu’une réponse formelle ait été encore déposée. Je crois que la plainte a été déposée à la fin du mois de juillet, il va donc y avoir un peu de temps avant que Getty et les autres prévenus n’y répondent. J’ai jeté un œil à la plainte il y a quelques jours et à un ou deux rapports dessus et c’est un cas vraiment à part. Il s’agit d’une affaire de droit d’auteur mais pas d’une infraction. La plainte ne se réfère pas à une reproduction par un tiers ou quoi que ce soit qui violerait un droit d’auteur, ce qui est assez courant, quand quelqu’un a une photo et qu’un autre l’utilise sans autorisation et est poursuivi pour atteinte. Ici ça se rapporte à une partie différente de la loi sur le droit d’auteur sur l’utilisation abusive — c’est en rapport avec ce qu’on appelle le Digital Millenium Copyright Act (DMCA). Il y a une partie sur ce qu’on appelle l’information de reconnaissance du droit d’auteur.
Qu’est-ce que l’information de reconnaissance du droit d’auteur ?
C’est une information qui serait partie d’une œuvre ou une métadonnées ou associée à une œuvre de façon à ce que l’auteur soit identifié. C’était quelque chose de prévu pour aider les gens à empêcher ces violations. Le DMCA fait en sorte de rendre impossible de distribuer un travail avec de fausses données sur la propriété intellectuelle, ou de les supprimer. Cette plainte dit donc que Getty a pris toutes les images de la photographe, des milliers d’entre elles, et y a mis son propre nom, ou celui d’Alamy ou des autres inculpés, offrant donc ces photos avec des informations fausses ou manquantes. C’est sur quoi repose cette plainte.
D’un point de vue légal, est-ce que ça va être facile à défendre pour Highsmith ou pour Getty, LCS et les autres ?
C’est là que ça devient intéressant. Ça soulève tout un tas de problématiques et pose beaucoup de questions. Elle doit prouver qu’il y avait une l’information de reconnaissance du droit d’auteur sur les photos lorsqu’elle les a données. S’il n’y avait pas ces informations, ils ne peuvent pas être incriminés. Ça, c’est une partie du problème. L’autre partie est de savoir s’ils ont ajouté des informations erronées. Son argument est, je suppose, comme il transparaît dans la plainte, qu’ils ont mis leur logo sur les photos, les ont mis sur leurs sites et dit qu’elles étaient disponibles via Getty Images et tout cela est en quelque sorte une falsification de la propriété intellectuelle. Le truc avec le DMCA, selon moi, c’est qu’il se n’agit pas seulement de distribuer un contenu sans le droit d’auteur mais de le faire avec la volonté de le dissimuler ou de faciliter l’infraction, et ils savaient en utilisant cet outil qu’ils enlevaient une information. Elle va devoir prouver qu’ils l’ont fait intentionnellement dans le but de contourner cette infraction.
Est-ce qu’il va être difficile pour Highsmith de le prouver ?
La difficulté ici vient du fait que Highsmith avait donné les droits sur ces images pour reproduire toutes ses images. Il n’y a pas de plainte pour infraction ici. Elle ne dit pas qu’il était interdit de les reproduire. Ils ne commettent pas d’infraction mais facilitent l’accès et d’autres choses qu’elle ne tolère pas, mais je ne suis pas sûre qu’elle puisse prouver leur intention.
Est-ce qu’il est fréquent que des compagnies comme Getty fournissent des photos du domaine public via leur service payant ?
Avec le domaine public, des agences et autres proposent souvent des images avec des frais. Si en tant que journaliste vous voulez illustrer l’un de vos papiers, disons, avec la copie d’une peinture ancienne, qui est tombée dans le domaine public depuis longtemps, mais que vous ne trouvez pas de reproduction de bonne qualité, vous pouvez vous tourner vers une banque d’images qui vous vendra une copie numérique. Le simple fait qu’une agence photo offre un droit sur quelque chose qui est dans le domaine public n’est pas problématique en soi — par essence, ils offrent un service d’accès. Ce qui est plus troublant, et encore une fois c’est ce qui est au cœur de sa plainte et qui a lancé l’histoire, ce n’est pas que ces types faisaient payer des images qu’ils ne pouvaient pas avoir gratuitement, mais qui les ont présenté comme s’ils en étaient les propriétaires et menacent maintenant les gens et leur donnent des amendes sans sa permission. Et c’est ce qui est vraiment problématique.
Quand un photographe, connu comme Highsmith ou amateur, rend une photo publique et libre de droit, reste-t-il son auteur légal ?
Ce n’est pas clair pour moi si [les photos de Highsmith] sont dans le domaine public ou non. Nous avons utilisé cette expression car ça pourrait être un extrême. Elle affirme que ce n’est pas dans le domaine public. Ce qu’elle déclare est qu’elle en a conservé les droits mais que tout le monde peut les utiliser gratuitement sous certaines conditions, pour quoi que ce soit, et qu’elle ne veut pas vous réclamer d’argent pour ça. Pour que quelque chose tombe dans le domaine public, il faut soit que le droit d’auteur expire ou que l’auteur en question les offre au domaine public. Quelque chose qui montre une intention. Ce qu’elle dit c’est qu’elle les a données à la Bibliothèque du Congrès pour que cette dernière les rende libre d’accès à tous. Que cela les mette dans le domaine public, je ne sais pas, mais elle se positionne comme la propriétaire de ces droits. Mais, comme je l’ai dit, ce qui fait que tout histoire de droit d’auteur est curieuse, c’est qu’elle ne déclare pas que quelqu’un a enfreint son droit d’auteur.
Cliquez ici pour lire la plainte en question (en anglais) et là pour consulter les archives de Carol Highsmith.