Crime

Crimes et bâtiments : avec ceux qui vivent sur une scène de crime

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1999. Limoges. Ça fait déjà plusieurs minutes que ce quinquagénaire rondouillard s’épuise à allumer des bougies chauffe-plat et à éparpiller du gros sel dans toute la maison. Sa mallette noire jamais très loin. En cet après-midi glacial, flanquée de sa grande et sa petite sœur, Kath a 7 ans. Dubitative, oui, mais trouillarde, non. Enfin, elle n’a peur que d’une chose : que ce type inconnu au bataillon lui vole ses affaires et ses jouets. « C’est un exorciste », leur a expliqué plus tôt leur mère. Un mot difficile à articuler pour une gamine de CE1. « Il vient pour assainir, allumer des bougies et mettre du sel dans les endroits où il ressent des points de concentration d’esprit ». Sa mission terminée, l’insolite bonhomme claque la porte de leur grande maison en crépi qui longe les rails. Le trio de petites filles observe, perplexe, les flammes des bougies disséminées dans toutes les pièces. « C’est dans la chambre de ma sœur cadette que le plus dingue s’est produit. Alors qu’il n’y avait plus de cire, les bougies ont continué de cramer pendant plusieurs jours. C’est ici que les trois gamins sont morts empoisonnés », me raconte Kath vingt ans plus tard. Celle qui vit à Lyon aujourd’hui a grandi dans ce qu’on appelle en toute sobriété une “maison de l’horreur”.

Le tas de graviers devant le logis des Villemin qui surplombe la vallée de la Vologne où le petit Grégory à disparu le 16 octobre 1984, les murs orange sans enduit de celui de Delphine Jubillar, l’infirmière qui s’est volatilisée le 16 décembre 2020, les tourelles pointues du château de Sautou du tueur en série Michel Fourniret : à force de défiler dans les JT et la presse, les lieux des faits divers, leur architecture, s’impriment sur nos rétines. Des attractions qui attirent des curieux un brin morbides venant poser sur “les lieux du crime”, sous l’œil exaspéré des voisins. Aux Etats-Unis, en prévention de ce tourisme noir et pour apaiser les riverains, Google a choisi une solution radicale en floutant sur Street view les lieux qui ont servi de théâtre aux assassinats les plus médiatisés. Ainsi, impossible de jeter un œil au 112 Ocean Avenue à Amityville dans l’État de New York. C’est dans ce pavillon des années 1930 que Ronald Junior tue ses parents et ses frères et sœurs la nuit du 13 novembre 1974. À force d’inspirer pléthore de films d’horreur, la maison a été floutée. Celle des voisins aussi. Idem pour le 2208 Seymour Avenue à Cleaveland où sont retrouvées le 6 mai 2013 trois jeunes Américaines Michelle Knight, Amanda Berry et Georgina DeJesus après dix ans de séquestration et de viol. Sur l’écran, le terrain où se situait le pavillon blanc de leur ravisseur Ariel Castro nage aujourd’hui dans un brouillard artificiel permanent.

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« Le passage de l’exorciste a rassuré ma mère, mais on a eu tout de même beaucoup de galères niveau travaux. Et une sorte de poisse constante. On a eu des soucis de santé, mon père a eu un grave accident de moto qui l’a paralysé pendant plusieurs années » – Kath

C’est en 1997 que les parents de Kath découvrent leur future maison de deux étages plantée au milieu d’un grand terrain à Limoges. Le long d’une voie ferrée, la SNCF l’a séparée en plusieurs appartements pour ses employés. Au rez-de-chaussée, un papier peint jauni à grosses fleurs recouvre les cloisons. Le prix défie toute concurrence et pour cause, le propriétaire, un veuf, ne veut pas partir. Comme accroché aux murs. Deux ans plus tôt, alors qu’il revient d’un déplacement professionnel, en poussant la porte de son domicile, il découvre le corps de son épouse qui a mis fin à ses jours en un tir de carabine. Dans le puits du jardin, il aperçoit les cadavres de ses trois enfants. Sa femme les a empoisonnés avant de se donner la mort. Un fait divers sordide qui ne mérite que quelques lignes dans le canard local.

Après avoir trouvé un compromis avec l’ancien proprio, les parents de Kath font sceller le puits où ont été retrouvés les trois petits corps, cassent tous les murs du rez-de-chaussée, recouvrent les grosses fleurs jaunies, font goudronner la cave. Mais en brisant les parois, en retournant la terre, ils retrouvent partout des médailles de dévotion. La vieille bicoque a l’air d’abriter d’autres secrets. Ils apprennent, entre autres, que pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est la seule à être restée debout après un bombardement… « Le passage de l’exorciste a rassuré ma mère, mais on a eu tout de même beaucoup de galères niveau travaux. Et une sorte de poisse constante. On a eu des soucis de santé, mon père a eu un grave accident de moto qui l’a paralysé pendant plusieurs années », retrace Kath au téléphone. Alors pour ne pas tenter le diable, pendant son adolescence, elle refuse que les traditionnelles séances de spiritisme auxquelles se prêtent tous les collégiens se déroulent chez elle. Sceptique certes, mais on ne sait jamais…

Si à chaque fait divers résonne une adresse, les parents de Kath ne sont pas les seuls à avoir fait une affaire en s’offrant ce genre de biens immobiliers.

Le 21 avril 2015, au 55 boulevard Schuman à Nantes, la police découvre sous la terrasse de cette coquette maison bourgeoise les corps d’Agnès, 48 ans, Arthur, 21 ans, Thomas, 18 ans et Anne, 16 ans. Leur patronyme ? Dupont de Ligonnès. Quelque temps après le quadruple homicide, ce bien qui compte 5 chambres et plus de 200 mètres carrés de terrain a été racheté une première fois à 260 000 euros. Une bouchée de pain. Elle a été revendue en mars 2019 à 480 000 euros après une rénovation complète.

« C’est une affaire d’éthique. On a un devoir de conseil, on ne peut pas cacher sciemment la vérité » – Alexandra

Au Grand Bornand, commune de Haute-Savoie au cœur du massif des Aravis, une agence de location vente les mérites du Chalet des Laurencières. Cette immense propriété « de grand standing », compte 18 couchages et trois salles de bain. 3 800 euros la semaine en pleine saison, un forfait plutôt raisonnable. Sur les photos, l’immense pièce à vivre fleure bon les soirées raclette. La cuisine offre un gigantesque plan de travail. Plan sur lequel, le 11 avril 2003, David Hotyat a tué un des enfants de la famille Flactif qui habitait là. Sur « un coup de sang », comme il l’explique lors de son arrestation, ce mécanicien jaloux a assassiné cet après-midi Xavier Flactif, Graziella Ortolano et leurs trois enfants avant d’aller brûler leurs corps dans la forêt. Huit ans après le crime, la maison est vendue à 315 000 euros aux enchères à des retraités belges. Elle était évaluée à 826 000 euros. Ce même couple la loue aujourd’hui à la semaine par le biais d’une agence. Sur l’annonce des Laurencières, certains vacanciers évoquent « un super séjour » quand d’autres appellent les locataires à avoir honte d’avoir séjourné dans « le Amityville français ».

Malgré une “dépréciation pour faits criminels” qui frôle généralement les 25%, beaucoup de ces logements ne trouvent pas de repreneurs. Depuis février 2017, les stores blancs du 24 rue d’Auteuil à Orvault en Loire Atlantique restent fermés. C’est ici que le soir du 16 février 2017, Pascal, Brigitte, Sébastien et Charlotte Troadec ont été tués avec un pied de biche par Hubert Caouissin. Un pavillon vacant.

Une fois les scellés retirés, l’enquête bouclée, les problèmes de succession réglés, une agence n’a pas l’obligation légale de signaler qu’un crime s’est produit dans un bien qu’elle propose. « C’est une affaire d’éthique. On a un devoir de conseil, on ne peut pas cacher sciemment la vérité », tranche Alexandra, agente pour un gros groupe. “Si je n’avais pas dit aux nouveaux propriétaires qu’il y a eu un triple homicide dans la maison que je leur ai vendue l’été dernier, ils l’auraient appris en sortant leurs poubelles. Un voisin le leur aurait raconté », analyse la blonde au volant entre deux visites.

« Ma mère a entendu en ville comme quoi il y aurait eu un meurtre dans ce coin là. En creusant, elle a trouvé plusieurs articles qui expliquaient qu’une femme avait tué son mari au couteau dans notre cuisine » – Ronan

L’été 2021, elle découvre cette jolie maison dans l’agglomération lyonnaise. Elle martèle qu’elle ne croit pas aux esprits mais qu’elle y ressentait « un truc étrange ». Et dans les faits, les offres d’achat se font rares. La Lyonnaise ne comprend pas. Jusqu’au jour où un couple annule son rendez-vous la veille d’une visite, « vous comprenez, c’est à cause de ce qu’il s’est passé » lui expliquent les intéressés au téléphone avant de raccrocher. Une recherche Google plus tard, Alexandra tombe sur un article de presse régionale : « L’incendie mortel était un homicide volontaire ». Le propriétaire avait acheté le pavillon pour une somme dérisoire après un double homicide par incendie volontaire. Son but : le revendre en multipliant le prix par six et en dissimulant son passé sordide. Mais Alexandra ne lâche pas. Pour mettre en valeur ce genre de logement à chaque agent sa technique. « Je m’y prenais mal au début. C’est la première chose que je disais aux acheteurs potentiels. J’ai appris à formuler ça autrement. J’ai commencé par insister sur le fait que chaque maison a une histoire, que d’autres personnes y ont vécu après le crime et un couple l’a achetée avec une remise de 20 000 euros ». Jackpot.

Certains professionnels n’hésitent pas à dissimuler le passé d’une maison pour ne pas voir leur commission se faire raboter. En Loire-Atlantique, les parents de Ronan, journaliste de 29 ans, en ont fait les frais il y a trente ans. En 1993, ils emménagent dans cette petite bicoque toute simple et pas très grande du petit village de Saint-Joachim à côté de Saint-Nazaire. Et puis la rumeur a fait son boulot… « Ma mère a entendu en ville comme quoi il y aurait eu un meurtre dans ce coin là. En creusant, elle a trouvé plusieurs articles qui expliquaient qu’une femme avait tué son mari au couteau dans notre cuisine », ironise-t-il. Quand il l’apprend à 10 ans, ça ne lui fait « ni chaud ni froid » Il se souvient surtout que ses parents regrettaient de ne pas avoir pu négocier le prix d’achat.

« Ça fait partie du folklore. Je transmets moi-même ces histoires aux enfants même si je reste profondément athée. Mais ça fait partie de l’identité de ma famille » – Alexandre

Alexandre et sa famille, eux, ont décidé d’intégrer les morts de leur maison à leur folklore. En Dordogne, les premières bases de cette bâtisse de famille datent du XVe siècle. Et entre ses murs, des défunts, on en compte à la pelle. Il énumère : « Pendant la Fronde au XVIIe, il y a eu une exécution dans la chambre que j’occupe aujourd’hui. Plus tard, des séditieux ont été pendus et décapités dans la partie centrale. Dans la cour centrale, un homme a été décapité à la hache. Et pendant la Restauration, un de mes ancêtres est mort ». Gamin, sa grand-mère lui raconte l’histoire d’Alice, une servante, fille illégitime d’un des hommes de la famille. Elle aurait été noyée dans une mare du domaine, aujourd’hui asséchée. La petite Alice reviendrait hanter les couloirs. Alexandre précise : « Mon arrière-grand-père s’était acheté un appareil photo et pensait qu’il pourrait capter les mouvements de la revenante.. En vain évidemment ». Le stock de clichés du couloir vide existe toujours.

Sa tante, sa mère et sa grand-mère se sont refilé au fil des années ces histoires sordides qu’elles se délectaient à raconter aux enfants, sourire en coin. Escaliers qui grincent, portraits d’illustres inconnus accrochés depuis des siècles aux murs, pièces immenses et glacées, il faut dire que la décoration du lieu se prête aux légendes. Aujourd’hui, Alexandre analyse avec philosophie cette mythologie familiale : « ça fait partie du folklore. Je transmets moi-même ces histoires aux enfants même si je reste profondément athée. Mais ça fait partie de l’identité de ma famille ».

De son côté Alexandra, l’agente immobilière conclut, philosophe : « Tout dépend du crime. De quand il date, si c’était il y a plusieurs siècles bon… Entre nous, je me vois mal boire un mojito l’été sur ma terrasse en sachant que le corps de trois gamins, de leur mère et de leur chien ont été retrouvés en dessous ».

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