Vivons les derniers spasmes d'un monde d'excès avec Oneohtrix Point Never
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Vivons les derniers spasmes d'un monde d'excès avec Oneohtrix Point Never

Si notre civilisation court à sa perte, le compositeur de Brooklyn tente d'en venir à bout sur son dernier album, qu'il présentera ce soir au 104 dans le cadre du Red Bull Music Festival Paris.
Marc-Aurèle Baly
traduit par Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Nous vivons « les derniers spasmes d'un monde d'excès ». C'est depuis le rooftop d'un appartement de Manhattan surplombant un horizon de gratte-ciels - soit l'une des plus grandes manifestations de l'hubris capitaliste moderne - que Daniel Lopatin nous sort cette phrase. L'homme est coutumier de ce genre de grandes déclarations - celle-ci arrive juste après qu'il ait de manière désinvolte qualifié Kanye West de sentinelle du chaos. Tout ceci alors qu'il tente de nous expliquer les quatre ères de la mythologie construite autour de Age Of, son nouvel album sous le nom de Oneohtrix Point Never : Ecco, Harvest, Excess, et Bondage.

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Lopatin porte un T-shirt Hellraiser et une casquette de baseball flanquée d'un signe géométrique qui a l'air de sortir d'un anime cyberpunk. Il parle vite mais sans affectation, comme s'il me disait quelque chose de primordial mais semblait n'en avoir pas grand-chose à faire, ou que les vérités que lui seul détenait étaient évidentes. C'est ainsi qu'il expose son disque ; en premier lieu, Ecco est une phase d'ignorance. « Nous sommes des organismes unicellulaires », explique-t-il. Lors de la récolte (Harvest), nous devenons les seigneurs de la terre, nous célébrons notre façon d'exister avec la nature », en harmonie avec un monde agricole. Finalement, l'équilibre ne tient pas, nous commençons à prendre plus que ce que nous donnons. C'est alors qu'arrive la phase d'excès (Excess), l'ère d'une ambition industrielle démésurée. La servitude (Bondage), qui arrive juste après, est une ère d'engorgement, où « on amasse de plus en plus de trucs et où il ne reste plus d'espace ». Puis nous échouons, et nous recommençons avec Ecco. Pour le dire simplement, lorsqu'il dit que nous sommes sur le point d'opérer cette transition, c'est qu'on est - sur une échelle cosmique - mal barrés.

Vu qu'aucune journée n'est trop belle pour l'apocalypse, nous voilà, en ce premier jour de l'année vraiment estival (l'entretien a été réalisé en juin dernier, NDLR), dissertant sur la fin du monde - laquelle, pour citer un autre Cassandre musical, est toujours proche. « Je suis né en 82, et j'ai toujours vécu ces guerres étranges à travers les médias de masse. Elles n'avaient alors aucun sens à mes yeux », explique Lopatin. « Je me souviens observer la guerre du Golfe à travers les filtres verts de la vision nocturne. C'était l'instant sons et lumières des infos. Rien ne nous sépare de la réalité maintenant. Nous sommes incapables de mesurer les conséquences de quoi que ce soit. »

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Il plisse les yeux en cet après-midi ensoleillée, comme pour laisser s'installer l'impact de cette déclaration. On ne sera pas surpris, compte tenu de sa disposition à la dramaturgie, de voir que Lopatin sait comment instiller le malaise. Et comme je suis facilement mal à l'aise, je ne peux qu'approuver ce qu'il dit. En l'écoutant, j'ai souvent l'impression de m'approcher du bord du précipice, même si je n'ai qu'une vague idée de ce qu'il avance. Et vu que j'ai peur de tomber, je le laisse continuer.

« Il n'y a pas de vérité pure ; tout ça n'est que de la science-fiction » - Daniel Lopatin

« En ce moment je suis juste tellement… méfiant de tout », nous dit Lopatin, dans une sorte de murmure mi-amusé, mi-résigné. Il dérive sur l'état inquiétant de la géopolitique actuelle, mais il exprime également ses sentiments à propos de choses moins évidentes. Il est consterné par ce sentiment d'être contrôlé par des forces plus grandes que lui, et désigne cet « éther », ce « doux filament d'anxiété » qui infuse l'époque Trump. « J'ai du mal à me ranger derrière quoi que ce soit », nous dit-il. « Tout ressemble à une secte. »

Lopatin est sensible à cette idée persistante qui voudrait que « les fausses mythologies » ont le pouvoir de créer des glissements accablants dans notre culture - par exemple, les fantasmes trumpiens qui semblent satisfaire les besoins d'un pourcentage non négligeable de la population. « Les trolls de l'alt right ont créé ces mythes déments, lesquels ont semble-il titillé les personnes qui n'avaient pas de lien avec leur communauté », présume-t-il. « Des personnes issues de milieux défavorisés avaient besoin d'une sorte de libération, une manière d'exister dans le monde, et ils se sont fabriqué cette sorte d'univers fantasmé qui promeut des idées dangereuses, lesquelles se propagent de plus en plus vite. »

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Photo by Drew Gurian / Red Bull Content Pool

Donc, naturellement, Lopatin a décidé de raconter l'histoire sous son propre prisme, celle de l'effondrement d'une société - un conte à la Babel qui ente d'appréhender le monde et qui échoue, pour ensuite recommencer de zéro. Les idées qu'il déploie sont à la fois fantaisistes, à moitié sérieuses, sûres d'elles, mais pas vraiment non plus, constamment sapées par la manière désinvolte dont Lopatin les présente. C'est comme s'il jonglait entre une fiction incrédule et une analyse socio-politique de salon qui croirait en sa propre légitimité. J'ai souvent du mal à démêler le vrai du faux, mais, à en croire Lopatin lui-même, ça n'a pas vraiment d'importance. « Il n'y a pas de vérité établie ; tout ça n'est que de la science-fiction ».

En dépit de son discours pessimiste, Lopatin n'est pas intéressé par « la ruine et la désolation ». Dans un sens, pourquoi le serait-il ? Même s'il est obligé de fournir son lot d'interviews, aujourd'hui il se sent plutôt dans un bon jour. Il a enfin eu l'occasion de s'asseoir devant un déjeuner bien mérité - un bol de saumon grainé avec un zeste de dédain pour les clichés journalistiques. « C'est le moment où tu écris que je suis passé au quinoa », dit-il d'un air détaché. Notre conversation se déroule alors que la carrière de Lopatin est au sommet - entre deux concerts archi complets, il s'apprête à jouer dans une des plus grandes salles de sa carrière.

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Oneohtrix Point Never a toujours été respecté par un certain cercle de critiques ainsi que de fondus de musique expérimentale - une chronique de 2011 chez Pitchfork synthétisait les premiers éloges en le qualifiant d'auteur et créateur d'un « univers restreint avec sa logique fissurée propre » - aujourd'hui, sa influence dépasse largement les frontières de la presse spécialisée. Fort d'un succès bien plus vaste ces dernières années - des tournées avec Nine Inch Nails ou Soundgarden, un album acclamé par la critique et qualifié de « cybergrunge » accompagné d'un alien et d'une chasse au trésor, la bande-originale de Good Time, le thriller poisseux des frères Safdie - on lui donnait alors enfin les moyens de son ambition. Il décida donc de se concentrer sur la fin du monde.

© Atiba Jefferson

Voilà ce qui donna naissance à Age Of, un monstre d'hubris qui mélange les pièces obsédantes, lourdes et synthétiques qui sont devenues sa marque de fabrique, avec une nouvelle inclination pop - même si l'appellation est chez lui relative. C'est sans aucun doute son disque le plus ambitieux jusqu'ici, nourri par plus de courants de conscience disparates que par le passé. En parlant de l'album lors de sa sortie, il citait des chercheurs en cybernétique des années 90, d'obscurs instruments médiévaux, des plasticiens postmodernes, aux côtés d'autres références encore plus absconses. Lors de notre entretien, il en rajoute encore d'autres, parle de Pet Sounds aussi bien de que du concept d'éternel retour de Nietzsche, de « l'avant-extase » japonaise des Boredoms, ou encore de Rick & Morty. En l'écoutant, j'ai l'impression d'avoir affaire à un kit Toys'R'Us de type « Ma toute première expérience psychédélique », mais Lopatin a toujours eu le chic de s'appuyer sur un matériau un peu cucul pour tenter de le transcender. On parle quand même d'un type qui a un jour samplé des micro segments de pubs des années 80 pour en faire de longues pièces ambient lugubres.

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Le storytelling apocalyptique qui baigne dans son cerveau ne transparait pas forcément de manière évidente sur le disque. Le hola fut mis par James Blake, qui aida à la confection de certaines mises en scène de ses dernières représentations, et qui apparemment conseilla à Lopatin de « la fermer avec toutes ses conneries ». Néanmoins, on en retrouve encore certains vestiges. Certaines pièces renvoient à une folk ancestrale, un soin et une application de singer-songwriter des années 70, des ambiances rêveuses à la Tangerine Dream, un jeu avec des rythmiques prog', ou encore l'instrumentation impossible des années 90 qu'on a trop souvent et facilement reléguée sous le nom d'IDM, des rythmiques glissantes et r'n'b, ainsi que certains genres futuristes qu'il reste à déterminer.

Ça ressemble à peu de choses que j'ai déjà entendues, et ce qui est beau c'est que Lopatin en semble conscient. Il décrit joyeusement le groupe qu'il a lui-même constitué autour du disque : « Nous ne sonnons comme personne… nous sommes une parfaite anomalie. »

Lopatin a bâti ce disque autour de l'idée que les grands albums renferment leur propre mythologie. L'été dernier, pendant la promotion de la B.O de Good Time, pendant laquelle il a, de son propre aveu, « butté contre un mur créatif », il décidait de faire comme tous les grands compositeurs avant lui : « enregistrer un album dans les bois », comme il le dit à Rolling Stone. Ce qui le mena dans une banlieue profonde du Massachusetts, pas loin de là où il grandit, lui le fils de deux informaticiens russes, où il fit ses premières armes avec des loops, en tant que gosse admiratif de la scène free qui peuplait sa ville universitaire.

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De retour au Massachusetts, il y loua une petite maison en forme d'œuf - une maison avec peu d'angles droits, dans un effort de se secouer et de retrouver le goût de l'intuition en musique - un état d'esprit à la Pet Sounds en somme. « Un moment, je me suis rendu compte que c'était le stade ultime de la composition«, nous dit-il. « Être Brian Wilson. Être à la fois un génie et complètement paumé - ne pas vraiment savoir ce que tu fais mais viser quand même les étoiles. »

Du coup il a pas mal réfléchi. Il s'est enfermé dans sa maison ronde, sous un lustre, lequel « pouvait s'effondrer à tout moment et me tuer », discuter avec ses amis pendant que des boucles tournaient en arrière-plan, en recadrant les thèmes et les termes qu'ils abordaient dans la conversation. Il se délectait de l'étrangeté de son environnement, et de la nature écrasante du monde en général. Il en sortit avec ce disque étrange, biscornu, tout aussi écrasant.

On le sait, la musique fonctionne comme le fruit de nos propres expériences, mais au cours de l'année précédente, Lopatin est devenu obsédé par cette idée. Elle ne s'est concrètement manifestée que quelques semaines à peine avant la sortie de l'album, en pleine répétition avec son groupe monté spécialement pour les concerts. Les autres musiciens - la pianiste virtuose Kelly Moran, le batteur Eli Keslzler - qui joue sur un kit que Lopatin décrit comme « bactérien » - ainsi que l'expert en électronique Aaron David Ross : tous sont des compositeurs avant-gardistes à leur manière. Tandis qu'ils peaufinaient leur musique d'outre-espace - dans un cadre que Lopatin a plus tard qualifié de « start up version Génération X qui jouerait au ping pong sous psilocybine » - ils s'amusaient également à lancer des débats philosophiques sans fin. Ils cherchaient à décortiquer les principes qui unifiaient la musique de chacun, mais également les thèmes qui les séparaient. Finalement, ils en sont venus à la conclusion, à moitié sérieuse, que leur musique, leur « école », avait besoin d'un nom : ils se sont donc arrêtés sur un concept qu'ils ont appelé le « compressionisme ». En partie un clin d'œil à la manière dont leurs ingé sons passaient leur temps à tripoter leurs compresseurs, le nom fut choisi également pour illustrer la manière dont chacune de leur répétition « condensait l'immensité de l'existence à l'âge de l'Extrême Connectivité » pour la traduire en musique.

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« Le compressionisme est un besoin historique d'organiser et de faire acte d'un flot illogique de paroles médiatiques externes qui existent dans une réalité complètement cybernétique », nous dit Lopatin. « Nous sommes en plein dedans. »

Le premier pas pour comprendre la théorie compressioniste, c'est encore, selon Lopatin, « d'accepter les obstacles » - s'ouvrir et se laisser porter par le flux massif d'information, des vidéos sur Internet qui surgissent de nulle part à l'hégémonie de Disney, en passant par les tweets consternants de Kanye West (lui-même est un compressioniste, en plus d'être la sentinelle du chaos, on vous rappelle) jusqu'à l'absurdité générale des chaines d'infos en continu. Lopatin m'indique « qu'on ne peut pas faire l'autruche et se cacher indéfiniment », même si c'est ce qui l'a poussé à faire Age of. Tout ces choses vont forcément finir par se greffer au travail, donc autant les accepter et les accueillir. Selon Lopatin, c'est la première étape pour pouvoir retrouver ses moyens. « Ce qui m'intéresse, c'est d'extrapoler à partir de choses dont la signification ne m'intéresse pas forcément à la base », dit-il. « C'est une manière de retravailler un scénario qu'on t'a mis entre les pattes ». Si le monde est si pesant, bien sûr que l'art le sera aussi.

Todd Owyoung / Red Bull Content Pool

Les shows que Lopatin et son supergroupe présentent se nomment MYRIAD - un nom qui est à la fois un acronyme pour « My Records = Internet Addiction Disorder », et qui fonctionne comme une déclaration d'intention un peu téméraire sur l'aspect multifacette du travail qu'il a réalisé jusqu'ici. Cela répond aux questionnements implicites qu'il a établis lorsqu'on lit la description ambitieuse qui décrit MYRIAD comme « un espace scénique », une « allégorie de l'inquiétude actuelle d'une civilisation en décalage avec son environnement ». Qu'est-ce que ça veut dire, au juste ?

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Le show commence avec un sifflement ambient, tandis que les « témoins » prennent place dans l'espace caverneux de l'Armory de Manhattan. Les sons de batterie évoquent les conteneurs qui transportent des produits toxiques dangereux. Des sculptures surréalistes, conçues par le collaborateur de longue date Nate Boyce, pivotent au-dessus des têtes, se mouvant différemment selon la lumière : sous un certain angle elles ressemblent à une gargouille tenant une harpe ; sous un autre elles ont l'air de quelque chose de plus inquiétant, presque d'un insecte.

« Je ne me suis jamais vraiment considéré comme musicien », dit Lopatin. « Je voulais être le Tim Burton de la musique. »

Tout ça se passe avant que la musique ne commence vraiment - et quand c'est le cas, c'est évidemment éblouissant. Les morceaux de Age Of sont retravaillés jusqu'à leur structure d'origine, puis fracassées à travers quatre paires de mains. Des sons de piano électrique trempent dans des ballades elles-mêmes baignées d'auto-tune, ponctuées par des grognements death et le tourbillon délirant des boucles de violons, sous l'égide des collaborateurs apparus sur Age Of que sont Prurient ou Kelsey Lu. Chaque invité fait forte impression au milieu d'un vacarme divin, mais pas autant que le groupe de danseurs en chapeaux de cow-boy qui semblent flâner à travers la pièce, l'œil hagard, alors que le groupe joue le single « Black Snow », une ballade lente, indolente, qui tourbillonne au milieu de l'énergie apocalyptique dont nous parle Lopatin le lendemain. On dirait une élégie de fin du monde.

© Drew Gurian / Red Bull Content Pool

Je pourrais continuer pendant des heures, mais je vous invite plutôt à regarder ce que Lopatin appelle le « quasilibretto » de l'évènement, un gros document tendu aux invités rempli de personnages, une version abstraite du récit, ainsi qu'une liste des personnes qui ont aidé à l'élaboration du show - dont le nombre s'étend jusqu'à 50. C'est saisissant de voir Lopatin opérer à ce niveau d'une manière générale - bouclant trois soirs à Manhattan de suite, employant l'équivalent de trois équipes de NBA pour créer quelque chose entre le théâtre expérimental et un concert de prog. C'est impressionnant, même si vous deviez vous y rendre sans être au courant de ce qu'il s'y passe, ce qui était l'intention de départ de Lopatin. Dans un monde idéal, il voudrait que son grand geste soit compris par tous - il voudrait qu'il soit aussi pur et accessible que le mime, ou un grand film. « Ça m'intéresse, cette échelle de valeurs », indique-t-il. « Je ne me suis jamais vraiment considéré comme musicien. Je voulais être le Tim Burton de la musique. Je trouve ça stupide et embarrassant que tu puisses expliquer quelque chose à quelqu'un, et pas à quelqu'un d'autre. Et je ne me sentirai pas satisfait tant que je n'aurai pas réussi à résoudre ce problème. »

Cela ne fait que quelques années que l'on n'observe plus Lopatin penché sur ses machines dans un espace exigu et DIY, occupé à essayer de faire sortir des sons de synthés torrentiels à partir d'un matériel de fortune. Il vous invitait alors dans un monde fantastique à partir de sa seule musique, en évoquant des cauchemars post-capitalistes, des « zones dépeuplées. », du nom d'un de ses morceaux d'alors.

Au moins, désormais, Lopatin possède-t-il l'habileté de rendre ses plages vivantes et de se tenir au milieu, comme un architecte bienveillant qui sourirait à sa propre création. « J'ai l'impression d'être sous stimulants », dit-il en voyant le show prendre place. Grâce à une voix et un visage qui président désormais l'action, son monde semble aujourd'hui moins mystérieux, les sonorités qui en émanent plus lisibles, plus humaines, ce qui est agréable. Si notre monde court effectivement à sa perte, c'est toujours bon d'avoir une porte de sortie - même si celle-ci est le fruit d'un programme informatique qui s'ennuie.

Cet article a d'abord été publié sur Noisey US.

L'album Age Of de Oneohtrix Point Never est sorti en juin dernier sur Warp. Il sera présenté au 104 à Paris ce soir, pour une représentation unique en France, dans le cadre du Red Bull Music Festival Paris.

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