À la base, concevoir un jeu vidéo n’est pas obligatoirement long. Il ne vous faut pas forcément des années de dur labeur, des mois d’heures supplémentaires et une équipe de cent personnes pour donner naissance à un truc jouable – comme un diagramme qui avale des pac-gommes. Néanmoins, lorsque le projet est un poil plus ambitieux, il vous faut réunir toutes ces conditions pour donner naissance à une œuvre qui puisse satisfaire vos patrons – les éditeurs – et les joueurs.
J’ai consacré une bonne partie de ma vie aux jeux vidéo mais ça ne fait que sept ans que j’en ai fait mon job. Ça m’amène parfois à me rendre dans une pièce climatisée dans laquelle se trouvent des rangées d’ordinateurs – ces derniers donnant vie aux premières démos, très sommaires, des futures meilleures ventes de jeux vidéo. Du moins, c’est ce qu’espèrent les développeurs, hyper nerveux quand quelqu’un comme moi, une journaliste, joue à une version démo pouvant planter à tout moment. C’est la même chose lorsque vous vous entretenez avec un mec du service presse. Il vous répondra forcément qu’il ne veut pas « parler de ça maintenant ». Ces types ne veulent pas qu’une simple démo chancelante pourrisse l’image future du jeu.
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Voici quelques-unes des difficultés que rencontrent les développeurs de jeux vidéo : maintenir une image correcte de leur projet. Sauf que tout cela n’est qu’une toute petite partie de l’ampleur de la tâche. Les gens semblent compatir lorsque vous évoquez la difficulté inhérente à la création d’un jeu vidéo, même s’ils finissent malgré tout par vous dire qu’ils « s’attendaient à mieux ». Mais qui sait vraiment ce que les développeurs « auraient » dû faire ? En effet, quelle personne extérieure à l’univers de la création d’un jeu connaît parfaitement le processus menant de l’idée de base au jeu finalisé ?
Il est vrai qu’il est difficile pour la plupart des joueurs de comprendre comment fonctionne un univers qui a ses propres logiques et son propre vocabulaire.
Afin d’atténuer le fossé qui nous sépare des développeurs, j’ai voulu en savoir davantage sur l’autre côté du miroir en interrogeant de nombreux professionnels, qui m’ont expliqué à quel point il est difficile d’aboutir à un jeu vidéo satisfaisant.
La construction à l’aveugle
« Bâtir un jeu vidéo revient à construire une maison les yeux bandés », avance Ryan Benno, qui bosse actuellement chez Insomniac Games en tant qu’illustrateur – vous avez pu voir son boulot dans The Walking Dead, la série des The Wolf Among Us ou encore Call of Duty : Infinite Warfare. « Vous pouvez décider de l’emplacement des murs ou de l’organisation des pièces mais vous bossez complètement à l’aveugle jusqu’au moment où tout est finalisé. »
Après m’être entretenue avec huit développeurs, il me semble qu’il n’y a pas de meilleure analogie que celle de la construction d’une maison pour décrire l’ensemble du processus de création d’un jeu vidéo – un projet de plusieurs années au cours duquel collaborent différents départements, avec un budget précis et des contraintes imposées. Dans cette longue aventure, les acteurs ont leurs propres priorités. Certains s’occupent du gros œuvre, d’autres de la structure des pièces. Les fondations se doivent d’être malléables pour supporter les modifications des pièces. Des mecs sont ensuite sollicités pour la décoration, l’électricité et la musique jouée dans les diverses pièces. Les créatifs se concentrent sur leur tâche tandis que le producteur fait en sorte de coordonner tous les éléments afin que chacun respecte sa deadline et que personne ne ralentisse le développement. C’est le scénario rêvé, qui n’arrive bien entendu jamais.
Je me suis retrouvée à reprendre et à remanier du code que je pensais terminé. Ça arrive toujours au moment où tu te dis que tout roule, qu’il faut juste écrire un nouveau script. Ça arrive presque tous les jours. – Samantha Kalman
Lors de la phase de pré-production, les développeurs doivent déterminer quelles sont les meilleures idées, celles qui ne mettront pas en danger l’équilibre du projet. En vérité, une grande partie de cette phase n’est qu’un échange de suppositions.
« Il y a des choses auxquelles vous ne pensez pas avant de les avoir faites », m’a dit par téléphone Bruce Straley, co-directeur de Naughty Dog, connu pour son travail sur Uncharted 2, The Last of Us et Uncharted 4. « Nous apprenons beaucoup dans la phase de production, même grâce à de simples démos. Le jeu est jouable même si certains mécanismes ne sont pas totalement au point. À un stade si précoce, il est impossible de savoir si l’ensemble du jeu fonctionnera car il faut que tous les éléments s’additionnent pour tendre vers un équilibre. Ça veut parfois dire qu’il faut supprimer des trucs que l’on trouve drôles ou intéressants au nom de la stabilité du jeu. »
L’évolution d’une séquence de jeep dans Uncharted 4. Vidéo publiée avec l’aimable autorisation de Naughty Dog
Le discours de Samantha Kalman, fondatrice de Timbre Interactive, est quasiment le même. « Nous sommes toujours face à l’inconnu. On est sûr à 100 % de notre travail lorsqu’il est entièrement fini. Si vous voulez faire quelque chose de nouveau, vous ne pouvez pas prédire ce qu’il adviendra. »
Avant tout développement, il faut un pitch. Le problème, c’est qu’il y a un véritable fossé entre les idées et l’exécution du projet. La phase des prototypes ne doit pas être sous-estimée : elle permet l’émergence de meilleures idées, qui guideront les développeurs lors de la création du jeu. « Il faut fournir un travail énorme avant de voir à quoi pourra bien ressembler votre jeu », me dit Alex Chrisman, directeur de la production chez Certain Affinity – connu pour ses nombreux FPS, tels que Halo. « La prévisualisation est très difficile. Parfois, ce n’est qu’à la fin du projet que vous réalisez que les différents éléments ne peuvent pas s’accorder. » Son collègue, le producteur Ryan Treatwell, parle du processus de création d’un jeu comme d’une période où il s’agit de « comprendre ce que vous avez en tête ». Les développeurs s’efforcent d’avoir les idées claires tout en tenant compte des contraintes matérielles. Certaines fonctionnalités ne marchent pas, d’autres prennent trop de temps pour être parfaitement développées – pour l’avancement du projet, elles seront reléguées au second plan.
La préproduction permet également de savoir ce qu’ont dans le ventre les outils utilisés par les développeurs – outils qui limitent forcément les ambitions d’un projet. C’est à ce moment-là que les développeurs savent ce qu’ils peuvent faire ou non – dans le domaine de la modélisation, des animations, etc. C’est la période idéale pour expérimenter selon Antoine Thisdale, game designer chez Eidos Montréal.
Un environnement de Deus Ex: Mankind Divided encore en construction. Image publiée avec l’aimable autorisation d’Eidos Montréal
Néanmoins, les développeurs sont des créatifs et l’expérimentation peut conduire le jeu dans une mauvaise direction. « Il est très facile pour les développeurs de s’écarter du pitch et de partir beaucoup trop loin, m’a confié Antoine Thisdale au téléphone. Les gens ont tendance à oublier ce qui est prioritaire. Mon job consiste à me focaliser sur le point de départ afin de ne jamais l’oublier. J’ai besoin de savoir ce qu’il en est des commandes, des caméras, des personnages. J’ai besoin de sentir que mon personnage fait ce qu’il est censé faire. » Toutes ces étapes peuvent vous paraître bien prosaïques mais elles sont plus que nécessaires à l’élaboration d’un jeu vidéo. Si la confection des différents niveaux répond à une exigence de continuité, les développeurs en charge doivent prendre soin de ne jamais oublier l’intrigue de départ pour que le jeu ne perde pas son identité au fil de sa confection.
Si vous ne respectez pas ça, vous vous retrouvez dans un bourbier qu’Antoine Thisdale ne connaît que très bien – comme la fois où un modeleur avec qui il bossait a exploré tout l’éventail de la modélisation tridimensionnelle, allant même jusqu’à créer des bennes à ordures, ce qu’on ne lui avait pas demandé. « Ça nous coûtait près d’une image par seconde, ce qui est extrêmement chiant pour un jeu vidéo, dit-il. C’est en expérimentant que l’on déduit la structure optimale de chaque élément. » Ces minuscules détails techniques rendent les visuels impressionnants mais représentent un poids considérable et ont souvent tendance à réduire la performance du jeu. Il faut donc trouver un équilibre, quitte à sacrifier quelques détails.
Le développement d’un jeu vidéo n’est pas linéaire, comme le rappelle Samantha Kalman. « La plupart du temps, c’est deux pas en avant, un pas en arrière. » Elle en a fait l’expérience lorsqu’elle a bossé sur Sentris, un jeu indé musical. (Vous pouvez voir un timelapse du développement de Sentris ici).
« Je me suis retrouvée à reprendre et à remanier du code que je pensais terminé, précise-t-elle. Ça arrive toujours au moment où tu te dis que tout roule, qu’il faut juste écrire un nouveau script. Ça arrive presque tous les jours. »
Une version inachevée du tutorial de Sentris. Image fournie par Samantha Kalman
Le jeu que vous voyez dans sa version finale, ou même celui que vous voyez via des images de l’E3 ou de n’importe quel trailer, ne représente absolument pas le jeu sur lequel les développeurs ont bossé pendant des années. Non, car ces mecs travaillent sur des petites parties du jeu, des bouts de maps ou de niveaux afin de s’assurer qu’ils vont dans la bonne direction. « On passe notre temps dans ce qu’on appelle la grey box, une version loin d’être achevée, me confie Antoine Thisdale. Le jeu prend souvent beaucoup trop de temps à charger donc on charge juste un élément du jeu, qui est souvent une salle vide avec une lumière au milieu et une boîte sur le côté et on fait ce que bon nous semble. Courir, tirer ou tester des effets visuels comme la pluie ou la fumée, voilà ce qu’on fait. C’est le jeu auquel on joue. »
Voilà à quoi ressemble le job d’un développeur de jeux vidéo : des espaces presque vides et des compromis. Il s’agit de concilier la volonté de créer quelque chose de novateur avec la nécessité de respecter les délais et le budget. « L’important est d’essayer de transmettre ce que l’équipe créative a en tête via des programmeurs, des dessinateurs, des musiciens, etc., rappelle Bruce Straley de chez Naughty Dog. C’est un challenge. »
Les jeux vidéo ne sont pas – ou plutôt, ne peuvent pas – être entièrement le fruit d’idées innovantes. Les limites techniques et la responsabilité envers un projet global doivent être prises en compte et ce pour le bien du développement dans son ensemble. Ça implique d’accepter les limites que vous devez respecter, ce qui est toujours compliqué pour n’importe quel créatif. « Nous sommes probablement les plus sceptiques face au résultat final, affirme Ryan Benno. Nous voulons faire quelque chose dont nous sommes fiers. »
Le visible et l’invisible
Les décisions prises par les développeurs ne sont pas toujours très claires, et le raisonnement derrière non plus. Prenez le saut, par exemple. C’est plutôt simple, non ? Nous sommes capables de sauter dans les jeux vidéo depuis la naissance de ces derniers. Si Mario peut sauter, pourquoi n’importe quel héros moderne ne pourrait-il pas le faire ? Sauf que quelque chose d’aussi simple demande un travail très important. La caméra doit être paramétrée afin de ne pas interférer avec le saut. Ensuite, les niveaux doivent être adaptés à ce saut, afin que les joueurs ne se retrouvent pas bloqués quelque part. À partir de là, toute l’équipe doit prendre en compte ce saut dans son travail – en sachant qu’en fin de compte, le jeu éliminera peut-être la fonction de saut.
Bruce Straley a bossé sur The Last Of Us, un jeu où il n’y a pas de bouton pour sauter. « Le code nécessaire pour afficher un simple personnage à l’écran est délirant, explique-t-il. Le code qui gère les animations du personnage par rapport à sa taille – sans même avoir placé le personnage dans l’espace – a mis des mois à être créé. Tout ça a été fait alors que personne ne savait si les personnages en question allaient pouvoir sauter ou non. Une simple décision modifie complètement le travail de l’ensemble de l’équipe. En sachant que votre objectif principal est d’impliquer au maximum le joueur. » Il en a été de même pour le principe de dissimulation derrière un mur, qui n’a pas manqué de faire naître de nombreux avis contraires dans l’équipe.
Les jeux vidéo, c’est ça : quelques éléments proéminents qui marquent le joueur et des millions d’autres qui demeurent invisibles mais qui sont indispensables. – Nina Freeman
Ce sont deux exemples assez simples mais qui représentent des mois de travail. Dans la plupart des jeux vidéo, appuyez sur A et vous sautez, sur B et vous vous accroupissez. Mais derrière cette simplicité se dissimule un système un poil plus complexe. « On peut parler d’une main invisible, un truc qui rend votre expérience vraiment plaisante mais qui prend des mois à mettre en place », avance Nina Freeman, level designer chez Fullbright, un studio indépendant. « Le boulot qu’on ne perçoit pas a autant de valeur que n’importe quel mécanisme extraordinaire, qu’on détecte de suite. Les jeux vidéo, c’est ça : quelques éléments proéminents qui marquent le joueur et des millions d’autres qui demeurent invisibles mais qui sont indispensables. »
Il est facile d’apprécier un personnage, la musique ou le scénario d’un jeu. Il est encore plus facile d’apprécier de superbes animations. Mais personne ne s’extasie devant le principe de sauvegarde automatique ou de détection des collisions. À l’exception de Nina Freeman, évidemment : « Dans Tomb Raider, si vous sauvegardez une partie, vous retrouverez les animaux exactement à la même place, c’est dingue. » Ces fonctionnalités ne sont pas forcément les plus sexy mais elles sont le fruit d’un travail immense et indispensable.
Lors des premières phases du développement d’Uncharted 4, les décors sont basiques et à ombrage plat. Image fournie par Naughty Dog
La mise en place de toutes ces fonctionnalités prend du temps. À mesure que le projet se développe, ces fonctionnalités influent les unes sur les autres. Parfois pour le bien du jeu, heureusement. Antoine Thisdale évoque une anecdote tirée du développement de Mankind Divided. Un jour, et pour une raison obscure, le personnage d’Adam Jensen s’est mis à bouger de manière plus douce en vue subjective. « Avant ce changement, j’étais vraiment emmerdé par cette latence dans les contrôles et j’ai essayé de régler ça, se souvient-il. Tout à disparu comme ça. Je devenais complètement fou en tentant de comprendre pourquoi. En fait, c’était un tout petit truc, simplement une question d’écriture de code concernant le framerate. Ce simple changement a complètement modifié l’expérience. »
Certains changements mineurs dans le développement d’un jeu peuvent donc chambouler toute l’expérience du joueur. « Ce jour-là, je suis rentré à dix heures du soir chez moi, se souvient Antoine Thisdale. On était cinq au bureau, complètement dingues, à regarder tous ces chiffres, toutes ces donnés. On était complètement hypnotisés par ce changement. Vous vous accrochez à ces petites choses, qui sont absolument magiques. »
Une créativité cadenassée
Si l’on se repenche sur mon analogie avec le milieu du bâtiment, on pourrait comparer le rôle d’un producteur de jeu à celui d’un maître d’œuvre. Si certains posent les briques, c’est ce mec qui doit s’assurer qu’il y a assez de briques pour fabriquer une baraque. Il en va de même pour les producteurs, chargés de maîtriser le budget, qui sont responsables devant les éditeurs et les investisseurs – qui, eux, ont un droit de regard sur les premiers stades de développement du jeu. « La plupart des gros éditeurs ont des investisseurs, m’a précisé Antoine Thisdale. On parle d’entreprises cotées en Bourse. Electronic Arts, Ubisoft – toutes ont des actions qui s’échangent. Lorsque des gens investissent, ils attendent évidemment un retour. » Ceux qui ont le pouvoir financier ont un droit de regard et, parfois, ils allouent de l’argent progressivement, en assistant à des réunions régulières levant le voile sur l’avancée du jeu. Tant que le studio respecte des deadlines et satisfait les investisseurs, il reçoit l’argent nécessaire pour poursuivre le projet.
Lorsque l’une de ces deadlines approche, la priorité n’est plus la maison dans son intégralité. Le développement général du jeu est arrêté et l’équipe se dépêche de créer des dessins et des maquettes de la maison pour faire plaisir aux gens qui investissent. Certaines de ces esquisses sont extrêmement prématurées : la direction artistique peut tout à fait évoluer dans les mois qui viennent. Les développeurs peuvent toujours se demander où ils vont disposer les fenêtres où comment les interrupteurs fonctionneront, mais ça ne les empêche pas de délivrer une maquette – ils n’ont pas vraiment le choix, en fait.
Les deadlines en elles-mêmes – qu’elles existent par rapport aux investisseurs ou simplement à l’intérieur du processus de production du jeu – sont mises en place de manière aléatoire, en se basant sur des prévisions qui évoluent dès le moment où elles sont émises. Si l’équipe artistique affirme qu’elle a besoin de trois semaines pour finaliser les décors exigés – ce qui correspond aussi au temps nécessaire aux game designers pour livrer leur vision de ce qui se produira à l’intérieur de ces décors – cela ne veut pas dire que pendant trois semaines, tous auront les mains libres. En effet, lors d’une réunion avec les responsables du studio, il peut tout à fait y avoir un changement de direction – avec, par exemple, une diminution des ambitions « novatrices » – ce qui a pour conséquence de bouleverser l’avancée du développement tout en aboutissant à l’apparition de nouvelles deadlines. En réponse à cela, l’équipe de développement bouleverse sa marche à suivre. Un directeur créatif bossant pour un éditeur célèbre, qui a voulu rester anonyme, m’a confié par téléphone que « la pression est constante dans le domaine pour ne pas faire ce qu’on devrait constamment faire lorsque l’on crée un jeu, c’est-à-dire s’arrêter et réfléchir. Une telle prise de recul, qui passe pour une perte de temps aux yeux des investisseurs, n’est pas vraiment appréciée par les hautes instances. » En gros, une idée qui aurait pu germer si tout le monde avait pris quelques jours pour réfléchir ne verra jamais le jour à cause d’un planning bien trop serré.
La plupart des décors d’Uncharted 4 ont été ajoutés lors des ultimes phases de développement. Images fournies par Naughty Dog
Certains éditeurs laissent bien plus de marge de manœuvre à leurs développeurs, bien entendu. Des studios peuvent avoir pas mal de liberté dans la confection d’un jeu car l’éditeur en question a confiance et sait pertinemment que le résultat final sera satisfaisant – sans avoir besoin d’organiser des réunions quotidiennes qui font perdre un temps fou. Quoi qu’il en soit, un studio n’est jamais totalement libre de ses mouvements.
Si les impératifs marketings – liés à la diffusion de trailers, démos, versions bêta, etc – influent fortement sur les contraintes des studios, la présence d’un éditeur est souvent bénéfique. Sans deadline à respecter, la plupart des studios ne publieraient que très tardivement – voire jamais – leur création. En effet, il y aurait toujours un point à améliorer, une chose à ajouter. « Pour tout vous dire, nous, les développeurs, nous n’accepterions jamais de diffuser notre jeu parce que nous n’en sommes jamais satisfaits, m’a confié Bruce Straley. Un jeu n’est jamais terminé. »
Un jeu n’est jamais finalisé
L’une des étapes majeures dans le développement d’un jeu est la première démonstration de celui-ci devant le public – lors d’un immense événement réunissant des professionnels et des passionnés, diffusés parfois en direct, dont les vidéos sont partagées des millions de fois, comme l’E3 de Los Angeles. Lors de ces conférences, les studios ne doivent pas simplement impressionner les investisseurs et les éditeurs, mais aussi le public.
Cela signifie que les équipes n’hésitent pas à stopper le développement du jeu pour créer une petite partie entièrement finalisée de celui-ci – comme si vous vous occupiez de parfaire une toute petite part de tarte afin de convaincre tout le monde que votre gâteau défonce. Les développeurs se penchent sur un seul niveau, une seule map d’un jeu, et le polissent avec de la musique, des décors. Ils diffusent l’ensemble au public comme si cela était représentatif du développement du jeu.
« Votre jeu n’est pas du tout terminé, vous n’avez même pas encore finalisé le gameplay, m’a avoué Bruce Straley. Malgré cela, vous devez livrer quelque chose de jouable, en public, devant des milliers de fans, en direct. Vous affirmez que votre jeu ressemblera à ça, qu’il se jouera de cette manière, que les gamers vivront cette expérience d’ici huit mois. Ça pose d’énormes problèmes par la suite, pour tout le monde. »
Lorsque vous corrigez une erreur, 50 questions surgissent. L’éventail des possibilités est infini. On pourrait se dire que la meilleure chose à faire est de se pencher sur tous les problèmes et de les résoudre, mais c’est faux. – Bruce Straley
Après, la diffusion d’un trailer ou d’une démo ne veut pas dire que les changements sont impossibles. Cela donne simplement une idée de ce à quoi le jeu ressemblera. Les développeurs prennent souvent le risque de modifier une séquence qui a déjà été dévoilée au public lors d’une conférence. De toute façon, les changements incrémentaux sont au cœur du processus de création d’un jeu vidéo.
Au lieu de considérer les démos et les trailers comme de simples indices de ce à quoi le jeu ressemblera, de nombreux joueurs les prennent pour des promesses fermes et définitives. Le marketing a pris une telle ampleur dans l’industrie vidéoludique qu’aujourd’hui, le public prend la communication pour argent comptant. Et si, par malheur, quelque chose vient à être modifié – par décision des créatifs, par nécessité, etc – de nombreux joueurs se sentent trahis et délaissent le jeu.
« Les gens se projettent et définissent rapidement ce que doit être le jeu avant même que celui-ci sorte, avance Antoine Thisdale. Vous en finissez par oublier ce que le jeu est vraiment. » Il est impossible de décrire avec précision comment évoluera le développement d’un jeu – même à court terme – car les équipes ne savent pas elles-mêmes ce qu’elles ont sous les yeux avant sa finalisation. Et Antoine Thisdale de poursuivre : « Tout évolue constamment. Les animations évoluent. Prenez Adam Jensen, le protagoniste de Deux Ex : Human Revolution. On a modifié ses animations quatre fois, au moins. Si je vous avais montré la première version il y a trois ans de ça, vous ne l’auriez pas reconnu. La corpulence, le visage, les vêtements, les textures – tout était différent. »
Encore une fois, c’est souvent un facteur exogène qui pousse les développeurs à prendre des décisions, à choisir. S’ils se plaignent souvent, et à raison, des deadlines impossibles à respecter, il n’en demeure pas moins essentiel que celles-ci existent, si j’en crois ce que m’ont dit certains développeurs rencontrés dans le cadre de cet article. « Lorsque vous corrigez une erreur, 50 questions surgissent, affirme Bruce Straley. L’éventail des possibilités est infini. On pourrait se dire que la meilleure chose à faire est de se pencher sur tous les problèmes et de les résoudre, mais c’est faux. » Lorsque vous devez respecter une deadline comme l’E3, vous devez trancher et ne pouvez vous permettre de réfléchir aux 50 alternatives qui s’offrent à vous.
Les tests « Grey box » sont nécessaires afin de bâtir des niveaux complexes. Image fournie par Eidos Montréal
Une convention comme l’E3 permet également à l’équipe du studio d’admirer pour la première fois le jeu dans une version finalisée – avec des décors, de la musique, des animations abouties. C’est une occasion unique de constater ce que pourrait bien être le jeu une fois sorti. Cela donne également de claires indications sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. « Jusqu’à cette étape, la vision du jeu est extrêmement parcellaire pour l’ensemble des gens qui bossent dessus, rappelle Bruce Straley. Une telle deadline livre une vision d’ensemble »
La diffusion d’une démo ou d’un trailer n’est pas simplement révélatrice, elle est aussi très gratifiante pour une équipe qui travaille sur un projet depuis des lustres. Lors du développement d’un jeu, la réponse aux questions des journalistes et des fans est toujours la même : « On ne peut rien dire pour le moment. » L’E3 et d’autres conventions permettent aux studios de s’exprimer pour la première fois sur un projet qui les obnubile depuis des années. En discuter permet de relâcher une partie d’une pression qui est immense.
Les jeux vidéo finalisés ne correspondent jamais à la vision de départ des directeurs artistique et créatif. Ils se plient à des contraintes tout à fait triviales, liées à la difficulté de transformer des idées en une expérience jouable. Malgré tout, nous avons eu la chance d’avoir entre nos mains de nombreux jeux exceptionnels, qui correspondaient au maximum de ce que pouvaient offrir des studios, limités par la technologie, le temps, l’argent, etc.
« Parfois, les œuvres inachevées sont les plus abouties, conclue Bruce Straley. C’est là toute la beauté de l’Art. Il se plie à des contraintes. »
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