Des vies à l’hôtel
Photo : Philippe Wojazer/Reuters

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reportage

Des vies à l’hôtel

Ni vraiment à la rue, ni vraiment insérées, 41 000 personnes sont hébergées chaque soir dans les hôtels de région parisienne par le 115. Une réponse nécessaire mais imparfaite à l'explosion de la précarité, qui témoigne d'un système à bout de souffle.

Au milieu d’une zone commerciale du 93 et des enseignes lumineuses scintillantes dans l’obscurité humide de la nuit, un camion bringuebalant. A l’intérieur, Alexandre et Ismaël entament leur maraude quotidienne. L’un est travailleur social, l’autre chauffeur, mais tous deux travaillent pour le Samu Social et connaissent la Seine-Saint-Denis comme personne. Voilà des années qu’ils arpentent le département pour venir en aide aux plus démunis, obligés de dormir dans la rue. Alexandre, regard aiguisé et clope au bec, avise les quelques rares silhouettes furtives qui se découpent sous les rais de lumière des lampadaires.

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Sous un pont routier de La Courneuve, ils stoppent le camion à la hauteur d'un campement installé dans le noir le plus total. C'est là que vivent Abdelkader, Moustapha et deux de leurs potes depuis quelques semaines. Propres sur eux, ils vivent dans cet entre-deux de la misère qui n’est pas encore de la clochardisation. S’engage alors le récit d’une débrouille quotidienne, faite de petits boulots éphémères sur les marchés, de recherches de squatts et de démarches hasardeuses pour obtenir cartes et papiers dont ils peinent à comprendre le sens. Abdelkader tient comme ça depuis deux ans, après avoir quitté l’Algérie où il était là aussi à la rue, comme il l’évoque pudiquement en avalant sa soupe.

Alex les encourage à appeler le 115 [le numéro d’urgence qui permet de contacter le Samu social et d’identifier les cas les plus pressants, ndlr]dans l'espoir qu'une place se libère bientôt. Quelques couvertures offertes et une deuxième tournée de soupe, puis la conversation s'arrête là. Ismaël redémarre et conclut : « C’est souvent tout ce qu’on peut faire, encourager les gens, leur dire tiens bon et appelle le 115, tout en sachant très bien que ça fait des mois qu'il n'y a plus de place. » « Et ce n'est pas près de changer, reprend Alex entre deux taffes. Mais c'est une réalité. Il faut composer avec. »

Alexandre et Ismaël (à droite) à l'arrière d'un des deux camions de maraude dont dispose le Samu Social 93 pour couvrir tout le département. Des moyens « largement insuffisants », déplore Thomas Gestin, chef de projet. Photo de l'auteur

Des travailleurs sociaux qui n’ont pas les moyens d'héberger les familles, des services congestionnés et un manque de moyens criant, l’hébergement d’urgence français est sur le point d’imploser. La raison de cette crise ? La « démocratisation de la précarité », pour reprendre l'expression de Thomas Gestin, chef de projet d’Hôtel Social 93, l’asso qui gère le Samu Social en Seine-Saint-Denis. Depuis son bureau décrépi où il doit lutter contre les fuites d’eau et les plombs qui sautent, il a observé cette diversification des profils tombés dans la galère. Et l’augmentation brutale du nombre de personnes qui se retrouvent chaque soir en détresse dans les rues du pays : « Le cœur du public a changé, on a des étudiants, des familles, des enfants en bas âge, des personnes à mobilité réduite. Ils viennent s’ajouter aux grands exclus -les clochards- auxquels nous venons en aide depuis des années déjà. » Une évolution aussi rapide que violente. Depuis 2013, le nombre de signalements faits par le 115 a augmenté de 350%. « Pendant ce temps, nous, on est resté à budget constant… ,», pose Thomas Gestin. Autrement dit, l’émergence d’une « nouvelle pauvreté » a achevé d’engorger les centres qui permettent normalement d’héberger les sans-abris et de les accompagner vers la réinsertion. CHU (Centre d’Hébergement d’Urgence), CHS (de Stabilisation), CHRS (de Réinsertion Sociale), quel que soit l’acronyme et le dispositif mis en place, partout, le même constat s’impose : la demande explose, mais pas les réponses.

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C’est la raison pour laquelle le Samu Social a désormais recours à une solution alternative : réserver des chambres d’hôtels pour héberger un maximum de monde. Au fil des années, s’est donc constituée une armée invisible, nichée dans une zone grise de détresse. Ni vraiment à la rue, ni vraiment insérés socialement, ils sont de plus en plus nombreux à être logés chaque soir dans des hôtels de la France entière. Ce devait être une solution provisoire. Aujourd’hui, c’est devenu la solution de survie pour un système essoufflé. Selon le dernier rapport du Sénat sur la question, fin 2016, 41 000 personnes dormaient chaque nuit dans des Formule 1 de banlieue ou autres hôtels à bas prix au titre de l’hébergement d’urgence. En 2007, ils étaient 10 000 à peine, un chiffre qui a donc quadruplé en moins de 10 ans. Pour ne rien faciliter, l’immense majorité de ces naufragés de la rue se concentre en région parisienne, où ces familles vaquent de garnis en chambres meublées. Du matin jusqu’à tard le soir, les mamas inquiètes arrivent aux réceptions au compte-goutte, un bébé dans un bras, un sac surchargé dans l’autre. Dans les meilleurs cas, elles se stabilisent dans une chambre pendant des mois, voire des années. Dans les pires, elles sont ballotées aux quatre coins de la banlieue parisienne, lost in translation dans un monde faits de bus de nuits, de démarches administratives interminables et de coups de fils angoissés au 115.

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« Parfois, tu attends l'adresse de ton hôtel jusqu'à trois heures du matin »

Aujourd'hui relogées en HLM, madame Attab, débarquée d'Algérie, a connu cette errance pendant plusieurs mois avant d'obtenir une place dans un centre d'hébergement. Tout en berçant sa petite fille de deux mois, elle raconte l'attente, l'inquiétude et les trajets interminables : « Parfois tu attends l'adresse de ton nouvel hôtel jusqu’à 3 heures du matin, donc tu n’as plus de transports. Tu marches sans trop savoir où tu vas. Le matin, quand tu dois repartir, tu vois d'autres gens comme toi. Ils sont déprimés. Certains pleurent. C'est dur. A force de changer tous les trois jours comme ça, j'étais perdue. » Dans ce centre, madame Attab a rencontré Clarisse et Guy-Roger, un couple originaire de République Démocratique du Congo, passé pendant trois mois par les mêmes galères : « On pouvait appeler le 115 pendant 4 ou 5 jours avant d’avoir une réponse. Et quand tu trouves enfin une chambre, le matin, on te fait partir », entame Clarisse en rajustant ses grandes tresses rouges. « Tout était très compliqué, même manger, enchaîne Guy-Roger, très élégant dans son pantalon framboise. Comme Clarisse ne digérait pas les aliments européens à son arrivée, on avait discrètement amené un rice-cooker qu'on cachait sous le lit. Psychologiquement aussi, c’est inconfortable. Vous n’êtes que de passage, des nomades, c’est juste un endroit pour dormir. »

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Cette famille arménienne recueillie par le Samu Social d'Angers ne pouvait pas avoir de toit. Les travailleurs sociaux n'ont eu d'autres choix que de l'installer dans la salle d'attente des urgences de l'hôpital de la ville. Photo Stéphane Mahe/Reuters

D’année en année, l’hôtel est donc devenu une solution de remplacement irremplaçable. Sur l’Île-de-France, les chiffres donnent le tournis : 33 000 nuitées sont réservées chaque soir dans 550 hôtels répartis sur toute la région parisienne, soit 15% des nuitées hôtelières de la région. Pour assurer cette logistique de la détresse, un service dédié à la réservation des chambres a été mis en place en 2007 : le PHRH (Pôle d’Hébergement et de Réservation Hôtelière), cheville ouvrière du système. Un mastodonte qui pèse 220 millions d’euros de budget annuel, placé sous la responsabilité du Samu Social de Paris, pour lequel 60 personnes travaillent à temps plein à l’urgence première : trouver des hôtels, toujours plus d’hôtels, prêts à louer leurs chambres au titre de l’hébergement social. La Seine-Saint-Denis est un bon exemple de cette « course à la chambre » dans laquelle se sont lancées les travailleurs sociaux pour trouver un toit pour tout le monde. Aujourd’hui, pour une personne placée dans un centre, le Samu Social du 93 en héberge trois dans les hôtels du département. Plus de 2000 familles vivent donc dans les établissements du coin, principalement dans les villes de Saint-Denis, Aubervilliers ou Montreuil, en attendant de trouver mieux. A 17 euros 50 par personne hébergée environ, de nombreux propriétaires ont ouvert leurs portes. Avec en tête un calcul simple, qu’expose Gérard Barbier, délégué général du Samu Social 93 : « Pour ceux qui détiennent des hôtels dans des zones qui captent peu de touristes et comptent plus sur les VRP de passage pour se constituer une clientèle, c’est l’assurance d’un taux de remplissage inégalé. Or, un hôtelier qui affiche complet 95% du temps n’aura aucun souci à obtenir un prêt de la banque. C’est souvent un bon tremplin pour se lancer dans le secteur. »

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Cette réalité froide a souvent poussé les médias à dénoncer un « business de la misère » et souligner ses dérives : celle de « méchants » hôteliers qui s’enrichissent sur le dos des familles. Si les travailleurs sociaux et autres représentants du Samu Social ne contestent pas que cette réalité existe parfois, ils tiennent un discours plus nuancé, que résume bien Gérard Barbier : « C’est comme dans toute profession, il y a des bons hôteliers et aussi des mauvais. J’ai été confronté à des histoires choquantes, comme celle de deux mecs hébergés dans la chaufferie de l’hôtel. Le patron jouait sur deux tableaux puisqu’il avait loué leur chambre réservée par le 115 à des touristes. Ce genre de cas arrive, mais il ne faut pas en faire une généralité. » Effectivement, ce double jeu sordide existe, comme ont pu le constater les équipes du Samu Social de Paris. Sous l’égide de Christine Laconde, la directrice générale, elles se sont lancées dans une enquête au long cours dans les hôtels partenaires : « On a pris un mois pour auditer 1200 chambres. On repérait ceux qui « oubliaient » de nous dire que les chambres qu’on leur payait étaient inoccupées car les familles étaient parties. Ca représentait 2% des chambres. C’est très minoritaire, mais ce n’est pas rien non plus. » Au-delà de ces abus, ce que le Samu Social redoute par-dessus tout, ce sont les négligences en terme de sécurité et un drame du même type que celui qui a frappé l'hôtel Paris Opéra en 2005, où vivaient de nombreuses familles placées par les services sociaux. Un incendie monstre, et un bilan terrible : 24 morts, dont 11 enfants.

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La façade du Confort Hôtel sous le soleil de novembre. Photo de l'auteur

Parmi ces centaines d'hôtels qui ouvrent leur chambre au 115, il y a le Confort Hôtel, à Romainville. 120 chambres, toutes occupées à l’année par des familles qui vivaient à la rue. Un bâtiment rectangulaire, à la façade faite de tôle ondulée, d’où s’échappe le son des télés allumées. Accoudé au comptoir de la réception, monsieur Iferroudjene, le gérant, tient à défendre sa profession : « Ce n'est pas parce qu'il y a des dérives qu'il faut nous stigmatiser. Ca fait 12 ans qu'on travaille avec le Samu Social et ils sont très satisfaits de notre travail. Il faut comprendre que ce n’est pas un métier facile. Quand on est hôtelier social, on fait de tout. On loge, on aide, on apaise les tensions. On doit répondre à des problèmes sociaux et même médicaux avec les moyens du bord, c'est-à-dire pas grande chose. » Entre deux gorgées de café fumant, il enchaîne les anecdotes sur la petite vie de village de l’hôtel et de ses habitants, où se mêlent problèmes d’addictions pour certains, de couples pour d’autres et de précarité pour tous : « Il faut bien se dire qu’on fait cohabiter dans un espace réduit et avec peu de moyens des gens du monde entier. Forcément, ça donne des situations spéciales. C’est parfois marrant, comme quand une des personnes qui vivait ici, un Africain de l’Ouest, avait balancé du frigo collectif les morceaux de porc achetés par un Polonais. Ca montre bien que la coexistence n’est pas toujours évidente. » Dernièrement, monsieur Iferroudjene a aussi dû gérer comme il le pouvait des situations beaucoup plus violentes, comme cet homme qui se droguait et frappait sa femme devant leur enfant : « On ne s’en est rendu compte qu’avec le temps parce qu’elle n’en parlait pas. C’était délicat, on en a parlé avec le Samu Social, qui a fini par déloger le couple. »

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La discussion s’interrompt, coupée par les cris des enfants qui courent, cartables sur le dos, sous le regard amusé des femmes de ménage affairées. Ils grimpent les escaliers menant à l’étage et à la cuisine collective bondée, où les poêles crépitent et les discussions s'animent. Juste à côté, de là, dans la chambre 133, vit Marie-Ange*, 30 ans, originaire d’Abidjan, aux côtés de son mec et de son bébé de 9 mois. La pièce est exigüe, une douzaine de mètres carrés où s’entassent le lit pour enfant, celui du couple, des fringues rangées en piles instables, une impressionnante réserve de couches et de lait en poudre mais aussi un drapeau français. Posée devant M6, Marie-Ange ouvre son courrier, l’œil rivé sur Desperate Housewives et Eva Longoria en robe de soirée. Elle agite fièrement le récépissé de demande de carte de séjour qu’elle est allée chercher à la préfecture il y a quelques jours. Ce bout de papier, c’est son sésame, son ticket pour le marché du travail : « J’ai pas encore la même maison que les héros de mes séries préférées, mais les choses s’améliorent », rigole-t-elle.

Gardien « agressif », voisin « shooté » et veilleur de nuit « dragueur »

Sous ses cheveux courts et ses airs timides, Marie-Ange a le sourire. Pour elle, l’arrivée au Confort Hôtel est un soulagement. Voilà deux mois qu’elle a posé ses valises ici, grâce au Samu Social qui lui a trouvé une chambre assez grande pour l’accueillir elle et sa petite famille. Avant ça, elle a connu la galère. En quelques mois, elle s’est retrouvée bringuebalée dans des hôtels bien moins reluisants, entre Aubervilliers, Saint-Denis et Saint-Ouen. Elle a dû gérer une grossesse difficile, compliquée par la maladie et la solitude, car sa chambre simple ne lui permettait pas de dormir avec son compagnon. « A Saint-Ouen le gardien était bizarre et agressif. Il empêchait mon ami de venir me voir. Ils se sont même battus », retrace-t-elle, avant d’égrener son lot de coups durs et de déboires. Son voisin « complètement shooté » d’Aubervilliers qui lui demandait sans arrêt de l’argent, le veilleur de nuit « trop relou, trop dragueur » de Saint-Ouen… ces mois passés de chambre en chambre, Marie-Ange les a vécus dans l’angoisse : « Avoir un chez-soi en France, c’est compliqué. »

En attendant de pouvoir travailler et de trouver un logement, Marie-Ange rêve de penthouses et de pelouses impeccables devant Desperate Housewives. Photo de l'auteur

Comme le Confort Hotel, ils sont une trentaine en Île-de-France à avoir installé une bibliothèque, un local à poussettes, une bagagerie ou des cuisines collectives pour faciliter la vie des familles résidentes, soit un peu plus de 5% des établissements qui travaillent avec le Samu Social. Pour encourager les autres à en faire de même, Christine Laconde aimerait mettre en place un contrôle plus rigoureux. Le problème, c’est que les moyens manquent. Au PHRH, 13 personnes sont chargées d’arpenter la région pour s’assurer que l’accueil se fait dans de bonnes conditions. Sans compter que, de toute façon, la pression de la demande ne permet pas de faire la fine bouche : « On est arrivé à un niveau sans précédent de saturation du parc hôtelier, en ce moment, on ne trouve plus aucune solution pour les familles, déplore Christine Laconde. Et quand bien même on pourrait exercer un contrôle plus strict, on ne peut pas se permettre d'abandonner les hôtels qu’on voudrait lâcher parce qu’ils sont soit trop loin ou inadaptés. Ça représente quand même 10 000 nuits chaque soir. » Cette saturation n’est pas sans conséquences. Pour éviter aux familles de se retrouver à la rue, on les case dans les chambres laissées vacantes par un client qui aurait oublié d’annuler ou un studio meublé disponible quelques jours seulement. Résultat, certaines familles, baladées d’hôtel en hôtel, concentrent toutes leur énergie à trouver un toit pour le soir suivant, sans pouvoir se consacrer à la scolarisation des enfants ou aux démarches. Ils sont de plus en plus nombreux dans ce cas, puisqu’un tiers des réservations du PHRH porte sur des séjours de moins d’une semaine.

Derrière les témoignages et l'inquiétude des personnes passées dans les rouages de l'hébergement d'urgence, c'est tout un système de gestion de la détresse sociale qui se profile. Un système dont se retrouvent prisonniers les travailleurs sociaux, coincés entre la nécessité humanitaire d'accueillir les gens quoi qu'il arrive, et les effets pervers qu'impliquent le recours à l'hôtel. Christine Laconde décrit bien le cercle vicieux dans lequel le Samu Social se retrouve embarqué : « Cette logique du "ça vaut mieux que rien" qui justifie qu'on se tourne vers l'hôtellerie sociale est à la racine d’une erreur historique en matière de logement d’urgence. Sans accompagnement social poussé, les familles n’arrivent pas à sortir des hôtels pour retrouver un logement. Résultat, les besoins gonflent sans arrêt, et on refait appel aux hôteliers. C’est très difficile d'en sortir, c'est comme une drogue dure. » Sous perfusion hôtelière, l'hébergement d'urgence français n'est pas près de décrocher.

*À la demande de la personne, son prénom a été changé pour préserver son anonymat

Barthélémy Gaillard est sur Twitter.