L’esport anticipe le développement de la violence au sein de sa communauté
Photo : Riot Games

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L’esport anticipe le développement de la violence au sein de sa communauté

Même si les supporters d’esport se font remarquer par leur bonne humeur, rien ne prouve qu’ils resteront toujours de gentils geeks, paisibles et mesurés. Le hooliganisme peut-il exister dans l'esport ?

Aujourd'hui, il est devenu presque normal de voir des milliers de fans d'esport se réunir dans des stades, et crier à l'unisson au rythme d'une partie endiablée. Les supporters d'équipes rivales sont côte à côte, arborant le maillot de leur équipe respective, dans une bonne ambiance évidente. Mais si les supporters d'esport se font remarquer par leur bonne humeur, rien ne prouve qu'ils resteront de gentils "geeks" pour toujours.

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En effet, certains signes alarmants portent à croire que les fans d'esport ne copient pas seulement les aspects les plus positifs des sports classiques. En 2015, lors de l'ESL One à Cologne en Allemagne, les supporters polonais se sont fait remarquer : après la défaite de leur équipe Virtus.pro contre les suédois de Fnatic sur Counter Strike, l'interview du vainqueur est interrompue par les huées des supporters mécontents. Le capitaine de l'équipe polonaise, Wiktor "TaZ" Wojtas, est contraint de monter sur scène pour prendre le micro et calmer les ardeurs de ses fans déchainés. Les supporters finissent par troquer leurs cris contre des applaudissements, mais l'image de toute une communauté, unie derrière les équipes, s'en trouve ternie.

Cette année, lors de la finale mondiale du Mid Season International - le tournoi organisé par Riot Games sur son jeu League of Legends - un fan s'introduit sur scène après la victoire des Coréens de SK Telecom pour se jeter dans les bras des joueurs. Si la scène prête à sourire, elle soulève la question de la sécurité dans les stades d'esport, jusque-là quasi inexistante.

Après le tournoi, Riot Games qualifie immédiatement ce comportement d' "inacceptable," et promet de mettre en place des mesures de sécurité supplémentaires pour "protéger les équipes et les joueurs lorsqu'ils sont en compétition."

L'inquiétude est donc présente, d'autant plus que sur les réseaux sociaux, les comportements ne sont pas toujours exemplaires et certains fans commencent à s'en alarmer. L'an dernier, l'équipe brésilienne de CNB a dû faire face à une vague de commentaires racistes à la suite d'une série de défaites. Les réactions hostiles à l'encontre du joueur Franklin "Aoshi" Coutinho ont poussé les dirigeants de l'équipe à lancer une campagne de sensibilisation en faveur du respect des différences entre les joueurs.

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Nous sommes encore loin de phénomènes de violence du type hooliganisme - caractérisé essentiellement par les violences physiques entre supporters, par des confrontations avec les forces de l'ordre ou des dégradations de biens et de matériels à l'intérieur ou à l'extérieur des enceintes sportives. Toutefois, il n'est pas absurde de penser que l'esport possède un jour ses hooligans, une fois ses groupes de supporters clairement formés.

De plus, le sport électronique n'a pas manqué de copier d'autres aspects négatifs du sport. L'an dernier, alors que la Coalition pour l'Intégrité dans l'ESport (ESIC) voyait le jour, c'est le dopage qui était dans la ligne de mire. Et cette semaine, l'ESL - qui organise L'ESL One Cologne et L'IEM Katowice, entre autres - levait finalement le ban appliqué à l'encontre de 5 joueurs qui avaient perdu volontairement un match dans l'une des affaires les plus retentissantes de paris truqués dans le sport électronique.

Doit-on anticiper des violences ?

Les débordements listés ci-dessus restent toutefois anecdotiques et espacés, autant dans le temps que dans l'espace. Il serait inopportun de qualifier les supporters d'esports de violents. Mais avec le développement de l'esport professionnel et son accession récente au grand public, il n'est pas étonnant que les organisateurs de tournois restent très attentifs à de possibles débordements.

Le député Rudy Salles et le sénateur Jérôme Durain, dans leur rapport intermédiaire sur l'esport, décrivent le public d'esport comme "fidèle mais discipliné" avec des conflits entre supporters "quasi-inexistant" - rapport intermédiaire commandé par Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique dans le gouvernement Valls, avant de voter la loi pour une République numérique, visant entre autre à légiférer les sports électroniques. Ils mettent en avant le fait que "les compétitions physiques demeurent d'une ampleur raisonnable aujourd'hui (en France les plus grandes réunissent de l'ordre de 10 000 personnes)."

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Mais si l'on en croit certaines prévisions, le sport électronique serait en pleine croissance, et des événements regroupant des dizaines de milliers de joueurs devraient devenir plus nombreux – comme l'IEM Katowice 2017, qui a regroupé 173 000 spectateurs sur 5 jours.

En recherchant le grand public, l'esport pourrait suivre le football, même si "le hooliganisme n'est pas seulement lié au football," explique Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des supporters de ce sport. "Il se trouve surtout autour de celui-ci, car c'est le sport le plus populaire."

L'une des pistes de développement de l'esport se trouve du côté des clubs sportifs - pour ne citer que les français, le PSG a ouvert l'an dernier son équipe de League of Legends; et Lyon, Monaco, et Nantes ont ouvert leur section esport sur le jeu FIFA. Et même si la réussite des clubs de football dans le sport électronique n'est pas évidente, le rapprochement n'est pas sans risque. "Des équipes comme celle de l'Olympiakos, qui possèdent déjà des hooligans dans un sport, peuvent connaître des violences dans d'autres" précise Nicolas Hourcade.

Le public de sport électronique - principalement des hommes de moins de 30 ans - semble correspondre aux caractéristiques de nombreux supporters violents dans le football. "Les violences des foules sportives […] concernent essentiellement les publics juvéniles," écrivent les sociologues Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène, tout en précisant que les violences ne répondent pas à la logique du déterminisme social.

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Dans leur étude, ils préfèrent mettre en avant un élément essentiel au développement de groupes de supporters violents : l'anomie sociale. "La sociologie de la déviance a depuis longtemps montré qu'une situation d'anomie, d'absence de normes (du grec a-nomos) ou de délitement et de perte de sens de ces dernières, pouvait engendrer des comportements violents ou délinquants."

Avec la professionnalisation du football, la distance sans cesse croissante entre les dirigeants d'équipes, les joueurs, et les supporters s'est largement accentuée.

"Étant écartés par les autres membres de la société alors qu'ils poursuivent les mêmes buts, certains individus en arrivent à développer des conduites déviantes et conflictuelles. L'anomie est considérée alors comme un processus amplificateur venant renforcer l'impossibilité de participer à une action par des moyens licites et conduisant de fait certains individus à la « rébellion » ou à la « contestation »."

"Pas encore"

Entre les problèmes de triche, de matchs truqués, et la chasse aux commentaires gênants sur les réseaux sociaux, les acteurs de l'esport semblent avoir d'autres chats à fouetter qu'un éventuel développement du hooliganisme.

Mais la crainte de l'apparition de comportements violents reste présente. Surtout que l'économie de l'esport se base encore largement sur le sponsoring, et est donc largement tributaire de l'image qu'elle dégage.

Lors de la conférence "Dojo Esport" organisée en juin dernier à l'Hôtel de ville de Paris pour les professionnels de l'esport, une remarque fait mouche. Alors que Jan Pommer, directeur des relations de Turtle Entertainment - la maison mère de l'ESL - fait remarquer l'absence de violences parmi les supporters de sport électronique, une voix inopportune se lève dans les rangs des participants, lançant sur un ton amusé : "Pas encore…."

Dans la course à la professionnalisation, les acteurs de l'esport devront veiller à garder le contact avec leurs fans s'ils veulent continuer à mettre en avant le public chaleureux, prêt à se déplacer, dépenser et booster le tourisme d'une ville.

Il n'est finalement pas beaucoup plus improbable de voir naître un groupe d'Ultras violents, qu'il n'est surprenant de voir un stade plein de supporters, criant à l'unisson au rythme d'une partie endiablée, côte à côte, arborant le maillot de leur équipe respective, dans une bonne ambiance évidente.